L’Esprit des lois
Le livre VII de L’Esprit des lois (imprimé et manuscrit) Une édition en cours
Pour suivre l’actualité de l’édition des Œuvres complètes de Montesquieu :
http://montesquieu.ens-lyon.fr/spip.php?article902
Présentation expérimentale du livre VII de L’Esprit des lois
(édition préparée dans le cadre des Œuvres complètes de Montesquieu,
par la Société Montesquieu et l’UMR CNRS 5037)
Introduction (le texte du livre VII est téléchargeable en pdf)
Rappel historique … et mode d’emploi
L’Esprit des lois a été imprimé pour la première fois à Genève, de l’automne 1747 à l’automne 1748. Ce délai important est dû à Montesquieu lui-même, qui ne corrige jamais lui-même les épreuves, et qui a envoyé au cours de l’impression corrections et additions en grand nombre, mais surtout aux difficultés de l’imprimeur, Jacques Barrillot père, qui meurt de maladie en 1748. L’opération était de surcroît mal dirigée par Jacob Vernet, un pasteur genevois qui devait servir d’intermédiaire et qui s’est arrogé indûment la fonction d’ « éditeur » (scientifique), corrigeant parfois d’autorité Montesquieu et refusant les tâches subalternes que l’auteur attendait de lui (correction scrupuleuse des épreuves, établissement d’une table des matières analytique, etc.). Toutes les conditions étaient donc réunies pour que le résultat soit un fiasco.
Et de fait, l’ouvrage qui sort des presses en novembre 1748, par ailleurs fort bien présenté en deux beaux volumes in-quarto, est entaché d’énormes erreurs [1], qui rendent certaines phrases incompréhensibles et trahissent le sens.
Parmi les variantes, ce sont celles qui sont introduites par le sigle 48G. Comme elles ont été immédiatement corrigées, seul ce sigle apparaît : c’est seulement dans cette édition qu’on les trouve, et elles ne présentent aucun intérêt, sinon historique.
Il arrive assez fréquemment que le texte de l’édition originale (et des suivantes) diffère de celui du manuscrit (la variante est alors introduite seulement par le sigle « Ms »). Cela ne signifie pas que l’édition trahit l’intention de l’auteur : le manuscrit dont on dispose (conservé à la Bibliothèque nationale de France [2]) est un manuscrit de travail, que Montesquieu a abandonné en janvier 1747, quand il a fait copier le manuscrit destiné à l’imprimeur (envoyé à Genève en juin 1747).
L’Esprit des lois, malgré toutes ces difficultés matérielles, connaît un véritable triomphe, et d’abord à Paris. Mais ce n’est guère l’édition « Barrillot & Fils » qu’on y lit : c’est une édition imprimée à Paris vers la mi-janvier 1749, copiée sur l’édition originale (on est allé beaucoup plus vite qu’à Genève…). La hâte a pour conséquence qu’on copie sans réflexion toutes les bévues de cette édition, et jusqu’aux coquilles les plus grossières, mais en ajoutant beaucoup d’autres erreurs dues à la précipitation, la première étant sur la page de titre : pour ne pas fâcher les autorités (le chancelier d’Aguesseau est fermement opposé à ce que l’ouvrage soit diffusé et imprimé à Paris), on feint que l’édition soit imprimée hors de France (bien que personne ne soit dupe), et pour cela on reproduit le nom et l’adresse du premier imprimeur, mais sous la forme « Barillot, & Fils ».
Voir l’exemplaire numérisé de la Universidad Complutense de Madrid
http://hdl.handle.net/2027/ucm.5319429424:
On pourrait multiplier les exemples de ces erreurs : « esclavavage », « mornachie »… et d’autres moins visibles qui peuvent insensiblement modifier le sens (ou anéantir l’élégance) d’une phrase. Mais c’est cette édition, dont il reste dans les bibliothèques du monde entier des dizaines, peut-être des centaines d’exemplaires, qui a été la plus lue à l’époque. Nous ne l’avons cependant pas retenue pour l’apparat critique : elle est sans aucune autorité ; elle est de notre point de vue « redondante » par rapport à l’édition originale.
