Jean Goldzink, La Solitude de Montesquieu. Le chef-d’œuvre introuvable du libéralisme Giovanni Paoletti
Jean Goldzink, La Solitude de Montesquieu. Le chef-d’œuvre introuvable du libéralisme, Fayard, 2011, coll. « Ouvertures », 409 pages, ISBN : 2-136-5568-5.
Montesquieu est un penseur inactuel : c’est la conclusion qu’on peut tirer du dernier livre de Jean Goldzink. À elle seule, cette thèse justifierait la lecture. Nous sommes soumis à l’empire de l’« actualité » à tel point que, au moment de rédiger un projet de recherche ou de publier un livre, de choisir un sujet de cours ou de rééditer un classique, nous nous sentons presque toujours tenus d’afficher cette prétendue qualité : être actuel. L’étiquette de « précurseur », qui a été souvent appliquée à Montesquieu – précurseur de la sociologie, précurseur du libéralisme, etc. – s’adapte particulièrement à ce penchant de notre société : comme si un auteur du passé ne méritait notre intérêt, et celui du marché éditorial, qu’à condition de présenter un tel certificat de légitimité. La tâche de l’historien des idées se réduirait donc à sélectionner, dans le temps révolu, ce qui nous parle parce qu’il nous rassemble et qu’il nous annonce. De ce point de vue, Jean Goldzink va à contrecourant, dans la mesure où, à travers Montesquieu, il souligne plus souvent l’altérité du passé que sa ressemblance par rapport au présent ; il s’avère plus sensible à ce qui, de l’intérieur même de notre tradition, met en question notre identité culturelle, plutôt que la rassurer par le moyen de généalogies souvent simplistes. Montesquieu serait donc « inactuel » – une expression qui ne se trouve pas dans le livre et dont je suis responsable – dans un sens non banal et surtout pas dépréciatif : l’adjectif inactuel ne signifie pas ici vieilli, dépassé, mais il désigne plutôt, au sens où Nietzsche a employé ce mot, ce qui agit « contre le temps, et par là-même, sur le temps, en faveur, on l’espère, d’un temps à venir ».
La Solitude de Montesquieu est un ouvrage composite, ce qui ne veut pas dire dépourvu d’unité. Il s’articule en cinq parties. Dans la première, l’auteur esquisse à grandes lignes, à travers des ouvrages exemplaires, l’arrière-plan théorique de L’Esprit des lois, en soulignant surtout l’opposition de deux modèles conceptuels. « On peut penser la politique par les normes (naturelles ou religieuses), mais aussi par les faits (histoire, sociologie, etc.) » (p. 44) : le premier choix inspira le « modèle contractualiste », celui de Hobbes et de Locke ; le deuxième inspira le « modèle historique », exemplifié à l’âge classique par Bossuet ou par Boulainvilliers, pour lesquels c’est justement dans l’histoire – une histoire « religieuse et absolutiste » pour l’un, « profane et nobiliaire » pour l’autre – qu’il faut chercher le fondement de l’autorité légitime. Or, selon l’auteur, ni l’un ni l’autre de ces deux modèles ne convient à Montesquieu : d’une part, celui-ci se détache explicitement du contractualisme et du droit naturel ; de l’autre, il conçoit l’histoire à partir d’une notion de légalité impersonnelle, modelée sur la légalité de l’univers de la science moderne, qui était resté étrangère aux tenants du modèle historique (pour eux l’histoire n’est pas régie par des lois, mais par des volontés personnelles – celle de Dieu ou celles des rois).
Le contraste avec deux courants majeurs de la pensée politique de son époque devrait permettre de mieux saisir la spécificité conceptuelle de L’Esprit des lois. C’est à la démonstration de cette thèse que la deuxième partie du livre, longue et cruciale, est consacrée. L’auteur s’y livre à une présentation serrée, textes en main, des principaux noyaux théoriques du chef-d’œuvre de Montesquieu : les notions de loi et de rapport (livre I) ; la typologie des gouvernements et, notamment, la définition du despotisme (livre II) ; la théorie des passions politiques (livres III-VIII : voir, du même auteur, Montesquieu et les passions, PUF, « Philosophies », 2001) ; le problème du déterminisme et, en général, l’influence exercée sur la politique par des facteurs proprement physiques (sol, climat, etc.) ; la religion (livres XXIV-XXV) ; la liberté (livres XI-XII).
