octobre 2011

Paul A. Rahe, Montesquieu and the Logic of Liberty Jean Terrel

, par Rahe, Paul A.

Paul A. Rahe, Montesquieu and the Logic of Liberty, Yale University Press, 2009, 400 pages
ISBN : 9780300141252

Dans la préface de L’Esprit des lois, Montesquieu invoque « le dessein de l’auteur », que l’on ne saurait « bien découvrir que dans le dessein de l’ouvrage », et les principes ou la vérité qu’il a cherchés pendant vingt ans et enfin découverts : à chaque lecteur de les découvrir à son tour.

Le livre de Paul Rahe est ambitieux : l’auteur veut reconstituer « la logique de la liberté » qui anime L’Esprit des lois : celle d’une nouvelle forme de gouvernement apparue au début du XVIIIe siècle, la république moderne commerçante. Mieux que tous les autres régimes, elle rendrait possible la liberté politique et le commerce pacifique entre les hommes. Paul Rahe adopte une posture qui n’est plus celle des lecteurs auxquels Montesquieu pensait d’abord, mais celle d’un démocrate du XXIe siècle : les États-Unis sont aujourd’hui pour lui ce qu’était l’Angleterre pour Montesquieu. Les victoires spectaculaires que le monde libre a remportées sur les formes nouvelles du despotisme (nazisme et stalinisme) valideraient la découverte de Montesquieu. Il nous resterait à examiner si les faiblesses du régime directement ordonné à la liberté politique (El, XI, 5 [1]), mises en évidence dans L’Esprit des lois, peuvent nous éclairer sur les fragilités de nos régimes et sur la bonne manière d’y remédier.

La préférence de Montesquieu pour les gouvernements assurant la liberté politique, qu’elle soit ou non directement leur objet, ne fait aucun doute. Paul Rahe fait cependant un pas de plus en affirmant que le régime de type anglais est le gouvernement modéré par excellence, le seul, pour Montesquieu, qui ait réellement un avenir en matière de modération : les défauts et la fragilité qu’il lui reconnaît témoigneraient seulement de sa lucidité, sans mettre en cause sa préférence fondamentale. L’éloge de la monarchie à la française, qui assure la liberté à ses sujets sans la viser explicitement, tiendrait essentiellement à la prudence : Montesquieu aurait voulu dissimuler aux lecteurs superficiels et aux censeurs son véritable dessein ; il aurait voulu aussi défendre un réformisme prudent, éviter qu’une critique dogmatique de l’ancien régime en aggrave les maux en voulant les guérir.

Pour Paul Rahe, la découverte de Montesquieu est liée au contexte historique, à l’apparition d’un nouveau rapport de force en Europe au début du XVIIIe siècle (I, « The Modern Republic Discovered », 1). L’effort de la monarchie française pour imposer par les armes son hégémonie en Europe est mise spectaculairement en échec par une coalition dirigée par l’Angleterre (victoire anglaise de Blenheim, 1704, événement comparé à la chute du mur de Berlin en 1989). Cela conduirait les penseurs français (Voltaire, Montesquieu) à jeter un regard neuf sur la puissance montante qui a animé la résistance au rêve français de monarchie universelle ou au moins d’hégémonie sur le reste de l’Europe. Le dessein de Montesquieu aurait pu se lire en clair s’il avait écrit le livre dont il avait le projet après son voyage en Angleterre (1731). Ce livre ne vit jamais le jour [2], mais Paul Rahe en reconstitue les trois parties : une critique de la conquête romaine (les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, publiées seules en 1734), une critique des tentatives de diverses monarchies européennes pour reconstituer à leur profit l’empire détruit par les barbares (les Réflexions sur la monarchie universelle que Montesquieu a finalement renoncé à publier à la suite des Romains comme il l’avait initialement prévu) et enfin un exposé sur la constitution d’Angleterre (la première version du chapitre qui en traite dans L’Esprit des lois (EL, XI, 6), dont nous savons, grâce à l’étude des écritures, que le manuscrit en a été copié entre 1734 et 1738. C’est bien entendu le troisième volet du triptyque qui donne son sens à l’ensemble, si du moins on admet le témoignage du fils de Montesquieu [3] selon lequel son père « aurait eu la pensée de le [« le livre sur le gouvernement d’Angleterre »] faire imprimer avec les Romains » (I, 2, p. 40-42).

Ce qui changerait de 1734 à 1748, ce ne serait pas ce dessein, mais la manière de le présenter, moins ouverte, plus dissimulée, ce qui nous renvoie à deux aspects de l’argument de la prudence : il fallait protéger L’Esprit des lois contre la censure et l’interdiction, il fallait aussi éviter que la critique ouverte de la monarchie française donne des armes à une contestation brutale et dogmatique.

