Montesquieu, Correspondance III (1747-1750) Œuvres complètes, t. XX
Montesquieu, Œuvres complètes, t. XX (Correspondance III), 2021, ENS Éditions et Classiques Garnier
Volume dirigé par Philip Stewart et Catherine Volpilhac-Auger
Annotation de Jens Häseler, Nadezda Plavinskaia, Jean-Pierre Poussou, Philip Stewart, Catherine Volpilhac-Auger
De 1747 à 1750, Montesquieu prépare avec minutie et prudence la publication de L’Esprit des lois ; il en savoure le triomphe et affronte les critiques, répondant par la Défense de L’Esprit des lois et luttant contre l’Index, tout en soutenant l’académie de Bordeaux contre l’intendant Tourny.
Un volume de 624 pages. Lettres 652-860 + vingt-cinq annexes (p. 363-582) + index (noms, thèmes et sujets traités, liste des correspondants, liste chronologique des lettres, concordance des éditions récentes de correspondance de Montesquieu).
Ouvrage réalisé avec le soutien de la Fondation La Poste
Extrait de l’introduction :
Du deuxième au troisième volume de correspondance de Montesquieu, les principes et les méthodes d’édition mis en œuvre n’ont pas changé ; on les trouve exposés dans l’introduction du tome 19 des Œuvres complètes. Mais la matière même, les sujets traités, orientent l’annotation de celui-ci, ou plutôt incitent à nourrir davantage encore l’annotation. En effet, la période qu’il couvre va de l’envoi du manuscrit de L’Esprit des lois à Genève en juin 1747 à la fin de l’été 1750, quand la congrégation de l’Index se déchaîne contre l’ouvrage et que la Sorbonne s’en préoccupe elle aussi, en passant par le moment décisif de février 1750, quand la Défense de L’Esprit des lois offre l’unique réponse publique de Montesquieu à ses critiques. La correspondance de ces quelque vingt-six mois en livre le commentaire et pour ainsi dire le sous-texte.
Même si plusieurs correspondants s’empressent de féliciter Montesquieu pour la nouvelle édition des Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence en 1748, L’Esprit des lois domine cet ensemble dense, qui permet de suivre les aléas de l’impression, les discussions qui l’entourent parfois, les inquiétudes de Montesquieu et de ses correspondants, leurs efforts pour lutter contre des ennemis déclarés ou dissimulés – moisson d’autant plus abondante que Montesquieu garde soigneusement tous les courriers relatifs à ses publications : les lettres qu’il échange avec Jacob Vernet à Genève comme avec ses amis ou ses libraires à Paris sont riches d’enseignements, qui pourraient rester lettre morte si on ne les éclairait en les rapprochant du texte précis sur lequel ils portent. On mesure ainsi la portée des remarques de Hume ou de l’avocat Grosley, ou encore l’influence de l’ambassadeur de Gênes en France.
L’étude serrée de cette correspondance avait déjà permis de modifier considérablement ce que l’on savait de l’histoire éditoriale de L’Esprit des lois ; les résultats en ont été présentés en 2011 par Catherine Volpilhac-Auger dans Un auteur en quête d’éditeurs ? Histoire éditoriale de l’œuvre de Montesquieu (1748-1964). La présente édition s’appuie constamment sur cet ouvrage, dont elle reprend parfois en les résumant certaines démonstrations. La chronologie est parfaitement claire désormais : c’est plus tard, durant la période 1751-1755 (couverte par notre quatrième et dernier tome de correspondance), que Montesquieu met en œuvre la nouvelle édition de L’Esprit des lois ; en 1749 et 1750 il déploie tous ses efforts pour corriger les erreurs et les modifications contraires à sa volonté introduites dans l’édition originale publiée à Genève, et pour faciliter la diffusion de l’ouvrage en France. Là encore, il faut envisager de manière très précise les corrections exigées, car chacune d’elles correspond à l’intention de l’auteur – quand celle-ci s’exprime avec autant de netteté, le devoir de l’éditeur est d’en recueillir et surtout d’en expliciter toutes les manifestations.