Il n’est pas possible de discuter en détail cette analyse, qui n’hésite pas à affronter, l’une après l’autre, une série de questions fondamentales dans l’interprétation de L’Esprit des lois, sur lesquelles il existe une bibliographie imposante. Retenons son sens général. L’entreprise de Montesquieu, héritier en cela du rationalisme moderne, consista à « ramener l’univers socio-historique à un seul mode de légalité » (p. 116). Pourtant, le champ politique est caractérisé à ses yeux par une légalité spécifique, que l’on ne saurait reconduire directement au modèle mathématique des sciences de la nature. Pour la décrire, non seulement Montesquieu retravaille le concept même de « loi », d’une façon souvent mal comprise par les commentateurs, mais il met aussi radicalement en question deux postulats de la science politique moderne : à l’artificialisme d’un Hobbes, il oppose l’idée aristotélicienne de la naturalité de la politique (dans toutes ses formes, y compris le despotisme) ; à l’uniformité de la réalité politique décrite par les théoriciens du contrat et du droit naturel, il oppose l’idée d’une « pluralité des êtres politiques », considérés comme des « totalités spécifiques » et régis par des « logiques autonomes » (p. 121). Dans ce cadre conceptuel, il n’y a pas de place véritable pour l’individu, entendu comme sujet abstrait et universel de liberté et de droits : « Il me paraît donc légitime – écrit Goldzink en conclusion de son commentaire – de définir L’Esprit des lois comme l’effort solitaire, et somme toute grandiose, pour construire une politique sans droits, sous le signe non du libéralisme, mais de l’Histoire » (p. 150).
Dans les parties 3 à 5 du livre, équivalant aux deux tiers de l’ouvrage, cette interprétation est mise à l’épreuve de la réception de L’Esprit des lois en France sur l’arc d’un siècle – du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité de Rousseau (1755) à L’Ancien régime et la Révolution de Tocqueville (1856). Cette reconstruction de la postérité de Montesquieu n’a pas la complétude pour objectif (on la comparera, par exemple, à l’ouvrage collectif Montesquieu e i suoi interpreti, Pise, ETS, 2005, dirigé par Domenico Felice). La méthode suivie par l’auteur consiste toujours à choisir, à paraphraser et à commenter des textes et des ouvrages exemplaires : la conclusion de l’Essai sur les mœurs et l’Essai sur les révolutions de Chateaubriand, l’Esquisse de Condorcet et l’Histoire de la civilisation en Europe de Guizot, etc. Même si une telle démarche vise surtout à appréhender chaque ouvrage dans sa singularité, il n’est pas impossible de dresser un bilan général. À l’importance de L’Esprit des lois, reconnue dès sa parution, se joint en effet, pour des raisons qui changent selon les auteurs, les temps et les contextes, une frappante absence de postérité (à une seule exception près, selon l’auteur : De la littérature de Mme de Staël). L’enquête de Goldzink montre bien la difficulté des contemporains – une difficulté qui serait encore à plusieurs égards la nôtre – à reprendre, et parfois même à comprendre, le projet de Montesquieu dans toute son irréductible complexité.
Les cas où l’opposition à Montesquieu fut consciente et explicite sont moins significatifs à cet égard que les reprises seulement partielles ou les mésinterprétations de sa pensée. L’exemple le plus clair de ces dernières est probablement le livre XI, chapitre 6 de L’Esprit des lois, consacré à l’organisation des pouvoirs en Angleterre. Ce texte célèbre, interprété traditionnellement comme l’expression de l’anglophilie, donc du libéralisme, de Montesquieu, consiste plutôt dans l’analyse concrète d’un cas-limite, celui d’une constitution ayant pour objet spécifique la liberté politique, que Montesquieu considère hautement instructif, mais où, fidèle à son sens de la complexité historique des « rapports », il ne voit nullement un modèle qu’on puisse imiter, transplanter ou universaliser. La constitution anglaise, écrit à ce propos Jean Goldzink, fournit à Montesquieu « le modèle expérimental de la liberté poussée à bout, sans que cela établisse, au contraire des sciences de la nature, la fausseté irrémédiable des autres systèmes, despotisme mis à part » (p. 135). Déjà solitaire par choix au moment de rédiger L’Esprit des lois, où il se proposait de penser la politique sans puiser aux modèles les plus influents de son époque, Montesquieu le devint donc encore davantage avec le temps, dans la mesure où son approche resta méconnue ou minoritaire, incapable de devenir à son tour paradigmatique.
