Jean Ehrard, Lumières et esclavage. L’esclavage et l’opinion publique en France au XVIIIe siècle Alessandro Tuccillo

, par Ehrard, Jean

Jean Ehrard, Lumières et esclavage. L’esclavage et l’opinion publique en France au XVIIIe siècle, Bruxelles, André Versaille éditeur, 2008, ISBN 978-2-87495-006-3

Quel a été l’apport des Lumières au débat sur l’esclavage colonial ? Existe-t-il un fil conducteur entre les positions antiesclavagistes de Montesquieu, Jaucourt, Diderot, Raynal, Condorcet... et le choix de la Convention nationale qui, le 16 pluviôse an II (4 février 1794), abolit l’esclavage dans tous les territoires de la République française ?

Ce sont ces questions très controversées que nous trouvons au cœur du livre Lumières et esclavage de Jean Ehrard. Ce n’est pas la première fois qu’il s’y intéresse : le sujet avait déjà été abordé dans sa fondamentale recherche sur l’Idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle (1963) à propos de l’antiesclavagisme de Montesquieu. Plus récemment, J. Ehrard y est revenu dans un article sur la réception du livre XV de L’Esprit des lois dans l’Encyclopédie [1] puis dans sa contribution aux actes du colloque de Paris de 1994, célébrant le bicentenaire de l’abolition de l’esclavage (« L’esclavage devant la conscience morale des Lumières françaises »). En particulier, dans cette dernière contribution il avait distingué trois phases dans l’évolution du rapport entre « esclavage » et « conscience morale des Lumières françaises » : la phase de l’« indifférence », caractérisant la première moitié du XVIIIe siècle ; celle de la « gêne », identifiée avec le livre XV de l’Esprit des lois ; et celle de la « révolte », à partir des années 1770, lorsque le débat passe du plan philosophique et moral à une dimension politique qui débouche sur le mouvement abolitionniste des années 1780.

On retrouve ce schéma interprétatif dans Lumières et esclavage, une monographie divisée en huit chapitres qui se propose de retracer l’« histoire d’une prise de conscience » (p. 19). En effet, la thèse de Jean Ehrard est que la prise de conscience progressive de l’inadmissibilité morale, politique et économique du système colonial esclavagiste a contribué à la formation de l’opinion publique en France au XVIIIe siècle. Il faut bien retenir le mot formation car, à cet égard, la position de l’auteur est nette : l’affirmation de l’opinion publique ne fut possible que dans les espaces politiques ouverts par la Révolution ; avant 1789, sans la liberté de la presse et sans un marché éditorial libre, « il n’y a pas d’espace public contradictoirement unifié, mais des lieux d’opinion, groupes, cercles, salons, parmi lesquels informations et idées circulent sans doute, mais sans structurer un espace mental commun » (p. 18). Cette conviction de J. Ehrard semble contredire le sous-titre du livre : L’esclavage et l’opinion publique en France au XVIIIe siècle. Mais il s’agit là d’une erreur de l’éditeur, car le véritable (et cohérent) sous-titre de l’auteur figure à la page 4, dans la liste des publications de la collection « L’Autre et l’Ailleurs » des éditions André Versaille : L’esclavage et la formation de l’opinion publique en France au XVIIIe siècle (nous soulignons).