Montesquieu, très mécontent de celle-ci, voit avec satisfaction se multiplier les éditions à travers toute l’Europe : il se met en rapport avec les imprimeurs à Londres, à Édimbourg (d’autant plus intéressés qu’il s’agit d’une très bonne affaire commerciale), et bien sûr à Paris, pour que les nouvelles impressions soient meilleures : tout au long du printemps et de l’été 1749, il leur envoie des listes de corrections, qui s’allongent au fur et à mesure qu’il découvre de nouvelles erreurs, et notamment les interventions de Jacob Vernet : ainsi s’expliquent des corrections qui semblent purement stylistiques et de faible importance, mais auxquelles il tenait beaucoup [3].
Les deux associés libraires-imprimeurs parisiens Huart et Moreau bénéficient en priorité de cette activité. Ce sont donc leurs éditions, l’une en 1749 (in-quarto, un ou deux volumes), l’autre en 1750 (trois volumes), que nous avons retenues. Le texte de base étant celui de l’édition de 1750, seul apparaît le sigle « 49PHM » (PHM = Paris, Huart et Moreau), quand les deux textes diffèrent.
Cependant, ces éditions, comme d’autres qui paraissent simultanément à Paris ou ailleurs, ne sont pas sans défaut : non seulement Montesquieu n’a pas tout corrigé, mais les imprimeurs introduisent à leur tour de nouvelles fautes, qui seront elles-mêmes répétées par les éditions ultérieures qui les copient… Certaines n’ont jamais été repérées à ce jour, car en 1757-1758, quand paraît une nouvelle édition de L’Esprit des lois [4] , l’imprimeur (Moreau) a sous les yeux l’édition de 1750, et en reproduit parfois les fautes, tout en ajoutant les siennes… L’édition est une longue lutte contre la négligence des ouvriers compositeurs et des relecteurs (à une époque où la composition typographique est d’une très grande difficulté), mais aussi contre la tendance naturelle du cerveau humain à corriger automatiquement les fautes, donc à ne pas les voir.
Comment donc distinguer, parmi les modifications qui apparaissent au fil des éditions, les corrections voulues par Montesquieu et les erreurs de l’imprimeur ? Certaines de ces erreurs sont corrigées en 1757-1758, dans des éditions moins hâtives et plus soignées que celles des années 1749-1750, et qui d’ailleurs ont servi de base à toutes les éditions ultérieures : les variantes qui comportent le sigle « 1757-1758PHM » bénéficient d’un a priori favorable, mais elles doivent être passées au crible [5]. Et parfois le paragraphe entier a été refait : il ne peut donc véritablement y avoir de comparaison. Et en aucun cas il ne s’agit d’une preuve absolue.
On a néanmoins une pierre de touche relativement simple : lorsqu’une leçon de 1750 est différente de ce que l’on trouve dans toutes les autres éditions [6], et notamment dans le manuscrit de travail « Ms », il y a de fortes chances pour qu’on ait affaire à une erreur.
Cette appréciation est confirmée quand à ces sigles s’ajoutent ceux de deux éditions supplémentaires : Genève, Barrillot, 1753 (53G) et Edimbourg, Balfour, 1749-1750 (50E), pour lesquelles Montesquieu a envoyé des corrections ; si leur texte n’est pas conforme à celui du texte de base ou de son prédécesseur immédiat (49PH) imprimés tous deux à Paris, il y a toute chance que ce ne soient pas des « corrections » de Montesquieu, mais de simples erreurs de l’atelier parisien.
Pourquoi alors ne pas être allé au plus simple, et ne pas s’en tenir aux éditions qui comportent les corrections de Montesquieu, et bénéficient de l’a priori favorable, donc les éditions de 1757-1758 ? Alors qu’elles étaient attendues avec la plus grande impatience, elles ont été réalisées plus de deux ans après la mort de l’auteur et sans que celui-ci ait eu le temps de mettre la dernière main à son travail ; elles reflètent donc certainement en grande partie les intentions de Montesquieu, mais sans qu’on puisse être sûr que telle ou telle correction n’est pas plutôt de son fils ou de son secrétaire, voire de l’imprimeur, tous soucieux en 1758 de procurer une édition prestigieuse et conforme aux attentes. La méfiance est donc de mise ; et l’édition de 1750, tout imparfaite qu’elle soit, a l’énorme avantage de pouvoir être comparée avec d’autres éditions, ses contemporaines.