De Mandeville à Montesquieu : honneur, luxe et dépense noble dans L’Esprit des lois Première publication : Studi francesi 50 (1973), p. 238-249

, par Volpilhac-Auger, Catherine

De Mandeville à Montesquieu :

honneur, luxe et dépense noble dans L’Esprit des lois

« Le luxe est singulièrement propre aux monarchies » (VII, 4 [1] : cette affirmation de Montesquieu présente le luxe comme un état de fait qui, de tout temps, a accompagné le régime monarchique. Mais le luxe est aussi la conséquence d’une structure inégalitaire de la société, qui trouve son expression parfaite dans le principe de l’honneur ; l’ordre des choses le justifie. La simple constatation devient, donc, découverte d’une légalité. Le luxe contribue à compléter un modèle politique, il en fait surgir les implications économiques. Cette démarche de la pensée de Montesquieu, étant donné les liens affectifs d’appartenance qui l’unissent à la monarchie française, la place éminente qu’elle occupe dans son système des gouvernements, signale une adhésion intime aux valeurs nouvelles que la morale du luxe impose depuis le début du XVIIIe siècle et, surtout, depuis les années 1730-1740, où paraissent l’Essai politique sur le commerce de Melon, Le Mondain de Voltaire et la traduction française de La Fable des abeilles de Mandeville. Les Lettres persanes avaient déjà bien montré combien Montesquieu était convaincu des bienfaits économiques, sociaux, culturels du luxe [2]. Mais il n’avait pas encore songé à en faire un trait constitutif de la monarchie. Dans L’Esprit des lois, le luxe entre dans une chaîne conceptuelle qui lui donne une signification plus spécifique. L’édifice social de la monarchie, son mode de fonctionnement, sont fatalement compromis avec le luxe. L’honneur y tient de fort près.

C’est le sens de cette connexion que nous voudrions tenter de dégager. Et il semble que la présence discrète, mais réitérée, de Mandeville dans L’Esprit des lois peut nous y aider dans une certaine mesure. Il ne s’agit pas de rouvrir le dossier des « sources » de Montesquieu [3]. Que par deux fois il renvoie son lecteur à la Fable des abeilles (VII, 1 ; XIX, 8), qu’il la commente avec faveur dans une de ses Pensées [4], n’a pas en soi grande importance. Mais ce qui est extrêmement significatif, c’est qu’il ait eu recours à ce type de pensée, paradoxale, cynique, toute tournée vers la revendication d’une jouissance bourgeoise de la richesse commerçante et manufacturière, d’une consommation de luxe généralisée, pour définir un aspect de sa propre conception de la monarchie française, et du modèle idéal qu’il en construit dans L’Esprit des lois. Mandeville apparaît dès lors comme une référence décisive, qui nous installe au cœur même de l’enquête et de l’interrogation de Montesquieu sur la société nobiliaire de son temps [5].

I. Le luxe suppose une dépense proportionnelle à l’inégalité des fortunes, pour que l’argent ne cesse pas de circuler : « Ainsi, pour que l’État monarchique se soutienne, le luxe doit aller en croissant, du laboureur à l’artisan, au négociant, aux nobles, aux magistrats, aux grands seigneurs, aux traitants principaux, aux princes ; sans quoi tout serait perdu » (VII, 4). Le fonctionnement de la monarchie exige donc une dynamique de la dépense, qui emporte tous les ordres (avec toutefois la notable exception du clergé que Montesquieu accuse ailleurs de « paralyser » l’argent [6]) dans une consommation de biens qui entretient et excite le mouvement économique. « Les républiques finissent par le luxe, les monarchies par la pauvreté » (VII, 4).

Toute l’éthique de la monarchie doit donc viser à multiplier les besoins, les désirs et les passions, à créer la course à la fortune et à la jouissance des produits de luxe qu’elle procure. C’est ici qu’intervient l’« honneur », en tant que mobile économique. « Dans une monarchie où l’honneur règne seul, le prince ne récompenserait que par des distinctions, si les distinctions que l’honneur établit n’étaient jointes à un luxe qui donne nécessairement des besoins : le prince y récompense donc par des honneurs qui mènent à la fortune » (V, 18). L’honneur ne recherche pas directement la fortune. Il l’obtient par surcroît. Il se corrompt, et entraîne la monarchie dans sa corruption, lorsqu’il « a été mis en contradiction avec les honneurs, et que l’on peut être à la fois couvert d’infamie et de dignités » (VIII, 7). Mais, tant qu’il conserve sa dignité et son efficacité de « principe » politique, une heureuse complémentarité unit ses motivations nobles et les gratifications qui lui servent de récompense. Montesquieu ne songe même pas à justifier cette finalité économique inhérente à l’honneur. Il la trouve inscrite dans la nature même de la société monarchique.