Dans le premier chapitre (« Les Lumières en procès »), J. Ehrard entame son discours en prenant position sur le « procès aux Lumières », c’est-à-dire sur les attaques que les philosophes du XVIIIe siècle ont subies tantôt de la part du monde catholique, tantôt de la part des milieux anticolonialistes. D’ailleurs, dès son introduction, J. Ehrard déclare vouloir écrire « un plaidoyer en défense, un essai de réponse au réquisitoire anti-Lumières » (p. 17). Cette défense du patrimoine des idées des Lumières, à raison, ne se confronte pas avec les critiques réactionnaires qui voudraient revitaliser les positions antirévolutionnaires du XIXe siècle. Le dialogue serait impossible. Elle s’adresse plutôt aux critiques d’origine marxiste ou sensibles aux discours des écoles de Francfort et de Foucault qui voient dans l’universalisme des Lumières la racine culturelle de l’impérialisme et de sa rhétorique de la civilisation. Cette accusation était déjà présente dans les études fondamentales de Michèle Duchet (Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, 1971 ; rééd. Albin Michel, 1995) et de Carminella Biondi (Ces esclaves sont des hommes. Lotta abolizionista e letteratura negrofila nella Francia del Settecento, 1979). Dans les livres de Pierre Pluchon (Nègres et juifs au XVIIIe siècle. Le racisme au siècle des Lumières, 1984) et de Louis Sala-Molins (Le Code noir ou le calvaire de Canaan, 1987 et Les Misères des Lumières. Sous la raison, l’outrage, 1992), cette accusation se transforme, d’après J. Ehrard, en simple dénigrement tendancieux. C’est donc « à contre-courant d’une mode récente de dénigrement du siècle de Voltaire » (p. 17), qui nie tout lien entre la pensée antiesclavagiste des Lumières et l’abolition de l’esclavage de 1794, que Jean Ehrard réaffirme l’importance de l’« héritage des Lumières » : bien que la conjoncture révolutionnaire ait été essentielle pour le décret de pluviôse, la « conviction idéologique » des députés de la Convention nationale « n’a pu tomber du ciel, sinon du ciel de la raison des Lumières » (p. 15). L’élaboration de la culture critique antiesclavagiste au XVIIIe siècle ne pouvait être sans hésitations puisque cette critique devait briser une longue tradition de légitimation théorique de l’esclavage qui, auparavant, n’avait jamais été mise en question en ces termes. Selon J. Ehrard, ceux qui soulignent avec stupéfaction les ambiguïtés des philosophes face à l’esclavage raisonnent « comme si les Lumières étaient un état, non un mouvement ; comme si leurs promoteurs n’avaient pas eu à soulever et réinventer le monde pour inventer les droits de l’homme » (p. 16). Un contexte hostile explique aussi les propositions gradualistes des abolitionnistes qui ne peuvent être interprétées comme des tentatives de reforme de l’institution vouées, de fait, à la consolidation de l’ordre esclavagiste (c’était la thèse, entre autres, de M. Duchet). Ce gradualisme participe du discours civilisateur, universaliste et cosmopolite du XVIIIe siècle auquel Ehrard ne fait pas mystère de vouloir reconnaitre sa « noblesse » (p. 16). La nier signifierait déformer l’analyse sur la base des crimes de la colonisation du XIXe siècle.

Le deuxième chapitre est consacré à l’analyse du Code noir (1685), avec lequel Louis XIV et Colbert réglementèrent l’esclavage, illégal sur le sol français, dans les territoires coloniaux. Sur ce sujet, J. Ehrard polémique explicitement avec Sala-Molins. La « monstruosité juridique » (p. 43) du Code noir est à chercher dans l’assimilation de l’esclave à un objet. Dans son édition commentée du Code, Sala-Molins avait souligné les dispositions pour les esclaves en matière d’alimentation, de vêtements et de peines corporelles. Mais le scandale dénoncé par Sala-Molins aurait dû davantage se confronter avec le contexte violent de toute société d’Ancien Régime et, surtout, avec les dispositions concernant des catégories comme les marins, les soldats, ou les vagabonds qui sont tout à fait comparables avec celles du Code noir. J. Ehrard n’hésite donc pas à qualifier l’interprétation de Sala-Molins d’anachronique. Abominable pour notre sensibilité contemporaine, ce code était, en 1685, une mesure typiquement colbertiste de réglementation d’un phénomène, l’esclavage, qui s’était diffusé dans les colonies en dehors du cadre législatif. D’ailleurs, les colons s’y opposèrent parce que ils étaient censés fournir aux esclaves des moyens de subsistance que normalement ils ne leurs garantissaient pas.