Nous résumons à grands traits, sans doute en le simplifiant, le propos d’un ouvrage remarquable par sa volonté de reconstituer, comme Montesquieu le demande à chaque lecteur, le dessein d’ensemble de L’Esprit des lois, et aussi de toute l’œuvre depuis les Lettres persanes (voir II, préface, p. 63-64, et encore III, préface, p. 148 la référence répétée à cette ouverture de L’Esprit des lois). La clarté et la franchise de Paul Rahe permettent d’engager une discussion qui touche à l’essentiel.

I. Il est incontestable que Montesquieu tient compte des risques de censure. Mais il y a une différence entre le silence et le fait d’écrire le contraire de ce qu’on pense. Or la méthode de la double lecture, sans doute empruntée à Strauss par l’auteur, risque de brouiller cette frontière entre la simple omission et l’énoncé délibéré de contre-vérités. Cela vaut pour l’éloge de la monarchie française : Montesquieu ne se contente pas d’évaluer favorablement le régime qui a précédé la montée de l’absolutisme (ce qui du point de vue adopté par Paul Rahe ne pose pas problème), il apprécie positivement la monarchie française de son temps [4] , tout en mettant en évidence les risques de la voir dériver vers un gouvernement despotique.

L’argument de la prudence a un second aspect qui apparaît plus tardivement dans l’ouvrage. Il s’agit de faire une place au relativisme de Montesquieu, à l’idée que l’esprit général de la nation anglaise n’est pas celui de la française, si bien que les institutions des uns ne peuvent convenir aux autres (voir par exemple III, 4, « The spirit of moderation, p. 214 sq.). En se gardant de défendre trop ouvertement sa préférence pour la constitution anglaise, Montesquieu chercherait simplement à éviter que sa critique de l’Ancien Régime aboutisse à un réformisme dogmatique et impatient. Peut-on en rester là, réduire à des considérations de simple prudence une des intentions fondamentales de Montesquieu, rappelée de manière si insistante tout au long de L’Esprit des lois : la nécessaire convenance de chaque régime à l’esprit général du peuple à gouverner ?

II. Venons-en aux arguments que l’auteur utilise pour montrer que la monarchie à la française, comparée au régime anglais, est un mauvais candidat, pour l’avenir, à la modération : je distinguerais l’argument des lumières, l’argument du commerce et l’argument de la conquête.

1. Le principe du régime monarchique est l’honneur, or l’honneur est philosophiquement faux et repose sur le préjugé. Puisque Montesquieu est un homme des lumières hostile aux préjugés, la conclusion semble s’imposer (voir par exemple III, 3, « The prospects of monarchy in an enlightened age », p. 197 sq.).

Malgré son apparent bon sens, cet argument n’est pas pleinement convaincant. C’est prêter à Montesquieu un rationalisme étroit. C’est oublier que le régime anglais lui-même a pour moteur des opinions fausses et des passions critiquables. C’est oublier encore que les paradigmes anglais et français supposent l’un aussi bien que l’autre une logique des effets bénéfiques involontaires (inspirée de Mandeville) de passions et de préjugés aveugles.

2. Tout en favorisant le commerce de luxe, la monarchie n’est guère favorable aux grandes entreprises commerciales ou en tout cas elle y est moins favorable, selon Montesquieu, que ne le sont les républiques commerçantes modernes (III, 3, « Monarchy and commercial society », p. 188 sq.). Cet argument est plus solide, mais il reste à savoir si l’alternative entre le commerce et la conquête suffit à déterminer le dessein fondamental de Montesquieu.

3. Pour Paul Rahe, l’opposition entre esprit de conquête et esprit de commerce met clairement en évidence les préférences de Montesquieu. Sur ce point, les choses sont plus complexes qu’il n’y paraît [5]
. D’une part, Montesquieu est loin de condamner unilatéralement la conquête, il peut même en faire l’éloge et cet éloge n’est pas seulement celui du bon usage de la force offensive pour se défendre (comme le livre semble parfois le suggérer, p. 202 sq.) : il n’y a qu’à songer aux conquêtes d’Alexandre (EL, X, 14, et XXI, 8). D’autre part, le commentaire de Paul Rahe minimise tout ce que Montesquieu dit de l’empire de la mer et de la combinaison qu’il implique entre le développement du commerce et l’usage des armes.