Mais cette finalité n’est pas seulement de l’ordre d’un droit implicite dont il n’est même pas nécessaire de développer les présupposés. Elle tend à s’insinuer dans la conduite consciente de la noblesse, à l’orienter vers la recherche systématique des moyens de luxe. Sans doute, l’honneur se caractérise d’abord par des valeurs proprement nobiliaires, qui définissent la spécificité sociale et l’orgueil d’un ordre, ou d’une hiérarchie d’« états » : « la gloire et l’honneur sont pour cette noblesse qui ne connaît, qui ne voit, qui ne sent de vrai bien que l’honneur et la gloire » (XIII, 20) [7]. Mais l’honneur est loin de refléter simplement l’appartenance figée à un ordre : Montesquieu place au premier rang des éléments qui le composent « l’ambition », qui « donne la vie » à la monarchie (III, 7). « Dans les monarchies et les États despotiques, personne n’aspire à l’égalité ; cela ne vient pas même dans l’idée ; chacun y tend à la supériorité. Les gens des conditions les plus basses ne désirent d’en sortir que pour être les maîtres des autres » (V, 4). « L’effet de la richesse d’un pays, c’est de mettre de l’ambition dans tous les cœurs » (XIII, 2). Tout se passe donc comme si l’honneur monarchique se trouvait investi de toute la puissance de l’« intérêt », « le plus grand monarque de la terre », que Montesquieu avait déjà, dans les Lettres persanes, représenté comme le moteur de l’économie [8]. L’ambition bourgeoise de la fortune s’insinue à l’intérieur du principe nobiliaire traditionnel. Dans une société riche, où la « dépense » est un signe primordial de situation sociale, l’honneur est aussi la poursuite de la fortune. Cette ambiguïté éclaire en profondeur, nous le verrons, la conception que Montesquieu se fait de la monarchie, et les présupposés économiques et sociaux qui la commandent [9].

L’honneur est d’autant plus compromis avec les passions, qu’il a dégénéré en un art de vivre frivole. Toutes les vertus qu’il ordonne composent un spectacle en trompe-l’œil, dont Montesquieu montre l’imposture dans son brillant chapitre sur l’éducation dans les monarchies (IV, 2). Le lieu où se transmet le code moderne de l’honneur, c’est le « monde » ; l’art d’être noble se réduit à celui de paraître et de tromper, de cacher ses passions sous des apparences flatteuses ; bien plus, l’honneur qu’enseigne l’école du « monde » permet la galanterie, la ruse, l’adulation [10]. Il se réfugie dans la « délicatesse de goût en toutes choses, qui vient d’un usage continuel des superfluités d’une grande fortune » (ibid.). C’est dans cette analyse morale et sociale que Montesquieu paraît se souvenir le plus précisément de Mandeville, et du paradoxe de l’utilité des vices : moralement disqualifiés, le luxe et les comportements sociaux qu’il entraîne après lui trouvent leur compensation et leur justification dans le développement du commerce et de l’industrie : « à force de se rendre l’esprit frivole, on augmente sans cesse les branches de son commerce » (XIX, 8) [11] ; « La vanité est un aussi bon ressort pour un gouvernement, que l’orgueil en est un dangereux. Il n’y a pour cela qu’à se représenter, d’un côté, les biens sans nombre qui résultent de la vanité : de là le luxe, l’industrie, les arts, les modes, la politesse, le goût […] », et Montesquieu oppose à l’orgueil et à la paresse des Espagnols la vanité et l’activité des Français (XIX, 9). Mandeville avait mis ses contemporains devant le dilemme suivant : être innocent et pauvre, ou riche et perverti [12]. Il est vain de croire qu’on peut jouir des bienfaits de la civilisation, et préserver en même temps les droits de la vertu. Entre ces contradictoires, l’honneur monarchique a choisi ; il s’est engagé dans l’aventure économique.

