septembre 2011

Christian Indermuhle, Cristallographie(s) (Montesquieu, Certeau, Deleuze, Foucault, Valéry), Paris, Van Dieren Éditeur, 2007 Denis de Casabianca

, par Indermuhle, Christian

Christian Indermuhle, Cristallographie(s) (Montesquieu, Certeau, Deleuze, Foucault, Valéry), Paris, Van Dieren Éditeur, 2007, 310 pages (ISBN : 978-2-911087-59-2 ; EAN : 9782911087592)

L’ouvrage de Christian Indermuhle est constitué par un parcours à travers les œuvres de Montesquieu, Michel de Certeau, Gilles Deleuze, Michel Foucault et Paul Valéry pour interroger notre rapport au monde et saisir le propre d’un regard philosophique qui manifesterait une « fidélité à la terre » (p. 26). Pensée du monde, qui prend le monde comme objet de sa pensée, et qui s’inscrit par son activité et l’horizon de ses découvertes en lui, qui reste liée « aux principes d’une pure immanence ». Auteurs et thématiques ont été choisis par les échos, ou plutôt les diffractions de la lumière passant dans le cristal, que suggèrent leurs explorations et l’ouvrage s’ordonne comme constellation où le lecteur est invité à circuler. Cristallographie(s) ne s’inscrit donc pas dans les canons de la lecture universitaire et ne prétend pas livrer une interprétation qui fasse l’épreuve des travaux existant sur chacun des auteurs. Christian Indermuhle prend en charge la question du rapport au monde à travers ses lectures : ce qu’il retient de ces œuvres, comment elles l’engagent à transformer son regard sur les choses. Lecture/écriture qui engage une poétique propre, avec une attention particulière au jeu des images (dans les œuvres lues aussi bien que dans l’agencement du texte écrit).

Si cette écriture philosophique et cet exercice peut trouver un terrain favorable lorsqu’il s’agit de suivre les auteurs qui nous sont contemporains (par exemple le dialogue que l’auteur noue autour de la figure d’Ariane entre Gilles Deleuze, Michel Foucault et Jacques Derrida), les résultats semblent moins probants lorsque l’œuvre de Montesquieu est abordée en début de parcours. La diffraction semble alors opérer une distorsion par rapports aux textes et il est souvent difficile de suivre Christian Indermuhle dans sa lecture. Il ne s’agit pas de se poser en défenseur d’une orthodoxie du texte, et on entend bien les termes de Paul Valéry dans son introduction aux Lettres persanes que Christian Indermuhle reprend à son compte à la fin de l’ouvrage [1]. Cependant la mobilisation des extraits qui ne tient pas vraiment compte du statut des œuvres (ou qui ne l’interroge pas [2]) et la décontextualisation [3] finissent par livrer une lecture forcée. Quelle image de Montesquieu ressort de ces passages (p. 39-95) qui ne sont ni commentaire, ni explication de texte ? Christian Indermuhle part de la requête de Montesquieu qui ouvre L’Esprit des lois et qui demande au lecteur de lire l’ouvrage entier pour définir une exigence de justice (de lecture juste) : rendre justice, c’est penser la généralité sur l’horizon de l’universel, ce que l’auteur associe à l’image de la clarté et au devoir de transparence. On passe ainsi au Discours sur l’origine de la transparence des corps qui donnerait la clef d’une « justice [qui] éclaire en traversant, en pénétrant les corps » (p. 42). L’Esprit des lois vise à l’intelligence du monde, et Montesquieu cherche à penser les rapports « réels » au sein de la « réalité » (p. 45), ce qui est encore synonyme de justice. Dans ce premier mouvement, on croisera des thèmes qui font effectivement écho au texte de Montesquieu (la question de l’attention aux singularités et le rapport à l’universel, l’idée de « lois du monde » – expression qui a donné le titre de l’ouvrage récent de Guillaume Barrera), et certains énoncés semblent bien suivre la lettre sinon l’esprit de notre auteur.

Qu’est-ce qui fait que l’ensemble ne « prend » pas et qu’au final le propos semble aussi mal s’accorder avec l’approche de Montesquieu ? Centrées ici sur le premier chapitre du livre premier de L’Esprit des lois, les analyses de Christian Indermuhle engagent une perspective « métaphysique » et « ontologique » qui est proprement étrangère à Montesquieu. Le sens de ce premier chapitre et sa forme très particulière (définition générale de la loi en parcourant les divers êtres) ne peuvent se comprendre qu’en étant attentif au détournement que Montesquieu fait subir à des thèmes jusnaturalistes pour promouvoir son questionnement politique dans le dernier chapitre du livre premier. C’est bien une perspective pratique, un effort pour éclairer l’action des hommes et penser les normes de la vie commune qui oriente ces propos. S’engager dans ces lignes pour y retrouver une définition de la philosophie (Montesquieu ne se présente jamais comme un « philosophe »), c’est manquer finalement l’objet du propos.

Le détour que Christian Indermuhle fait par Platon pour éclairer sa thèse (p. 50-51) est révélateur de cet égarement. « La philosophie qui tente de penser les Lois, c’est-à-dire ce qui rend possible le mouvement et le repos dans le monde, suppose la droiture d’une exigence. Mais cette droiture suppose elle-même une originaire obliquité, le courbement du regard. Elle commence par la fable d’une différence. Elle est attentive aux moindres altérations. Or rien ne donne cette droiture, sinon l’être du monde. C’est donc dire que la philosophie est en son fond très simplement athée. C’est ce qu’on va voir en analysant la référence au Dieu qui ouvre L’Esprit des lois » (p. 51-52).