À propos de l’empire de la mer, Paul Rahe invoque à plusieurs reprises la comparaison esquissée par Montesquieu entre Athènes et l’Angleterre (EL, XXI, 7) : la première reste prisonnière de l’éthos de la gloire et de la guerre caractéristique des Anciens, son empire de la mer est militaire avant d’être commerçant ; la seconde est au contraire l’exemple même de la victoire moderne du commerce sur l’éthos guerrier. Il est bien vrai que Montesquieu oppose l’Angleterre d’autrefois – d’abord conquérante pour, comme Rome, surmonter ses divisions internes (EL, IX, 8) – et celle d’aujourd’hui, qui fait de l’empire et des armes des moyens de protéger et d’étendre son commerce. Il n’est pas sûr cependant que Montesquieu soit assuré, autant que le croit son commentateur, que la hiérarchie réalisée en Angleterre entre le commerce et la guerre (au profit du premier) soit stable et définitive. Il y a le cas embarrassant de l’Irlande : certes, Montesquieu note, dans la version publiée de L’Esprit des lois, que la domination anglaise résulte d’une conquête ancienne et que les citoyens irlandais sont libres en ce qui concerne le droit civil, mais il reste que l’État irlandais est esclave (EL, XIX, 27). Montesquieu constate que la compétition commerciale entre la Hollande et l’Angleterre ne porte plus seulement comme à l’époque du Mare liberum de Grotius (1609) sur la liberté du commerce mais a désormais pour enjeu l’empire [6] . Quand il compare les empires de la mer d’Athènes et de l’Angleterre, Montesquieu se limite à signaler, en utilisant Xénophon, que la seconde a l’avantage d’être une île. Constatant ensuite que la première était « plus attentive à étendre son empire qu’à en jouir », il se garde de conclure à la place du lecteur. Autant qu’un constat sur la supériorité des républiques modernes commerçantes (que Montesquieu juge certes pour l’instant avérée), ce texte peut être un conseil implicite aux Anglais : qu’ils continuent à subordonner l’empire et les armes à l’esprit de commerce, qui porte à la paix, à la liberté politique et non à la domination territoriale.

On sait ce qu’il advint et dont Paul Rahe ne dit rien. La compagnie anglaise des Indes orientales prend le contrôle du Bengale en 1757, deux ans après la mort de Montesquieu : la conquête territoriale et le pillage de l’Inde commencent. Il est difficile de faire de Montesquieu le héros anticipé de ce qu’allait devenir après lui l’empire anglais de la mer et l’empire américain du ciel, sauf si on oublie tout un pan de notre histoire en allant trop vite de 1704 à 1989, de Blenheim à la chute du Mur. Si on tient à faire un usage rétrospectif de Montesquieu, il est préférable de se demander s’il aurait approuvé le devenir colonial et impérial des républiques commerçantes modernes, anglaise (au XIXe siècle) et américaine (au XXe siècle).

Jean Terrel

Université de Bordeaux 3

Notes

[1Références données selon l’édition posthume de 1757-1758, constamment suivie depuis par les éditeurs

[2Voir Paul Rahe, « Le livre qui ne vit jamais le jour […] », dans « Montesquieu et l’empire », Céline Spector dir., Revue Montesquieu n° 8, 2005-2006, p. 67-79 [http://montesquieu.ens-lyon.fr/spip.php?article330] . Ce texte est la traduction d’un article paru en 2005, History of Political Thought, XXVI, p. 43-89, dont le contenu est repris dans la première partie du livre.

[3Jean-Baptiste de Secondat, « Mémoire pour servir à l’éloge historique de M. de Montesquieu », in Louis Vian, Histoire de Montesquieu. Sa vie et ses œuvres, Genève, Slatkine Reprints, 1970, p. 396-407. Le texte cité par P. Rahe se trouve p. 41. Voir aussi Montesquieu, C. Volpilhac-Auger éd., Paris, PUPS, « Mémoire de la critique », 2003, p. 249-258 (p. 253).

[4Sur l’existence chez Montesquieu de deux paradigmes, du commerce et des manières, voir Céline Spector, Montesquieu : pouvoirs, richesses et sociétés, Paris, PUF, 2004.

[5Sur ce troisième point, il faut renvoyer à « Montesquieu et l’empire », l’ensemble du dossier cité note 1. Voir aussi Jean Terrel, « Sur le livre X de L’Esprit des lois : le problème de la conquête », exposé prononcé en 2011 à l’ENS de Lyon, séminaire « (Re)lire L’Esprit des lois », à paraître.

[6Mare liberum sive de jure quod Batavis competit ad Anglicana commercia : « Ils ne demandaient, d’abord, que la liberté ; à présent, ils demandent l’empire » (Pensées, éd. Louis Desgraves, Paris, Robert Laffont, 1991, no 1142). Voir sur ce point mon exposé cité à la note précédente.