Dans les chapitres III et IV, J. Ehrard analyse les textes qui ont permis à la société française du XVIIIe siècle de connaître la réalité coloniale. Ces textes ne contiennent pas forcément des éléments critiques ; ils n’en fournissent pas moins les instruments pour représenter la société coloniale dans l’espace métropolitain. Ainsi J. Ehrard passe en revue les œuvres des missionnaires Jean-Baptiste Du Tertre (Histoire générale des Antilles habitées par les Français, 1667-1671) et Jean-Baptiste Labat (Nouveau voyage aux Îles de l’Amérique, 1722) ; celles des fonctionnaires coloniaux Pierre Poivre et Bernardin de Saint-Pierre (Voyage à l’île de France, 1773) ; l’Histoire générale des voyages, éditée par l’abbé Prévost (à partir de 1746) ; les vers des poètes créoles Évariste de Parny, Antoine de Bertin, Nicolas-Germain Léonard. Une attention particulière est réservée à la neuvième des Lettres persanes (1721) de Montesquieu, dans laquelle J. Ehrard atteste la première « prise de parole » d’un personnage noir africain dans l’histoire de la littérature française, ainsi que, sur le même registre, des esclaves nobles des romans d’Aphra Behn (Oroonoko, or the royal slave de 1688, traduit en français par Pierre-Antoine de La Place seulement en 1745), de Saint-Lambert (Ziméo, 1769) et de Jean Castilhon (Zingha, reine d’Angola, histoire africaine, 1770). Dans cette littérature, les gravures illustrent d’une manière encore plus incisive la brutalité de la condition servile et augmentent ultérieurement l’horreur des lecteurs : quelques-unes d’entre elles sont reproduites en appendice du volume. L’image du noir qui se dégage de ce corpus varié de sources se prête à plusieurs lectures. J. Ehrard trace une ligne de démarcation au milieu des années 1770 : avant la montée en puissance du débat antiesclavagiste, la représentation littéraire du noir dans les ouvrages qui souhaitent pourtant dénoncer la terrible condition des esclaves, finit par reproduire les clichés sur les caractères monstrueux des Africains, à partir de la couleur de la peau : le « héros noir est parfait dans la mesure où il se distingue de ses semblables » (p. 85).

Le chapitre cinquième est sans doute le plus dense de Lumières et esclavage. Les sujets abordés par l’auteur dépassent l’histoire de la pensée des Lumières sur l’esclavage. En premier lieu, J. Ehrard se penche sur la position de l’Église catholique en matière de traite et d’esclavage des noirs. Il se réfère en particulier à l’étude, désormais devenue classique, d’Alphonse Quenum : Les Églises chrétiennes et la traite atlantique du XVe au XIXe siècle (1993). La ligne interprétative qu’il choisit est claire : les savants et les théologiens catholiques français tels que Bossuet, Jean Pontas, Germain Fromageau, Bellon de Saint-Quentin, n’ont jamais mis en discussion la légitimité de l’esclavage, notamment de l’esclavage des noirs. Pour eux, l’esclavage était une institution de droit de guerre prévue par le droit romain et admise par le droit canonique, l’Ancien et le Nouveau Testament ainsi que par les Pères de l’Église. D’après J. Ehrard, il n’est donc pas possible de trouver dans les milieux catholiques français des critiques de l’esclavage colonial comparables à celles des Églises réformés anglaises et américaines. Son jugement sur Henry Grégoire est révélateur : ce célèbre abbé fut le seul personnage de premier ordre à sauver l’« honneur de l’Église romaine », étant donné que « les mises en question de l’institution esclavagiste pour motifs religieux ne viennent pas de l’Église officielle, mais de croyants marginaux, francs-tireurs hétérodoxes ou hérétiques » (p. 103-104).

Au-delà des justifications théologiques, la légitimité de l’esclavage avait, en tout cas, une longue tradition dans l’histoire de la pensée politique. J. Ehrard ne manque pas de parcourir cette tradition qui commence avec le premier livre de la Politique d’Aristote et qui perdure à l’époque moderne chez des auteurs comme Grotius, Pufendorf, Barbeyrac, Hobbes et Locke. Les philosophes du XVIIIe siècle ont ainsi eu à se confronter avec un cadre monolithique de légitimation de l’institution. Toutefois, plutôt que les disputes d’ordre juridique et moral, ces sont les justifications économiques du recours aux esclaves qui s’avèrent les plus difficiles à discréditer pour les penseurs antiesclavagistes, ces derniers étant eux-mêmes convaincus que le commerce colonial ne devait pas être entravé, comme étant l’un des moteurs du progrès matériel, économique et civil de l’Europe. Afin de dépasser cette impasse et de contester les thèses d’importants économistes favorables au maintien de l’esclavage dans les colonies (Savary Des Brulons, Jean-François Melon et Véron de Forbonnais), « il fallait que la voix des moralistes, le cri des âmes sensibles fussent accompagnés par des calculs de rentabilité, par les raisonnements prosaïques des entrepreneurs, des financiers et des politiques ; alors seulement finirait par s’imposer, avec une nouvelle philosophie du droit, une certaine idée de la dignité humaine » (p. 121).