Montesquieu parle peu de sa vie quotidienne dans sa correspondance ; mais il évoque ses amis, ses plaisirs (on pense d’abord au théâtre), ses lectures, et aussi ses soucis : la cataracte qui, sans jamais le rendre aveugle, le gênera considérablement. Les conseils venus de la capitale ne lui manquent pas alors qu’il séjourne en Bordelais de mai 1748 à juillet 1749 ; il échappe heureusement à l’oculiste Hillmer, qui lui a pourtant été chaudement recommandé par plusieurs de ses amis, notamment du cercle des Brancas et de la « ménagerie » de Mme de Tencin, qui restent les sociétés les plus chères à son cœur. Il s’occupe de ses proches également, toujours prêt à soutenir sa fille Denise dans ses affaires : « nous serons furieusement barons dans notre famille » ; il se démène pour trouver un emploi à l’abbé Venuti et procurer la reconnaissance des savants à l’abbé Guasco, et il fréquente parfois régulièrement l’Académie française : quand il écoute Marivaux ou Duclos, entend-il la même chose que ce que nous lisons ?
Montesquieu sait aussi s’engager dans des causes qui lui tiennent à cœur. L’année 1749 le voit se livrer à un affrontement sans merci avec l’intendant Tourny à propos de l’hôtel particulier de l’académie de Bordeaux, à laquelle il reste toujours fidèle : pour dessiner les allées qui portent son nom, l’intendant veut y porter atteinte. Nous révélons ici un document inédit, une « Réponse au mémoire de Tourny » qui ajoute peu à la gloire de Montesquieu mais le montre en pleine action, argumentant avec autant d’énergie que d’ironie contre les plans de l’intendant. L’affaire semblait connue ; il importait de la reprendre en détail pour rectifier un certain nombre de confusions et tirer au clair le rôle (majeur) qu’y joua Montesquieu. Loin de Bordeaux, il fait jouer toutes ses relations et déploie toute son énergie – il obtient gain de cause, triomphant contre les jurats et l’intendant ; s’il avait vécu plus longtemps, les allées de Tourny seraient-elles telles qu’on les voit aujourd’hui ?
Cet épisode, qui court sur plusieurs années, montre aussi combien il est nécessaire de proposer des points de vue généraux, grâce à des développements continus, de longueur variable, pour lutter contre le morcellement inhérent au principe de l’annotation et donner sens à ce qui court le risque d’être éparpillé de lettre en lettre, au fil des allusions, tout en contraignant à de gênantes répétitions : ainsi s’expliquent le nombre et la longueur des annexes, qui permettent également de donner pleine valeur à ce qui serait contraint par la forme même de la note. Comme on l’a dit, cette correspondance joue un rôle essentiel pour l’histoire éditoriale de L’Esprit des lois : telle remarque isolée ne se comprendra que si on la relie à d’autres, en reconstituant le fil du travail patient et continu qui fut celui de Montesquieu. Cela donne lieu à des développements que l’on dira « techniques » sur les corrections introduites pendant l’impression ou juste après celle-ci.
Mais il est nécessaire dans bien d’autres cas de proposer des vues synthétiques : qu’il s’agisse de la guerre de la Succession d’Autriche (1740-1748) ou de la politique économique française en matière de production de tabac, il faut brosser ce qui fut la toile de fond de la vie de Montesquieu, avec parfois d’importantes conséquences sur sa vie quotidienne, qui font plus qu’affleurer dans ses lettres. Des portraits plus fouillés s’imposent, quand avec Bulkeley et Domville s’échangent des informations et des rumeurs sur la nomination d’un ambassadeur de Grande-Bretagne en France, ou quand « Bonnie Prince Charlie », le Jeune Prétendant, fait irruption dans cette correspondance ; d’autres, plus discrets, comme le chevalier d’Aydie ou les Hooke, père et fils, ne resteraient pour le lecteur que des noms si on ne leur redonnait quelque consistance : travail nécessaire si l’on veut comprendre quelle fut leur importance aux yeux de Montesquieu.