Montesquieu considère d’un œil assez tranquille cette métamorphose de 1’honneur nobiliaire. Il est tout disposé à insister sur les avantages d’une apparente corruption morale ; il ne faut « point changer l’esprit général » des Français (XIX, 5), mais au contraire déceler une harmonie sous les dissonances : « La nature répare tout » (XIX, 6) [13]. L’ambition devenue vanité, désir effréné de jouir, loin de créer l’anarchie, compose un ordre spontané et objectif qui unit, dans une tension providentiellement surmontée, tous les intérêts individuels : « Vous diriez qu’il en est comme du système de l’univers, où il y a une force qui éloigne sans cesse du centre tous les corps, et une force de pesanteur qui les y ramène. L’honneur fait mouvoir toutes les parties du corps politique ; il les lie par son action même et il se trouve que chacun va au bien commun, croyant aller à ses intérêts particuliers » (III, 7). Ainsi la société monarchique imite et reproduit l’harmonie que Mandeville, dans l’esprit du libéralisme bourgeois qui s’affirme à l’époque, voyait à l’œuvre dans l’ensemble du monde économique et social [14]. Elle garde un ordre, par le jeu même du désordre ; une force de cohésion, analogue à la « pesanteur », combat les forces d’éclatement qui en travaillent toutes les parties, et qui concourent précisément à la produire. Tout est pour le mieux dans le monde anarchique des passions et des intérêts privés.

Montesquieu le rappelle avec insistance : l’honneur des monarchies est « philosophiquement » « faux » (III, 7 ; voir l’Avertissement de 1757 ; III, 5 ; XIX, 11). Il déploie ses effets dans une sphère qui échappe à la religion et à la moralité. En en faisant le ressort de la société monarchique, Montesquieu prenait parti dans le débat moral ouvert par Bayle, et poursuivi jusqu’au scandale par Mandeville. Il opérait un choix décisif dans l’interprétation des conduites économiques, sociales et politiques de son temps. Il accepte, en effet, le constat brutal d’opposition, que Bayle et Mandeville ont formulé, entre les valeurs réelles des sociétés prétendues chrétiennes, et les principes moraux dont elles se prévalent. « Il y a parmi les Chrétiens un certain honneur du monde, qui est directement contraire à l’esprit de l’Évangile. Je voudrois bien savoir, d’après quoi on a tiré ce plan d’honneur, duquel les Chrétiens sont si idolâtres, qu’ils lui sacrifient toutes choses. Est-ce parce qu’ils sçavent qu’il y a un Dieu […] qu’ils croient que c’est déroger à son honneur, que de laisser un affront impuni, que de céder la première place à un autre, que d’avoir moins de fierté et d’ambition que ses égaux ? On m’avouera que non [15] ». Même critique et même conclusion, sur un ton plus virulent, dans la longue Remarque R de la Fable des abeilles : l’honneur attaché à la distinction des rangs est un préjugé [16] inventé par de « rusés politiques » pour discipliner les ambitions et les instincts agressifs de l’homme en société ; il faut y voir un principe civilisateur [17] ; mais « la seule objection importante qu’on puisse faire contre l’Honneur moderne, c’est qu’il est directement opposé à la Religion […]. On est surpris de voir si peu de Vertu réelle sur la Terre, tandis qu’il y a partout tant d’Honneur réel ». Il satisfait toutes les passions, et « se permet plusieurs choses que la vertu se refuse scrupuleusement » ; il peut abandonner son prince s’il se croit lésé, être parfaitement libertin, et « coucher avec tout le monde », ou à peu près [18]. Autant de traits dont on perçoit les échos dans L’Esprit des lois, mais avec une résonance assez différente. Mandeville se livre à une critique acerbe de l’honneur aristocratique ; en ridiculisant l’héroïsme, il fixe un des thèmes polémiques de la bourgeoisie [19]. L’honneur est un sentiment artificiel, une duperie. Montesquieu tient de trop près à la morale de son ordre pour accepter une remise en cause aussi radicale. Mais en même temps il réalise une contamination que Mandeville avait seulement suggérée : dans l’honneur, avec les valeurs nobles, il fait confluer tous les vices et toutes les passions, ambition, vanité, frivolité, prodigalité, que Bayle et Mandeville avaient considérés comme les principes du luxe et du développement économique. Bayle invitait sarcastiquement à la grande libération des instincts : « Voulez-vous qu’une Nation soit assez forte pour résister à ses voisins ; laissez les maximes du Christianisme pour thème aux Prédicateurs ; conservez cela pour la théorie, et ramenez la pratique sous les loix de la Nature qui permet de rendre coup pour coup, et qui nous excite à nous élever au-dessus de notre état, à devenir plus riches et de meilleure condition que nos pères. Conservez à l’avarice et à l’ambition toute leur vivacité […] [20] ». Montesquieu accepte ce constat d’une rupture entre l’idéal moral et la pratique réelle de l’humanité. Et il en accepte d’autant plus aisément les conséquences (malgré quelques répugnances qui vont parfois jusqu’à la révolte) que ce « faux » honneur, qui récupère au passage toute la psychologie de l’individu économique analysée par Mandeville, est la source de biens infinis. Il joue dans la monarchie un rôle économique central : en consommant la richesse, il la reproduit et la suscite. Devenu une morale de la vanité, de la sociabilité brillante, il a cette vertu particulière d’enrichir encore l’État par ses dépenses ; il est un multiplicateur de richesses.