Le fondateur de cette « nouvelle philosophie du droit » a été Montesquieu, à qui est entièrement consacré le sixième chapitre. Ehrard défend avec la plus grande rigueur méthodologique la thèse de la primauté de Montesquieu pour la définition des principes théoriques de l’antiesclavagisme. Face à la tradition de légitimation de l’esclavage, Montesquieu a eu le mérite d’élaborer sa personnelle « réfutation méthodique, la première de cette nature dans l’histoire des idées » (p. 151).

L’analyse s’adresse avant tout et essentiellement au livre XV de L’Esprit des lois, mais des références sont faites aussi aux Lettres persanes, aux Pensées (notamment no 174 [2]) et aux Mémoires sur les mines (Mes voyages ; Œuvres complètes, t. X). J. Ehrard souligne à plusieurs reprises les éléments de nouveauté présents dans le livre XV : de la réfutation des sources de l’esclavage du droit romain (chapitre 2) à l’ironie cinglante du célèbre chapitre 5, qui persifle les justifications de l’esclavage des noirs. Pourtant, il ne manque pas d’examiner les contradictions de l’antiesclavagisme du livre XV, notamment l’opposition entre l’audace théorique et la prudence pratique qui traverse les dix-neufs chapitres. L’auteur y voit une preuve supplémentaire de la tension entre « idéalisme » et « déterminisme » au cœur de L’Esprit des lois. Bien que Montesquieu condamne le principe de la réduction en esclavage, il n’hésite pas à examiner les raisons de la présence de l’institution dans des contextes politiques et géographiques particuliers. Ainsi, dans les pays despotiques, l’absence de liberté, due à l’esclavage politique, peut rendre l’esclavage civil supportable ou bien préférable, parce qu’il garantit aux esclaves des formes de protection face à la tyrannie du despote (EL, XV, 6). En même temps, dans les pays « où la chaleur énerve le corps, et affaiblit si fort le courage, que les hommes ne sont portés à un devoir pénible que par la crainte du châtiment », l’esclavage est considéré comme « raisonnable » (EL, XV, 7). Pour Montesquieu, ce caractère raisonnable ne confirme pas le principe aristotélicien de l’existence d’hommes « esclaves par nature », mais, comme le souligne J. Ehrard, donne lieu au paradoxe de la Nature qui se retourne contre elle-même : « comme tous les hommes naissent égaux, il faut dire que l’esclavage est contre la nature, quoique dans certains pays il soit fondé sur une raison naturelle » (ibid.). Afin d’expliquer cette contradiction, J. Ehrard reprend ce qu’il avait déjà soutenu dans sa thèse sur l’idée de Nature : elle procède de l’optimisme du tout est bien, tendance philosophique à la fois libératrice et conservatrice, car elle marginalise l’idée de Providence et de péché, mais finit par justifier tous les aspects de la réalité.

Au cours de la première moitié du XVIIIe siècle, cet optimisme ambigu, désarmé face à la réalité du mal, a son mot-clé avec l’idée de « Nature », qui exprime le fait et le droit, l’être et le devoir-être. C’est bien ce que Montesquieu fait lorsqu’il définit l’esclavage contre-nature et, après quelques lignes, fondé sur la nature des choses. Ici réside le noyau de l’interprétation de J. Ehrard : l’intérêt du livre XV de L’Esprit des lois réside dans les problèmes de l’élaboration antiesclavagiste qui rendent « sensible le drame intellectuel de l’auteur, le drame d’une pensée vivante et non pas refermée sur ses incertitudes » (p. 160), autrement dit, la « gêne » des Lumières face à l’esclavage. Une « gêne » qui pourtant aboutit dans le chapitre 8 à la condamnation de l’institution : « Je ne sais si c’est l’esprit ou le cœur qui me dicte cet article-ci. Il n’y a peut-être pas de climat sur la terre où l’on ne pût engager au travail des hommes libres. Parce que les lois étaient mal faites on a trouvé des hommes paresseux : parce que ces hommes étaient paresseux, on les a mis dans l’esclavage » (EL, XV, 8).