On ne saurait développer tout ce qui est implicite ; au moins peut-on essayer de présenter ce qui est accessible, et qui souvent se révèle beaucoup plus riche qu’on ne le croyait – car bien souvent les allusions les plus discrètes ne sont pas innocentes, tant l’art d’écrire consiste aussi à suggérer ; le lecteur d’aujourd’hui, étranger aux préoccupations de Montesquieu et de ses correspondants, ne saurait l’oublier. Les silences relèvent parfois de la diplomatie quand l’ordre de Malte, en la personne de Solar, se heurte à la volonté du pape ; les sous-entendus relèvent de la pratique courante de l’écrit entre familiers, comme chez Mme de Tencin ou le père Castel ; mais ils sont aussi un moyen commode de reconfigurer à volonté les relations et les réalités matérielles : ne faut-il pas confronter cela à d’autres témoignages, qui en renvoient une tout autre image ? Ainsi les protestations des uns et les affirmations des autres rendent un tout autre son... Une lettre inédite envoyée par le financier Dupin au père Castel révèle que celui-ci n’était peut-être pas l’ami fidèle qu’il prétendait être ; d’autres lettres, déjà connues mais lues autrement, montrent que Mme de Tencin est loin d’avoir contribué autant qu’on l’a dit à la diffusion à Paris de L’Esprit des lois. Quant à Jacob Vernet, qui s’était tellement cru éditeur de cet ouvrage que depuis plus de deux cent cinquante ans on le répète sans y réfléchir davantage, il apparaît qu’il en fut tout juste le correcteur maladroit : pour cela il fallait confronter minutieusement cette correspondance et le texte de L’Esprit des lois. Nous aurions pu nous contenter chaque fois de produire une référence qui aurait renvoyé le lecteur de la correspondance à d’autres lectures ; il nous a semblé qu’il était de notre devoir d’éditeur de proposer une interprétation cohérente de ces signes dispersés de lettre en lettre, afin de donner pleinement sens à cette correspondance.
Le corpus lui-même offre-t-il beaucoup d’inédits ? Certes, il était difficile de faire mieux que l’édition due à Gébelin et Morize en 1914 qui, en révélant des centaines de lettres nouvelles (elle en donnait six cent soixante-dix-neuf ), avait littéralement transformé l’image de Montesquieu, et qui à ce titre pouvait se dispenser de toute annotation. Celle de Gébelin en 1955 ne s’en différenciait qu’en ajoutant à l’ensemble du corpus une soixantaine de lettres, soit environ dix pour cent : une vingtaine était inédite, les autres avaient été découvertes et publiées depuis 1914 ; elle arrivait ainsi à sept cent quarante-trois items. Le seul présent volume, où s’équilibrent cor- respondance passive et correspondance active, apporte un lot de nouveautés pro- portionnellement plus important encore : sur les deux cent neuf lettres qu’il offre, onze sont inédites et quinze ont été découvertes depuis 1955 . De cette extension du corpus nous sommes redevables essentiellement à Louis Desgraves, qui avait soigneusement répertorié toutes les lettres de ou à Montesquieu qui venaient à sa connaissance : aussi tenons-nous à faire figurer son nom sur la page de titre des volumes successifs de cette correspondance. Mais l’ambition d’une édition d’Œuvres complètes va plus loin : elle pousse à étudier systématiquement tout ce qui peut être utile à la connaissance de Montesquieu et de son œuvre. Avec ses deux cent neuf lettres et ses vingt-cinq annexes, ce volume contribue à l’édifice.
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