<I>Défense de L’Esprit des lois, Introduction Première publication : Œuvres complètes de Montesquieu, t. VII ( Défense de L’Esprit des lois ), Lyon-Paris, ENS Éditions - Classiques Garnier, 2010, p. XV-XXXV
Pierre Rétat, sous le signe de Montesquieu
Défense de L’Esprit des lois, Introduction
Des renvois détaillés au contenu de ce volume n’ont pas été reproduits ; ils sont signalés par le signe « […] »
Si l’on excepte Lysimaque, pièce de circonstance destinée à l’académie Stanislas, la Défense de l’Esprit des lois est le dernier ouvrage de Montesquieu publié de son vivant. Le hasard en a ainsi disposé : nul doute qu’il en aurait été autrement s’il avait vécu plus longtemps, car les manuscrits prouvent que l’œuvre, loin de s’arrêter à L’Esprit des lois, est restée ouverte sur l’avenir [1]. Mais le fait n’en garde pas moins toute sa signification : la Défense de L’Esprit des lois apparaît comme un testament, l’éloquente protestation du philosophe contre l’injustice de ses accusateurs, l’ultime affirmation de ses principes et d’une pensée libérée des contraintes dogmatiques.
L’œuvre occupe réellement une place centrale et symbolique dans les années qui séparent la publication de L’Esprit des lois de la mort de Montesquieu. Réponse à l’attaque virulente des Nouvelles ecclésiastiques, elle sert ensuite à Montesquieu lui-même de référence lorsqu’il essaie d’éviter la censure romaine de l’Index et celle de la Sorbonne. À cette lutte, il a consacré beaucoup de temps et de peine. Au-delà de l’ouvrage qui porte ce titre, on peut dire que pendant quatre ans, de la fin de 1749, époque à laquelle il l’écrit, jusqu’à la fin de 1753, où il rédige ses Réponses et explications données à la faculté de théologie il n’a pas cessé de défendre L’Esprit des lois contre les censures ecclésiastiques.
Le présent volume réunit donc, sous le titre de Défense de l’Esprit des lois, et autour de cette œuvre même, l’ensemble des pièces du procès : articles des Mémoires de Trévoux et des Nouvelles ecclésiastiques, rapports des consulteurs de la Congrégation de l’Index, censure de la Sorbonne ; on y a joint les Remarques sur de certaines objections que m’a fait un homme qui a traduit mes Romains en Angleterre, écrites en 1754, qui touchent à des sujets érudits mais lourds de conséquences sur la valeur des monnaies romaines et la loi Voconia, en réponse à la longue et pointilleuse introduction d’un éditeur et traducteur londonien des Romains en 1752 ; enfin les passages du manuscrit 2506 de la bibliothèque de La Brède que leur contenu rattache manifestement aux pièces précédentes [2].
Il s’agit donc d’une sorte de « dossier » de L’Esprit des lois, mais dont les limites et l’unité obéissent à un critère précis : tout ce qui de 1749 à 1754 a éveillé l’inquiétude, sollicité l’esprit et mobilisé l’activité d’écriture de Montesquieu pour la défense de son grand ouvrage [3]. Dans l’immense production critique que ce dernier a très vite suscitée, nous traçons ainsi sans ambiguïté la frontière de ce qui doit entrer dans les Œuvres complètes à titre de pièces dont la connaissance et l’interprétation sont indispensables. On ne peut porter sur la Défense un jugement valide sans une analyse approfondie des articles des Mémoires de Trévoux et surtout des Nouvelles ecclésiastiques. On a presque toujours accordé à Montesquieu, faute d’un examen suffisant, une confiance aveugle, ce qui se conçoit mal de la part de lecteurs éclairés, et pour un texte qui affecte aussi ouvertement une allure logicienne. Nous avons donc été amenés à appliquer à des textes périphériques les méthodes de l’édition critique, en vertu d’une sorte de contact et d’échange nécessaire avec ceux de Montesquieu. L’ouverture des archives du Saint-Office permet de réunir pour la première fois les rapports des consulteurs successifs de l’Index ; les étapes de l’examen par la Faculté de théologie de Paris étant à présent mieux connues, on peut également réunir et situer précisément les documents imprimés et manuscrits. Pour la première fois aussi nous donnons la longue préface de l’éditeur anglais des Romains, « The Printer to the Reader », qui conteste l’érudition romaine de Montesquieu dans L’Esprit des lois.
Les réponses de Montesquieu au critique anglais et à la Sorbonne, dont les manuscrits sont à présent réunis à la bibliothèque municipale de Bordeaux, ont déjà été publiées, la première dans les Mélanges de 1892 et la seconde par Henri Barckhausen en 1904. Les progrès réalisés dans l’analyse des écritures et des exigences éditoriales accrues permettent de les dater plus sûrement, d’en donner un texte plus complet, plus exact et doté d’un appareil de notes explicatives que les sujets traités rendent particulièrement souhaitables.