La réflexion de Montesquieu sur l’esclavage devient un point de référence pour tout discours critique sur l’esclavage. Ce fut le cas du Contrat social de Rousseau ainsi que de l’article « Esclavage » de Jaucourt dans le tome V de l’Encyclopédie. Ce « patrimoine critique » aboutit ensuite à l’élaboration d’une proposition abolitionniste, surtout grâce à la discussion de la rentabilité du travail servile introduite par les physiocrates et les milieux éclairés de l’administration coloniale française. Ce débat, qui atteste de la montée en puissance des projets de réforme radicale du modèle de la colonisation esclavagiste à partir des années 1770, trouve un écho important dans les pages de l’Histoire des deux Indes de Raynal. Dans ses trois éditions principales (1770, 1774, 1780), on peut suivre l’évolution et la radicalisation du débat antiesclavagiste qui, surtout dans la troisième édition de 1780, se prévaut de la force rhétorique des contributions de Diderot.

La conclusion de Lumières et esclavage porte sur les liens entre l’antiesclavagisme des Lumières et les événements révolutionnaires de la fin du siècle. Tout d’abord, J. Ehrard relève que le débat politique déclenché par la convocation des États généraux concerne assez peu la question de l’esclavage colonial. Toutefois, ils ne font pas défaut dans les cahiers de doléances où les citoyens témoignent de leur effroi face à l’idée que les productions venant des colonies « ont été arrosées du sang » humain (Cahier du Tiers État de Champagney, cité p. 209), ou dans lesquels ils expriment leur indignation pour un « commerce [...] contraire à la loi naturelle et à toutes les lois de l’humanité » (assemblée du clergé de Metz, cité p. 212). Quoiqu’elles soient marginales, ces dénonciations démontrent que le problème commence à devenir « public », c’est-à-dire à dépasser les bornes d’une bataille menée seulement par les philosophes et par les administrateurs les plus éclairés.

L’« histoire d’une prise de conscience » tracée par J. Ehrard s’arrête à la veille de la Révolution et se limite à quelques passages sur la nouvelle forme de mouvement organisé que l’abolitionnisme avait assumée aussi en France (Société des amis des Noirs fondée en 1788) et, finalement, à la décision des deux commissaires Sonthonax et Polverel envoyés à Saint-Domingue de proclamer la « liberté générale » en 1793, acte qui fut le prélude au décret du 16 pluviôse. Il s’agit des mesures très liées à la conjoncture révolutionnaire qu’il considère cependant comme un cas d’étude très important pour réfléchir sur le rapport toujours controversé entre Lumières et Révolution. Or « si l’on refuse aussi bien toute lecture téléologique que toute interprétation mécaniste de l’Histoire, on ne niera pas qu’une relation existe entre l’avant et l’après » (p. 214). Pour abolir l’esclavage en France plusieurs révolutions ont été nécessaires : après le rétablissement de 1802, l’institution a définitivement été abolie en 1848. Mais l’antiesclavagisme des philosophes au XVIIIe siècle a su prendre conscience de l’insupportable, libérer la pensée d’une tradition millénaire de légitimation : « à défaut de résoudre un problème difficile, le XVIIIe siècle a eu le mérite de le poser, enfin, et de le mûrir ; il n’a pas libéré les esclaves, mais à leur sujet il a libéré la pensée. En ce sens, et là comme ailleurs, les Lumières ont bien été libératrices » (ibid.).

Cette mise en valeur catégorique est sûrement l’élément le plus important de Lumières et esclavage. Une monographie qui n’est pas construite sur des sources inédites, mais qui a la qualité rare d’assembler finement les pièces d’une mosaïque de positions critiques parfois reléguées en arrière-plan dans les études sur les Lumières ou carrément niées sur la base d’interprétations anachroniques. Un volume, en définitive, qui offre une mise à jour synthétique, équilibrée et qui fera date dans l’abondante historiographie consacrée à l’esclavage.

Alessandro Tuccillo
Università degli Studi di Napoli « Federico II »

Voir en ligne : André Versaille éditeur

Notes

[1« L’Encyclopédie et l’esclavage : deux lectures de Montesquieu », dans Enlightenment Essays in memory of Robert Shackleton, Oxford, Voltaire Foundation, 1988, repris sous le titre « Deux lectures de l’esclavage » dans J. Ehrard, L’Esprit des mots. Montesquieu en lui-même et parmi les siens, Genève, Droz, p. 247-250.

[2Pensées. Spicilège, Louis Desgraves éd., Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1991.