Sans multiplier les passages qui seraient l’occasion de discussion, on peut cependant relever trois points. D’abord lorsqu’il s’agit de présenter cet « athéisme de l’être » (p. 52-57), Christian Indermuhle rabat la position de Montesquieu sur celle de Spinoza [4], ce qui l’empêche d’établir un véritable dialogue entre les œuvres et d’apporter une contribution sur le « spinozisme » de Montesquieu [5].

Ensuite, lorsque les questions proprement politiques sont abordées à partir de la typologie des gouvernements, l’examen des « principes » (vertu, honneur, crainte) tourne essentiellement autour d’une comparaison entre démocratie et monarchie (étrangement, le despotisme ne fait pas l’objet d’une analyse précise, et n’apparaît que comme le danger qui menace le devenir des régimes – p. 84). La démocratie, dont le ressort se rapporte à « l’universel », fournit « l’horizon de la vérité politique de la monarchie ». « Le principe d’égalité qui nourrit la vision démocratique de l’État suppose un dépassement de la monarchie […] le sentiment de l’honneur, qui forme la vérité de l’État monarchique au sens où il en est la condition de possibilité dernière, doit se transformer en amour de l’égalité, seul principe du fonctionnement démocratique des institutions. » (p. 85). Cette lecture, qui suppose une finalité naturelle des États (la démocratie accomplirait l’état de nature), aboutit à une idéalisation de la république (p. 87) qui ne s’accorde pas avec le pluralisme de L’Esprit des lois. Montesquieu ne propose jamais de « modèle » politique, mais cherche à penser en situation l’ordre propre de chaque gouvernement, avec une attention particulière au jeu entre les lois et les mœurs.

Enfin, le retour final sur Montesquieu examine son rapport au lecteur, et la « ruse » qu’il entamerait avec lui : « Et Montesquieu l’éducateur, d’un même geste, voile ses raisonnements, les cache et les opacifie, pour jeter autant d’obstacles à la lecture de son énorme ouvrage. “Il ne faut pas toujours tellement épuiser un sujet, qu’on ne laisse rien faire à son lecteur. Il ne s’agit pas de faire lire, mais de faire penser.” Étonnement devant le fatras de l’Esprit des lois. D’un même geste, Montesquieu prétend faire comprendre et cacher. Son style éblouissant éclaire autant qu’il trompe. Penser, c’est continuer : c’est pousser les raisonnements jusqu’à leur faire dire ce qu’ils essayaient de cacher. » (p. 271). Outre que cette affirmation semble s’opposer à l’exigence de justice telle qu’elle est formulée au début de l’ouvrage (p. 40-41), la préface de L’Esprit des lois montre plutôt un auteur soucieux d’éclairer sans avancer masqué ou sans avoir à enfouir ce qui ne pourrait être entendu que par quelques-uns. Si le lecteur doit lire le livre entier, c’est qu’il doit tout relier sans lâcher les différents passages de l’ouvrage. Le « dessein » de L’Esprit des lois n’apparaît certes qu’à celui qui s’exerce à cette lecture totale, mais Montesquieu a disposé l’ensemble de telle sorte que chacun puisse avoir tout sous les yeux. La lecture d’une œuvre, même biaisée ou partant de présupposés étrangers à l’auteur peut être stimulante et finalement éclairante par l’écart qu’elle peut produire. Et le sous-titre de Cristallographie(s) pouvait en effet laisser présager des rapprochements féconds.

Notes

[1Valéry « ne se propose ni de commenter ni d’expliquer le texte ou la pensée de Montesquieu, mais de prendre Montesquieu pour “prétexte” et de penser librement le “fond de sa fantaisie” : c’est ce que Valéry appelle une “divagation sérieuse”. Tant pis pour ceux qui ne parviendront pas à “voir le rapport” : ils iront lire ailleurs. » (p. 272).

[2On passe de L’Esprit des lois aux discours faits à « l’Académie des sciences » (p. 62) puis au Temple de Gnide sans voir que ce qui est énoncé par les citations mobilisées ne peut être mis sur le même plan.

[3Par exemple une citation de De la politique, qui ne rapporte pas le dessein polémique de ce texte et le sens qu’il faut donner ici à « politique » (voir Œuvres complètes, t. VIII, 2003, p. 503-523), sert ainsi à introduire la figure des eunuques dans les Lettres persanes (p. 90).

[4« Le “Dieu”, c’est le monde même. En ce sens, les premiers critiques de Montesquieu n’étaient pas de mauvais lecteurs : ils avaient bien vu que derrière son texte se glissait l’ombre de Spinoza. Tout devient limpide, quant au problème de la relation entre le Dieu et l’intelligence, si on lit l’énoncé de Montesquieu contre la fatalité aveugle sur l’horizon de l’Éthique ou du Court traité. » (p. 54).

[5Voir à ce propos, dans les Œuvres complètes, t. VII, 2010, p. 137-144, « Spinoza entre déisme et athéisme. Le ‘spinozisme’ de Montesquieu ».