Le Catalogue des manuscrits de La Brède, établi par Joseph-Cyrille de Montesquieu en 1818, prouve qu’à cette époque subsistaient des manuscrits pour la défense de L’Esprit des lois qui ont disparu depuis lors. Il apparaît ainsi que Montesquieu s’est tenu beaucoup plus au courant de toutes les critiques qu’un certain air de hauteur et de détachement ne le laisserait croire […] [4].
Le procès ecclésiastique de L’Esprit des lois, acte initial d’une lutte qui allait bientôt s’amplifier, présente des traits originaux qui le distinguent profondément de ceux qui ont suivi. Il se déroule à tous égards sous le signe de l’hésitation et de la contradiction.
Il est tentant, par commodité, de parler en général de « censure religieuse ». Il faut pourtant ne jamais perdre de vue la diversité des censeurs et la particularité des positions qu’ils occupent dans un monde ecclésiastique complexe, positions qui les mettent en concurrence (Nouvelles ecclésiastiques et Mémoires de Trévoux, c’est-à-dire jansénistes et jésuites), en violente opposition (les jansénistes et la Sorbonne) ou en situation d’extériorité juridique (l’Index). D’autres acteurs, qui interviendront plus tard contre Helvétius ou l’Encyclopédie, sont ici muets : l’autorité épiscopale, en particulier l’archevêque de Paris, l’assemblée générale du clergé de France et, dans une fonction indirecte de défense de la religion, le conseil d’État et le Parlement [5]. On doit aussi prendre en compte des éléments que les commentateurs ignorent généralement ou tiennent pour négligeables, tels que les pratiques et calculs journalistiques (l’extrême rapidité de réaction du journal jésuite a par exemple en elle-même de quoi étonner) ou la personnalité présumée du critique janséniste [6] : car à les considérer sans préjugé les articles des Nouvelles ecclésiastiques frappent moins par la violence du parti pris que par la conscience très clairvoyante qui s’y manifeste de l’audace de L’Esprit des lois, et Montesquieu l’a bien compris qui s’est empressé de leur opposer sa Défense. La Sorbonne et l’Index nous font pénétrer dans des mondes très différents, où l’examen des ouvrages qui y sont déférés les soumet à des procédures et à des modes de jugement [7] d’une impersonnalité tout institutionnelle, mais censée porter ainsi la voix de l’orthodoxie même. On distinguera pourtant la Sorbonne, qui entre au premier chef dans le concert des gardiens de la religion du Royaume, et la Congrégation de l’Index, dont les procédures paraissent plus souples et plus évolutives [8], mais dont les décisions ne sont normalement pas reçues en France, selon l’adage In Gallia Index non viget.
À partir du moment où l’ouvrage se diffuse assez largement, avec la contrefaçon parisienne publiée en janvier 1749, les acteurs entrent progressivement en scène. Le journal des jésuites relève très vite, en avril, quelques propositions qui blessent « directement ou indirectement » la religion, mais dans une simple « lettre » au P. Berthier, et avec une modération et des égards marqués. C’est dans un long compte rendu que le gazetier janséniste dresse, en octobre, un acte d’accusation en règle. Au début de 1750, sur une dénonciation venue très probablement de Paris, la Congrégation de l’Index charge un consulteur de rédiger un rapport. Enfin en août de la même année l’assemblée générale des docteurs de Sorbonne nomme une commission chargée d’examiner plusieurs ouvrages irréligieux, dont L’Esprit des lois. Les délais successifs de ces réactions contrastent avec la rapidité de celles que suscitent dans les années suivantes la thèse de l’abbé de Prades et plus encore De l’esprit d’Helvétius et l’Émile de Rousseau.
Le nom de Montesquieu n’est évidemment jamais prononcé : L’Esprit des lois a paru anonyme, et l’on se garde de porter atteinte à la personne de l’auteur. Le procès se poursuit sous une convention d’anonymat générale et permanente. Les parties se combattent sans se nommer. Dans sa Défense, parue au début de février 1750, Montesquieu ne désigne les Nouvelles ecclésiastiques que comme « deux feuilles » ou « deux écrits ». Dans une très rapide réplique à l’apologie de Montesquieu les jésuites éludent une querelle théologique que lui-même avait éludée avant eux. Des très lentes procédures de la Sorbonne jusqu’au projet de censure du 1er août 1752 et à la décision de la publier de juin 1754 (décision jamais appliquée), rien n’est connu du public, sauf par quelques nouvelles et réflexions acerbes de la gazette janséniste [9]. La censure romaine, qui d’un rapporteur à l’autre traîne jusqu’en novembre 1751, par essence secrète, n’aboutit en mars 1752 qu’à un décret de condamnation collectif, qui ne reçoit aucun écho en France.