Un chef-d’œuvre sans modèles, donc, L’Esprit des lois, et un classique sans imitateurs. La spécificité et le pari, pour ainsi dire, du livre de Jean Goldzink consistent précisément dans la tentative d’embrasser d’un seul regard deux sujets – une interprétation d’ensemble de L’Esprit des lois, et une histoire de sa réception –, qu’on aurait plutôt tendance à traiter séparément, ne serait-ce que pour leur ampleur. Cela ne pouvait se faire évidemment qu’au prix de plusieurs simplifications et d’une sélection de thèmes et d’ouvrages sévère et parfois contestable. Par exemple, s’agissant de Benjamin Constant, l’auteur que je connais mieux, pourquoi laisser de côté les Principes de politique de 1806 et les recherches sur l’histoire des religions, où la réflexion sur le legs théorique de Montesquieu fut plus profonde et plus riche ? Malgré ces limites, d’ailleurs soulignées par l’auteur, l’opération de Goldzink paraît réussie, dans la mesure où les deux grands volets du livre, loin de rester tout simplement juxtaposés, finissent par s’éclairer mutuellement. La complexité « solitaire » de L’Esprit des lois aide évidemment à comprendre pourquoi tant de lecteurs renommés passèrent à côté de sa problématique spécifique, voire altérèrent plus ou moins intentionnellement le sens de la pensée politique de Montesquieu (considéré tour à tour comme libéral ou traditionaliste, aristocrate ou républicain, croyant ou spinoziste, etc.). Inversement, parcourir à nouveau, même à grands pas, la fortune de L’Esprit des lois dans son siècle et au-delà, n’est pas sans jeter par contraste une lumière nouvelle sur quelques enjeux de l’ouvrage que la vulgate sur Montesquieu tend à laisser dans l’ombre.
C’est notamment le cas de la question de l’histoire, qui constitue à mon avis, encore plus que la polémique contre l’interprétation libérale de la pensée de Montesquieu, le fil rouge du livre de Goldzink. L’Esprit des lois se présente en effet comme une grande analyse comparative des systèmes socio-politiques, fondée sur des constantes fonctionnelles (la nature et le principe des gouvernements) étudiées dans leur interaction et combinaison avec une série de variables, ou « rapports » (livre I, chapitre 3). Selon cette approche, la synchronie prévaut sur la diachronie, qui reste à l’arrière-plan. C’est un fait que, quand on pense aux théories de l’histoire au siècle des Lumières – des Lumières supposées à tort peu sensibles à l’histoire –, la référence va au deuxième Discours de Rousseau ou à l’Essai sur les mœurs, à Vico (penseur pourtant isolé), à Hume (The natural history of religion) ou à Turgot, avant et plutôt qu’à l’auteur de L’Esprit des lois. (Pour une exception, voir Bertrand Binoche, La Raison sans l’Histoire, PUF, « Pratiques théoriques », 2007, chapitre I, sur Vico et Montesquieu.) Jean Goldzink montre au contraire le rôle fondamental que la temporalité historique, avec ses régularités et ses détours, joue dans le cadre théorique et dans les analyses concrètes de L’Esprit des lois. Dans son effort pour « dégager des lois internes à des processus historiques considérés en eux-mêmes » (p. 211), Montesquieu s’avère beaucoup plus disposé à reconnaître l’intelligibilité immanente aux transformations historiques qu’un Rousseau, chez lequel l’histoire concrète est toujours mesurée à une norme idéale, ou qu’un Voltaire, pour qui l’histoire reste réfractaire à tout ordre intelligible. Celle de Montesquieu est, certes, une conception de l’histoire très différente de celle à laquelle nous sommes accoutumés : une histoire sans direction constante, sans progrès et sans fin (aux deux sens de ce mot) ; une histoire plurielle, articulée sur plusieurs niveaux (celui des « agitations de surface » et celui des « mouvements profonds », p. 149) ; une histoire où le temps, loin d’exister à l’état pur, est toujours croisé avec l’espace, que le temps transforme et par lequel il est à son tour déterminé et diversifié.
L’importance et la complexité de cette conception de l’histoire fournissent également une clé de lecture de la « postérité difficile » de Montesquieu. Si au XVIIIe siècle sa pensée politique se présente comme une sorte de renversement de Hobbes et de Locke (pluralisme contre monisme, histoire contre droit, nature contre artifice, etc.), en donnant lieu à un modèle alternatif par lequel les théoriciens du contrat et du droit naturel ne cessent pourtant pas d’être hantés, au début du siècle suivant la distance entre Montesquieu et ses lecteurs comme Comte ou Guizot augmente sensiblement. Or, cette désuétude accrue de Montesquieu au XIXe siècle n’est pas seulement un effet physiologique du temps qui passe. Le livre de Goldzink montre plutôt comment, après (et malgré) la courte saison révolutionnaire de Condorcet et de Constant, un nouveau paradigme s’affirme, qui reprend l’inspiration moniste du contractualisme, en l’appliquant cette fois à l’histoire elle-même, conçue comme un processus linéaire, unitaire et orienté. Avec l’avènement des philosophies du Progrès, le temps de L’Esprit des lois paraît définitivement écoulé, non pas pourtant par une simple distanciation chronologique, mais, au contraire, par excès de proximité : si les philosophies de l’histoire du XIXe siècle représentent, plus que le contractualisme, une alternative exclusive à l’approche de Montesquieu, c’est parce qu’elles se situent sur le même terrain, en imposant une façon de penser l’histoire véritablement incompatible avec celle du baron de La Brède. C’est aussi la raison pour laquelle la pensée de Montesquieu peut être à nouveau pour nous, fils déçus ou désenchantés du Progrès, d’une féconde inactualité.
Université de Pise