D’Alembert, Elogio di Montesquieu, édition, traduction et introduction de Giovanni Cristani Luigi Delia
Jean-Baptiste Le Rond d’Alembert, Elogio di Montesquieu, édition, traduction et introduction de Giovanni Cristani, Naples, Liguori, 2010, 145 pages
ISBN : 978-88-207-4732-9
Également disponible en version électronique : eISBN : 978-88-207-5020-6
Paru en 1755, quelques mois après la mort de Montesquieu, à la suite de l’Avertissement des éditeurs (p. iii-xviii), en tête du tome V de l’Encyclopédie, l’Éloge du Président de Montesquieu par D’Alembert avait été traduit en italien par Paolo Casini, [1], et par Mariafranca Spallanzani [2]. G. Cristani en présente, dans une édition maniable, introduite et annotée, une nouvelle traduction.
Après avoir célébré les moments saillants de la biographie intellectuelle de Montesquieu, le co-directeur de l’Encyclopédie ajoute dans son discours commémoratif un long développement, qu’il désigne comme « analyse générale » et « exposé raisonné » de L’Esprit des lois, censé « en développer le plan, le caractère et l’objet » (t. V, p. viii-xiii). En raison de son intérêt philosophique, ce texte a été par la suite maintes fois publié séparément sous le titre d’« Analyse de L’Esprit des lois ». Giovanni Cristani traduit en italien l’un et l’autre (p. 57-87 et 89-104) ; il reproduit les textes français (p. 105-141) et ajoute en appendice la traduction italienne de la célèbre lettre de Montesquieu à D’Alembert, du 16 novembre 1753 (p. 143-144), où il est question de la collaboration de Montesquieu à l’entreprise encyclopédique.
Dans son essai introductif, intitulé « “L’esclave de la liberté” et le “législateur des nations” : d’Alembert interprète de Montesquieu » (p. 1-53 ; notre traduction), G. Cristani synthétise avec clarté l’histoire des rapports entre les deux philosophes, les enjeux de l’éloge, les débats et polémiques autour de L’Esprit des lois, tout comme la réception philosophique de Montesquieu par D’Alembert. Pour l’encyclopédiste, Montesquieu n’est pas seulement le savant qui a ouvert la voie d’une nouvelle science empirique des lois et de la politique ; il est désormais une figure tutélaire et inspiratrice du projet sociétal des Lumières. D’Alembert exalte l’influence culturelle exercée par L’Esprit des lois sur l’Encyclopédie : « l’aveu de ce que nous lui devons nous est trop précieux pour en laisser le soin à d’autres. Bienfaiteur de l’humanité par ses écrits, il a daigné l’être aussi de cet ouvrage ; et notre reconnaissance ne veut que tracer quelques lignes au pied de sa statue » (t. V, p. iii) ; « M. de Montesquieu a été parmi nous, pour l’étude des lois, ce que Descartes a été pour la philosophie ; il éclaire souvent, et se trompe quelquefois, et en se trompant même, il instruit ceux qui savent lire » (t. V, p. xiii).
Préparant à l’enrôlement de Montesquieu dans le parti philosophique, cet hommage quelque peu intéressé offre à D’Alembert un prétexte pour brosser un portait inédit et polémique de Montesquieu : l’image du savant cède la place à celle du philosophe militant. Après le Discours préliminaire, et l’Avertissement au tome III, l’Éloge du Président constitue, de fait, un troisième texte programmatique, dans lequel D’Alembert déploie une lecture originale, encore qu’orientée et partielle, de L’Esprit des lois. Cet ouvrage permet de concevoir le droit non plus comme une instance conservatrice au service de la monarchie féodale, mais comme une force de transformation de la société : c’est précisément en cela que L’Esprit des lois entre pleinement dans le combat des Lumières contre l’absolutisme de droit divin. Sous le désordre apparent d’une description neutre, analytique, objective, « sociologique » pourrait-on dire, de la diversité des systèmes juridiques et politiques, d’Alembert décèle un programme normatif sous-jacent de principes de justice que Montesquieu aurait forgé pour éclairer la monarchie et ses élites, déterminer l’action du législateur et favoriser ainsi le processus de transformation des rapports politiques établis.
À la suite de l’article de Laetitia Perret, « Éloges de Montesquieu par Jean-Baptiste de Secondat et D’Alembert », [3], le petit volume de G. Cristani a le mérite de présenter une bonne traduction, assortie de notes précises et précédée de précieux enrichissements contextuels. Des prolongements auraient pu néanmoins être possibles, sur le plan critique comme sur celui de la fortune du texte.
L’éloge et l’analyse de D’Alembert auraient gagné, d’une part, à être mis davantage en relation avec l’usage concret que les encyclopédistes font des différentes matières traitées dans L’Esprit des lois : celles-ci ne se réduisent pas aux articles « Démocratie » et « Despotisme » de Jaucourt, que G. Cristani cite (p. 8), et qui ont fait l’objet d’un article [4]. Non seulement il arrive à D’Alembert de citer et de commenter, dans l’Encyclopédie, des passages du chef-d’œuvre de Montesquieu (à propos de la manière de punir les déserteurs, de la coutume des duels judiciaires…), mais d’autres auteurs, le chevalier de Jaucourt le premier, font un usage systématique, et souvent polémique, de L’Esprit des lois dans plusieurs grands articles, consacrés à des thèmes brûlants comme le droit naturel, le système des peines, l’abolition des privilèges, l’esclavage, la liberté de presse, le droit de conquête, le duel judiciaire, la fiscalité, le mariage… Sur ces questions, qui ont affaire à la migration et à la réorganisation de la conceptualité de Montesquieu dans ce nouveau contexte, on peut se reporter, entre autres, aux études de Georges Benrekassa, « L’Esprit des lois dans l’Encyclopédie : de la liberté civile à la contribution citoyenne, des droits subjectifs au pacte social » [5] ; Céline Spector, « Y a-t-il une politique des renvois dans l’Encyclopédie ? Montesquieu lu par Jaucourt », [6] ; et Luigi Delia, « Crime et châtiment dans l’Encyclopédie. Les enjeux de l’interprétation de Montesquieu par Jaucourt » [7].
D’autre part, il aurait été intéressant de retracer, ne serait-ce que brièvement, l’histoire éditoriale de l’Éloge de D’Alembert, ce texte étant constamment placé en tête des éditions d’Œuvres, à partir de 1757 jusqu’au XXe siècle. Cet aspect a été récemment approfondi par Catherine Volpilhac-Auger [8].
Pour finir, une erreur à signaler, à propos des dates de publication de l’Encyclopédie. Souvent mentionnée par les chercheurs, l’indication de 1780 ne saurait concerner « l’édition originale » (p. 57), qui commence en 1751 et s’achève en 1772 (vingt-huit tomes, dont dix-sept de texte et onze de planches). Les sept tomes publiés par Charles-Joseph Panckoucke entre 1776 et 1780, sous la direction de Jean-Baptiste Robinet et Pierre Mouchon (quatre volumes de texte, un de planches et deux de tables analytiques), doivent être distingués du projet éditorial de Diderot et D’Alembert, même s’ils en constituent une suite.
Voir en ligne : Liguori Editore