Ces délais, l’échec de la censure de la Sorbonne sont le signe d’une gêne, qui inspire une démarche ambiguë et incertaine. C’est une gazette oppositionnelle et clandestine qui sonne l’alarme. L’assemblée du clergé de France, réunie en juillet 1750, dans une situation tendue de résistance à l’autorité royale, songe bien à dénoncer les mauvais livres, mais détourne toute sa colère sur l’ouvrage, bien plus dangereux à ses yeux, d’un avocat qui infirme par l’histoire le bien fondé des « immunités ecclésiastiques », c’est-à-dire des privilèges fiscaux du clergé [10]. La Sorbonne, de son côté, doit faire face à une situation extrêmement délicate : contrainte de sévir, des considérations de convenance politique et sociale l’empêchent d’y parvenir.
Le cas de Montesquieu, à cet égard, est à la fois indissociable et différent de celui d’une autre victime de l’accusation janséniste, Buffon [11], dont l’Histoire naturelle fait également partie des ouvrages que la Sorbonne décide d’examiner [12]. Il vaut la peine de s’attarder un peu sur cet épisode assez révélateur. Averti, Buffon déclare à un député chargé de l’examen qu’il est disposé à satisfaire la Faculté sur tout ce qu’elle trouvera de répréhensible ; le syndic et les députés, ne pouvant trop louer « une résolution aussi chrétienne », lui envoient une liste de propositions ; il répond à ce bon procédé par une rétractation qui ne laisse rien à désirer, et qu’il promet de publier dans le prochain volume ; le syndic et les députés reçoivent cette promesse « avec une extrême joie ». Tout cela mené fort rondement, entre le 15 janvier et le 4 mai 1751 [13]. Buffon a donc pris un parti tout différent de celui de Montesquieu ; il trouve la Défense de L’Esprit des lois « du meilleur ton », mais se refuse à répondre « un seul mot » aux Nouvelles ecclésiastiques [14], et à la fin d’avril 1751 il exprime sa satisfaction d’en être « quitte » avec la Sorbonne alors que Montesquieu n’est pas encore « hors d’affaire » [15].
Il en est en effet encore loin à cette date. Supposons, et nous sommes en droit de le faire, qu’il n’ait pas voulu imiter la conduite de Buffon. Mais le pouvait-il ? Sans doute étaient-ils membres l’un et l’autre des académies royales et, faisant partie de ce que nous appelons les élites sociales et culturelles, jouissaient-ils d’appuis influents. Nous avons peu d’indices sur ceux qui ont permis à Montesquieu de retarder la censure puis d’échapper à sa publication. Nous ne savons rien des manœuvres qui, probablement pendant l’automne de 1750, ont rendu possible l’échange édifiant de correspondance dont Buffon se prévaut avec affectation. Il paraît évident en tout cas qu’il bénéficiait d’une situation bien meilleure que celle de Montesquieu : d’un côté un ouvrage publié par l’Imprimerie royale, orné d’une dédicace au roi signée de Buffon, « Intendant de votre Jardin », et Daubenton ; de l’autre un ouvrage anonyme, publié à l’étranger, réimprimé à Paris toujours sous adresse étrangère, ce qui suppose une permission certes, mais dans la zone inférieure de la simple tolérance. Comme l’a écrit J. Roger, Buffon était « insoupçonnable », « intouchable » et, avec l’heureux dénouement ménagé par la Sorbonne, « l’honneur était sauf et les théologiens, eux aussi, devaient être bien soulagés » [16].
Au tournant des années 1750 les autorités ecclésiastiques doivent donc faire face à une conjoncture toute nouvelle. La gazette janséniste, jusque là uniquement occupée de la défense des appelants et de la lutte contre les constitutionnaires, lance une campagne inattendue contre les « livres impies ». On peut en supposer les raisons : nouveau front contre les jésuites accusés de complaisance, contre le pouvoir qui les soutient et qui tolère l’irréligion, installée au sommet de la société et de l’État, enfin contre les « pasteurs » insensibles au progrès du mal, c’est-à-dire la hiérarchie épiscopale et la Faculté de théologie [17]. La chronologie est éloquente : les Nouvelles ecclésiastiques lancent leur campagne de la fin de 1749 au début de 1750 ; l’assemblée générale du clergé réagit en juillet, le cardinal de La Rochefoucauld porte ses plaintes au roi, qui se dit « très-scandalisé » des « mauvais libelles » répandus dans Paris et dans tout le royaume [18] ; le 1er août l’assemblée générale des docteurs de Sorbonne nomme des députés pour rechercher et examiner les livres qui « ne visent qu’à la ruine de la religion ».
Pourtant ce premier sursaut est encore incertain et assez mou. L’assemblée du clergé, nous l’avons vu, ne répond qu’à l’urgence de défendre ses « immunités ». La Sorbonne prend son temps et donne à Montesquieu tout loisir de se défendre [19], ce qui ne s’explique pas uniquement par des raisons de convenance ou des pressions extérieures : les docteurs semblent examiner avec quelque difficulté des ouvrages qui ne font pas partie de leur champ habituel de compétence, comme le prouvent leur hésitation dans la censure de certaines propositions de L’Esprit des lois et quelques bizarreries que Montesquieu leur fait délicatement remarquer dans ses Réponses. Rien n’annonce alors la grande censure de L’Esprit, et celles qui suivront contre l’Émile [20] et Bélisaire.
Dans un contexte ecclésiastique totalement différent, la censure romaine produit une impression assez semblable et autorise les mêmes conclusions. L’ouverture des archives de la Congrégation pour la doctrine de la foi (Saint-Office et Index) a permis non seulement de réunir le dossier complet des rapports sur L’Esprit des lois, mais de le situer dans l’histoire des relations entre l’Église et les « Lumières ». La dénonciation vise encore les deux principales victimes de la critique janséniste : Montesquieu, averti en janvier, demande l’aide de l’ambassadeur de France à Rome, le duc de Nivernais ; Buffon, averti peut-être un peu plus tard, en fait autant en avril [21]. L’intervention de l’ambassadeur a dû être beaucoup plus efficace pour ce dernier que pour Montesquieu, puisque ne subsiste apparemment aucune trace de poursuite contre lui dans les archives romaines.
Deux rapports successifs sont présentés à la Congrégation de l’Index en décembre 1750 et en novembre 1751, et le décret de condamnation (où L’Esprit des lois figure parmi d’autres ouvrages) est publié seulement en mars 1752. Les consulteurs sont gens cultivés, surtout le premier, Mgr Bottari, connu pour sa science et sa courtoisie, et qui avant d’être chargé du rapport avait exprimé en privé son admiration pour l’ouvrage : il fait passer ses premières notes à Montesquieu, qui a la possibilité de répondre. Quel qu’ait été le verdict final, le déroulement du procès romain, comme celui de la Sorbonne et plus encore, même s’il a duré moins longtemps, révèle la prudence des juges, leurs égards pour l’auteur, la temporisation et la circonspection de la Cour pontificale.
Les chercheurs qui ont analysé la réaction de l’Index aux ouvrages « philosophiques », surtout français, ou anglais à travers des traductions françaises, ont remarqué un retard dans les débuts, puis une lente croissance des condamnations. En outre les jugements sont formulés très longtemps par référence aux catégories anciennes de l’« hérésie », avec une attention particulière portée à tout ce qui porte atteinte aux prérogatives du pouvoir spirituel et aux privilèges temporels de l’Église. C’est avec la double censure de l’Encyclopédie , par l’Index et par le Saint-Office que l’autorité romaine identifie une nouvelle forme d’incrédulité et prend conscience d’une attaque concertée contre l’Église [22]. Dans cette évolution, L’Esprit des lois semble ouvrir une étape intermédiaire où s’accroît l’activité de l’Index contre les productions « philosophiques », se rattrapent des retards et se réparent des oublis, comme le prouve la multiplication des censures d’œuvres de Voltaire à ce moment, par exemple celle des Lettres philosophiques en 1752 [23]. Dans le déroulement même de l’examen de L’Esprit des lois il est permis de percevoir une évolution : du rapport de Mgr Bottari, centré sur un aspect gallican et régalien, à celui de Mgr Emaldi, qui réunit à peu près toutes les accusations des Nouvelles ecclésiastiques et dénonce le rationalisme de L’Esprit des lois, on constate un déplacement d’accent, une extension du champ de la critique et une aggravation de la condamnation.
Pour tenter d’échapper à la censure ecclésiastique, Montesquieu ne pouvait sans doute pas, comme Buffon à l’abri du Jardin du roi, emprunter la voie courte de la rétractation formelle. Mais il ne semble pas qu’il y ait jamais songé. Il s’est au contraire engagé très vite dans la voie périlleuse de l’apologie personnelle, qu’il a crue propre non seulement à convaincre le public de la justice de sa cause, mais à écarter la menace de la condamnation romaine, qui l’a beaucoup préoccupé. Et s’il a toujours considéré les théologiens avec le plus profond mépris, il n’a pas négligé de leur répondre.
On n’a pas mesuré suffisamment, en général, la singularité de cette attitude. Même si d’autres écrivains laïques de cette époque ont tenté de plaider leur cause dans une situation analogue [24], aucun d’entre eux n’a écrit une Défense, qui par le titre s’inscrit dans la tradition de la controverse religieuse. Voltaire ne réutilisera ce titre que par dérision, dans la Défense de mon oncle. Montesquieu en joue sans doute de façon ambiguë, mais cette ambiguïté même fait question. Il dénonce la violence de son adversaire, l’absurdité de ses raisonnements, mais enfin il défend passionnément, laborieusement, sa « catholicité », au prix même de faux-fuyants et de paralogismes. À la Cour de Rome, à la Sorbonne il réitère les assurances de soumission et les promesses de corrections dans une nouvelle édition de son ouvrage. Ces corrections, il en est beaucoup qu’il ne fait pas, mais il en fait aussi plusieurs. Démarche double, sinon fausse, déjà perceptible dans la Défense, où aux deux premières parties apologétiques et contraintes s’oppose une troisième partie où s’expriment un détachement supérieur et la conscience hautaine de sa modernité.
Comment expliquer cette duplicité ? Montesquieu n’est pas Voltaire, qui après avoir frappé s’enfuit, revient lorsque l’orage est passé, avant de chercher définitivement un lieu de sûreté hors des frontières. Il n’a jamais été question pour lui ni de se taire, ni de s’expatrier. Il se fait publier à l’étranger, sans nom d’auteur, mais il ne s’en expose qu’à peine moins, et cette exposition illusoirement voilée fait partie de son dessein. Il oppose immédiatement à ses critiques le succès européen de son ouvrage : en janvier 1750, à l’intention de la Curie romaine, il s’autorise de « vingt-deux éditions » [25]. Il tient à porter le procès devant le « public » ; il pense même un instant à défier devant ce tribunal le P. Concina, dominicain italien, qui l’a attaqué en latin dans une épaisse théologie morale. Mais ce recours très moderne à l’opinion va nécessairement de pair avec le souci de ménager les institutions gardiennes de l’orthodoxie et le pouvoir qui les soutient. Montesquieu a compris que la violente critique de L’Esprit des lois par la gazette janséniste ne pouvait rester sans écho, et lorsqu’il apprend les poursuites de l’Index, il sait d’où vient la dénonciation [26].
Ce mélange d’exposition voulue et de prudent retrait paraît être le ressort de la Défense, qui redouble le coup d’éclat public de L’Esprit des lois et dresse le portrait de l’innocent persécuté par des théologiens jansénistes obtus et imbus des préjugés de leur parti. Le risque est calculé, puisque Montesquieu peut compter sur la neutralité du pouvoir politique (L’Esprit des lois est réimprimé, la Défense imprimée à Paris par permission tacite) tant que les autorités religieuses ne crient pas trop fort. Il n’est pas mauvais non plus pour lui, à cet égard, de se poser en victime d’une gazette interdite, en rupture avec l’Église de France officielle. En outre son rang, les honneurs, la considération dont il jouit lui assurent des appuis précieux. Il peut ainsi retarder et finalement étouffer la censure de la Sorbonne ; la réponse qu’il prend la peine d’y faire prouve cependant qu’il tentait de la satisfaire.
Il a déployé jusqu’en 1753 une énergie considérable pour essayer de faire croire à son orthodoxie en multipliant les explications et les concessions. Mais il a gagné le pari de tenir bon sans rétractation hypocrite ni humiliation. Sans doute a-t-il bénéficié d’un moment favorable où la « philosophie » n’avait pas encore révélé toute sa force de contestation et contraint les autorités religieuses et politiques (non sans réticences) à sévir. L’issue de son long combat n’en est pas moins remarquable.
Il ne suffit pas de l’expliquer par l’habileté ou la chance. Car une autre singularité de Montesquieu tient au fond même de la question, à l’objet du procès : L’Esprit des lois, ouvrage dénoncé comme « impie », poursuivi par les gardiens officiels de l’orthodoxie, mais dont l’auteur récuse avec force la censure et peut y opposer, en les puisant dans ce même ouvrage, les déclarations les plus formelles en faveur de la religion chrétienne.
Les censeurs traitent ce paradoxe de façons fort différentes. Les Nouvelles ecclésiastiques y apportent une réponse très simple : disciple de Spinoza, Montesquieu imite son imposture ; ses protestations d’orthodoxie, artifice très ordinaire de « Messieurs de la Religion naturelle », dénoncent plus encore son incrédulité. La méthode d’extraction des « propositions » que pratique la Sorbonne rend la question sans objet : le texte censuré n’existe pas en dehors des points précis où l’on a reconnu l’erreur et l’hérésie. Les consulteurs romains font preuve de plus de souplesse, mais on constate de l’un à l’autre une sévérité accrue : Mgr Bottari déplore l’excessive animosité des Nouvelles ecclésiastiques et croit à la sincérité de l’auteur de L’Esprit des lois ; Mgr Emaldi concède seulement, avec une feinte et froide indulgence, qu’il s’est « de temps à autre souvenu de professer la religion chrétienne ».
Les censeurs n’ont pas non plus été totalement d’accord pour définir l’impiété de l’ouvrage. Une confrontation de l’ensemble des censures ecclésiastiques dans les périodiques (Mémoires de Trévoux, Nouvelles ecclésiastiques) ou de source institutionnelle (Sorbonne, Index en tenant compte des deux rapports) est instructive [27]. Soixante chapitres ont fait l’objet d’une ou plusieurs critiques. Ceux pourtant sur lesquels tous les censeurs ou la majorité d’entre eux se rencontrent ne sont pas fort nombreux : une petite quinzaine, soit environ le quart [28]. On ne s’étonne pas de constater un large accord lorsque Montesquieu ôte à l’Église le recours au bras séculier (XII, 4), récuse l’autorité absolue dont elle se prévaut pour dicter les règles des mœurs (XIV, 12, XVI, 4), met en doute l’autorité divine des lois mosaïques (XVI, 15), nie de fait la mission universelle de l’Église en rapportant au lieu et au climat les bornes des religions (XXIV, 24, 26), exalte le stoïcisme et l’empereur Julien (XXIV, 10), met fâcheusement en relation monachisme et paresse (XIV, 7, XXIII, 29), fait de la tolérance une loi politique générale (XXV, 9, 10), énerve les préceptes religieux en les réduisant à des conseils et déplore les effets désastreux des lois tirées de l’idée chrétienne de « perfection » (XXIV, 7, XXII, 19, XXIII, 21). On voit ainsi se dégager l’objet central du procès, ce que dans L’Esprit des lois l’Église considère comme la contestation majeure de sa primauté et de la fonction régulatrice suprême qu’elle revendique.
Les autres critiques, émanées de deux sources ou d’une seule, font parfois figure de curiosité : lorsque les jésuites de Trévoux s’attardent avec complaisance sur l’aristocratie censitaire instituée par Antipater, ils indiquent leur intention de se dérober au combat religieux ; personne, hors les docteurs de Sorbonne, n’a pensé que Montesquieu bafouait la Providence divine en ne lui attribuant pas directement la perte des Cananéens. Mais les prises de position isolées manifestent aussi, sur des questions importantes, des préoccupations significatives, souvent divergentes. Dans la dénonciation du « spinozisme » du livre I par le critique janséniste s’expriment la virulence extrême de son engagement et une sorte d’obsession ; sa condamnation absolue de l’« usure » et même de l’« usure maritime » signale une rigueur théologique singulière. Beaucoup plus remarquable encore l’opposition criante entre les censeurs romains et les censeurs français gallicans sur les rapports entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel, l’Inquisition et l’immunité des biens du clergé : les consulteurs de l’Index se retrouvent seuls pour faire du livre XXVI un objet capital de condamnation [29].
Seul le rapport de Mgr Emaldi pour la Congrégation de l’Index est resté totalement inconnu de Montesquieu ; Mgr Bottari l’a tenu informé du sien sans doute presque jusqu’à la fin, mais rien n’a été conservé des réflexions que Montesquieu lui a envoyées dans le courant de l’année 1750. La Défense de l’Esprit des lois et les Réponses et explications adressées à la Sorbonne nous permettent toutefois amplement de comprendre et de juger la façon dont il a organisé et conçu sa défense, et ce qu’elle nous révèle de la place et du sens qu’il entend y donner à la religion chrétienne [30].
La Défense et les Réponses sont deux textes totalement différents, par la destination, le ton, l’argumentation. La première porte devant le public le procès intenté par la gazette janséniste, mêle l’éloquence indignée à l’ironie et au sarcasme, la disqualification et le démontage logique du discours adverse à l’auto-justification opiniâtre et à la « réflexion » morale sur les mobiles de la critique. Les secondes, à l’usage des seuls docteurs de Sorbonne, toutes pénétrées d’une volonté de conciliation, accumulent les marques de soumission et opposent théologie à théologie, citant même longuement saint Thomas d’Aquin. À cette tâche Montesquieu à consenti beaucoup d’efforts. On a établi le bilan des promesses de correction, tenues ou non, et l’on en a conclu avec raison que Montesquieu avait opposé une grande fermeté à ses censeurs et n’avait fait que des concessions insignifiantes, à en juger par le texte posthume de 1757 [31]. Mais une autre question doit toujours être posée : pourquoi alors tant de protestations d’orthodoxie, tant de feintes concessions ?
Écartons maintenant le motif de prudence évoqué plus haut. Il faut en tenir compte, mais donner aussi leur place, sans doute la plus importante, à d’autres considérations. Car nous rencontrons ici une aporie dont on ne voit pas, semble-t-il, d’exemple comparable dans la production « philosophique » du XVIIIe siècle : d’un côté une œuvre qui conteste radicalement quelques-unes des prétentions centrales de l’Église catholique (la liste des propositions les plus censurées le montre assez), de l’autre des expressions de respect, d’admiration pour la religion chrétienne, l’exaltation des bienfaits moraux, sociaux, politiques qui lui sont dus. La thèse de l’imposture offrait un dénouement trop facile, car l’accent des textes, l’inquiétude, l’ardeur de se justifier n’ont rien de commun avec les expressions de respect hypocrite et provocant dont les « philosophes » se faisaient un jeu.
Quand Montesquieu répète au critique janséniste qu’il n’est pas théologien mais « jurisconsulte » et fait ensuite de cet argument un résumé de sa Défense, il tient pour acquis un partage qu’un théologien rigoriste n’acceptera jamais, puisqu’il suppose qu’il est des questions, non plus en physique mais dans le lieu central de la théologie morale, qui échappent à l’emprise de la religion. Tous les censeurs ne se réfèrent pas à Domat, jurisconsulte pieux, et ne rapportent pas à Dieu seul l’institution du mariage ; mais aucun ne peut s’accommoder d’une séparation presque totale entre les conduites morales et les préceptes religieux. Il était probablement plus facile à Buffon de rétracter, selon ses propres termes, une « pure supposition philosophique » qui heurtait de front la cosmologie inspirée, qu’à Montesquieu de justifier une interprétation générale des lois humaines libérée des présupposés religieux. L’attaque devait paraître plus profonde et plus sournoise, car elle portait sur le règlement des mœurs, donc au cœur de la mission d’enseignement et de contrôle des sociétés que se proposait l’Église. Parmi les « sciences » dont Montesquieu revendique l’autonomie dans la troisième partie de la Défense, celle qui se fait jour dans L’Esprit des lois est sans doute la plus nouvelle et la plus dangereuse pour une théologie morale dont elle conteste un domaine de juridiction directe. Remarquons d’ailleurs la ruse et le piège des mots : autant « jurisconsulte » euphémise l’audace de la démarche théorique, autant « théologien » vieillit et rigidifie l’adversaire. À la place du premier Montesquieu aurait pu dire « philosophe », les dernières réflexions de la Défense le laissent entendre, mais il a préféré l’allusion à une forme traditionnelle et respectable de liberté, allusion qui devient clairement gallicane lorsque, dans un moment d’irritation au cours de la procédure romaine, il s’écrie : « moi, jurisconsulte français » [32].
Le jurisconsulte, dans le rôle qu’il lui donne, est celui qui observe la diversité du monde et en rend compte ; il le dit sous mille formes, c’est un thème majeur de la Défense ; le théologien au contraire postule et impose toujours l’uniformité et la permanence [33]. Montesquieu prétend conclure un acte de bonne entente et de non-agression entre les « sciences humaines », dont l’activité est consacrée tout entière à la découverte et à la nouveauté, et la « théologie » conçue comme conservatoire des vérités révélées, invariables par essence. Il ne mène jamais le combat des déistes : il n’oppose au critique janséniste que la « religion naturelle » d’Abbadie, ce qui est très correct, et ne conteste jamais les vérités révélées. Il peut donc en laisser fort généreusement le dépôt intact aux théologiens. L’intention qui dicte semblable répartition des domaines de compétence est nécessairement suspecte. Elle fait fi du rapport réel entre les partenaires de ce pacte trompeur, elle feint d’ignorer ou d’oublier toutes les occasions de contestation qui les mettent aux prises, et que Montesquieu a répandues dans L’Esprit des lois. Il mène constamment un double jeu qui consiste à se défendre tour à tour en récusant la théologie et en s’en réclamant, à soustraire la « vraie religion » à la juridiction des « sciences humaines » et à l’y soumettre, à déplacer les frontières entre les sciences et entre leurs objets [34].
Le degré d’obligation attachée aux préceptes évangéliques offre un objet de discorde d’un intérêt particulier. La distinction des préceptes et des conseils, admise en théologie, y donnait lieu aussi à des interprétations épineuses et opposée [35]. Montesquieu en joue de façon ambiguë. Ses censeurs (surtout le gazetier janséniste, le plus rigoriste) lui reprochent de réduire les préceptes les plus clairs, l’interdit de l’« usure » par exemple, à de simples conseils réservés à ceux qui s’entêtent des « idées de perfection », c’est-à-dire de les rendre vains dans la conduite ordinaire de la vie et du plus grand nombre. À cette objection, qui paraît fondée, il oppose sa réfutation du fameux « paradoxe » de la « société de vrais chrétiens », que selon Bayle l’observation exacte des préceptes de l’Évangile conduirait à la ruine. Peu importe qu’il s’abuse ou veuille abuser en la croyant victorieuse, car le seul fait qu’il l’ait formulée avec tant d’éclat et s’en soit fait « gloire » mérite attention. Pourquoi, au prix d’une contradiction que certains ont relevée, a-t-il voulu vanter l’excellence et l’efficacité sociales de la religion chrétienne alors même que ses principes et son analyse politiques en proposaient la quasi-négation [36] ? Les chapitres dirigés contre Bayle font partie des textes de L’Esprit des lois les plus anciennement rédigés [37] ; ils n’expriment pas une opinion d’opportunité ou de circonstance. On doit donc constater une incohérence logique, signe d’une tension entre des postulats et des conclusions contraires, et de l’impossibilité de les concilier.
Voilà où se trouve peut-être le moteur secret du travail apologétique de Montesquieu, de l’acharnement qu’il a mis à justifier une position intenable, qui consistait à se déclarer théologiquement insoupçonnable tout en retirant à la religion chrétienne, de droit et de fait, le privilège de régulation sociale qu’elle revendiquait. Sans doute, selon les sujets, peut-il jouer sur les nuances et les divergences entre les traditions théologiques, et il ne s’en prive pas contre le gazetier janséniste, espérant ainsi mettre à son crédit l’hostilité d’augustiniens extrémistes. Mais sur les sujets essentiels, tenant à la primauté et à la mission universelle de l’Église, la rupture n’en est pas moins inévitable.
À l’accusation d’imposture et aux « insultes » près, le gazetier était fondé à dénoncer ce qui nous apparaît comme un mixte étrange d’attachement et de rejet, de respect et d’agression, respect équivoque, agression diffuse et oblique. La Défense manifeste à l’égard de la religion chrétienne une attitude indéfinissable. Ce n’est pas un « christianisme raisonnable » puisqu’il n’est jamais question d’accorder les mystères avec la raison. Certaines affirmations côtoient le déisme, mais sans sa visée constitutive, la disqualification et la critique systématique des religions positives. S’il fallait proposer une formule approximative, pourrait-on parler de christianisme sans théologie, de catholicité sans Église, sinon une Église qui perdant tous ses privilèges ne garderait sur les consciences qu’un pouvoir de direction limité, hypothétique et idéal [38] ? Dans le partage entre l’empire anciennement établi de la religion chrétienne et celui des « sciences humaines » en cours de constitution, Montesquieu laisse subsister une frontière lors même que le second ne concède plus au premier qu’une place problématique et illusoire.
De là les louvoiements, les faux-fuyants de la Défense. Montesquieu n’y peut pas affirmer, ni penser, une rupture avec la religion et une dépossession de ses droits vers lesquelles il tend, mais qu’il ne veut pas totales.
Il a une façon admirable de dire qu’il accepte toutes les corrections qu’on lui imposera pour ne pas faire de « peine aux gens simples » [39]. Montesquieu lui-même est très compliqué, et les « gens simples », qui ne sont pas toujours où l’on croit, ont vite éprouvé le besoin de le simplifier. En 1753, dans la Suite de la Défense de l’Esprit des lois, La Beaumelle lui prête des opinions passionnées, inspirées de la controverse protestante et d’un « patriotisme » moderne, qui semblent prouver de sa part un zèle méritoire mais aussi une certaine incompréhension de celui qu’il entend défendre [40]. Pourtant de nombreux documents attestent entre l’un et l’autre une forme d’entente et de complicité ; en encourageant La Beaumelle à écrire cette Suite, en autorisant l’auteur en privé avant de désavouer l’œuvre en public, Montesquieu pratique encore en sous-main le double jeu. Le frère de La Beaumelle lui reproche d’avoir « outré le montesquieusisme » [41] : la version polémique et protestante que La Beaumelle donne de Montesquieu le trahit, mais cette trahison fait par certains côtés figure de révélation, de provocation par procuration. La simplification peut avoir quelque vertu, et livrer accès à quelque vérité. Un peu plus tard, et Montesquieu n’y est plus pour rien, c’est l’enrôlement dans la « philosophie » par le rusé D’Alembert, qui sans être dupe sait très bien duper les autres, et dont l’Éloge de 1755 impose l’image trompeuse de la victime offerte aux coups de persécuteurs fanatiques et imbéciles [42].
Depuis lors, quelques nuances qu’on ait mises dans l’analyse, on ne s’est pas vraiment écarté de cette vulgate édifiante. Il faut relire Montesquieu, lui rendre sa responsabilité, sa force de contestation à la fois mesurée et hardie, ses contradictions, ses ambiguïtés, bref sa liberté. Il faut rendre aussi à l’Église romaine, dont L’Esprit des lois minait quelques certitudes fondamentales, la liberté qu’a toute institution de se défendre : elle l’exerce encore, en ce milieu du XVIIIe siècle, avec une certaine indécision contre les ouvrages philosophiques, soit par l’habitude d’observer de plus près ses ennemis intérieurs et de leur réserver ses coups les plus rudes, ou faute de prendre la mesure de ce nouveau péril, mais aussi de savoir comment sévir contre une subversion venue du sommet politiquement protégé de la hiérarchie sociale. Cette vue perspective de la censure de L’Esprit des lois, qui du côté du défenseur comme des dénonciateurs fait la part de la confusion et de l’incertitude, paraît assez conforme à l’esprit de Montesquieu : car le bon sens consiste beaucoup à connaître les nuances des choses.
Lord Chesterfield, dans une lettre à Guasco, regrettait que Montesquieu n’ai pas écrit en Angleterre où, sans être arrêté « par la crainte du ministère », il aurait eu « le courage de tout dire ». Helvétius, qui cite cette lettre, déplore plus généralement la « petite politique » des États monarchiques qui contraint quiconque s’élève aux « grandes idées » « d’en énerver la force par le louche, l’énigmatique et la foiblesse de l’expression » [43]. On est fort tenté de penser de la religion ce qui est dit de la politique, mais à condition d’être moins assuré et moins simple qu’Helvétius. Montesquieu aurait-il gagné à plus de « clarté », et quelle clarté ? Pouvait-il y parvenir ou seulement le vouloir ? Qu’y aurions-nous gagné ? Sachons donc gré à la censure, extérieure mais aussi intérieure, du bénéfice inestimable que nous procurent le louche, l’énigmatique et la faiblesse de l’expression.