II. La filiation qui mène de Mandeville à Montesquieu atteste la vie d’une notion, qui s’enrichit et se modifie progressivement. L’ambiguïté de l’honneur a sa source dans la complexité des éléments qui le constituent. Mais elle reflète aussi une expérience, elle commande en profondeur la conception que Montesquieu se fait de la monarchie de son temps, et des rapports qui y unissent le social et l’économique.

En effet, la nature de l’honneur suggère une interprétation moderne, individualiste et conforme au libéralisme bourgeois, de l’esprit de la monarchie, mais infléchie dans le sens d’une confirmation des droits de la noblesse, du maintien de la hiérarchie traditionnelle : la stratification sociale qui répond à la progression du luxe est fondée sur la richesse, mais elle s’identifie dans ses grandes lignes avec l’échelle des « états [21] ». L’honneur, à la fois signe éminent d’une appartenance nobiliaire, et « ambition », quête de la fortune, est diversement valorisé, selon que la noblesse participe à une sorte de vaste concurrence sociale, ou qu’elle reprend son identité dans la participation à l’éthique de la « gloire », et que par là elle mérite de conserver sa place de premier ordre de l’État, qui doit être économiquement et socialement privilégié (voir V, 9). Montesquieu songe d’ailleurs à une promotion du mérite à l’intérieur de la noblesse, qui perpétuerait l’harmonie souhaitée de l’honneur et de la fortune : elle se ferait par ces « moyens lents et naturels de se distinguer » auxquels le faste des traitants risque d’ôter tout leur attrait, en faisant perdre sa considération à l’honneur (XIII, 20). La noblesse peut même se contenter d’honneur, faute de richesses (XX, 22). Mais, dans l’ensemble, Montesquieu entend bien la voir participer de plein droit à la richesse de l’État mercantiliste, et à la jouissance de cette richesse. Sa spécificité d’ordre ne l’empêche pas de s’intégrer dans une classe complexe et graduée qui se définit d’abord par sa supériorité économique sur les classes pauvres.

Deux systèmes théoriques sous-tendent donc ici la pensée de Montesquieu : un système typiquement bourgeois, qui a cessé d’opposer le « luxe » et la « magnificence [22] », qui conçoit le luxe comme une jouissance également permise à tous les riches [23] — et un système d’inspiration féodale, qui insiste sur les marques transcendantes de la naissance, sur la perpétuation d’une structure où la supériorité économique traduit un état acquis. C’est pourquoi Montesquieu refuse à la noblesse française le droit de commercer, « meilleur moyen de détruire la noblesse, sans aucune utilité pour le commerce » (XX, 22). Ne nous hâtons pas de voir là un préjugé rétrograde : Montesquieu accepte simplement le compromis que la monarchie française, depuis le XVIe siècle, avait tenté d’établir entre la pression sociale de la bourgeoisie et le maintien des anciennes structures féodales ; la vente des offices a été, selon l’expression de Charles Morazé, « la solution la plus brillante » du problème posé à la monarchie d’Ancien Régime par l’économie moderne [24]. Alors que Fénelon, qui regardait le luxe et l’ambition bourgeoise comme un des maux suprêmes de son temps, désire réserver à la noblesse les principaux offices et lui ouvrir largement l’accès aux revenus du commerce [25], pour la faire participer directement au progrès économique, Montesquieu prend une autre voie, beaucoup plus conforme à la « pratique […] très sage » de son temps ; l’anoblissement des commerçants encourage le commerce, crée par le bas la communication nécessaire entre la bourgeoisie et la noblesse ; mais surtout, l’activité bourgeoise, ainsi excitée, entretient les dépenses de l’État monarchique et de sa noblesse, et leur permet de se perpétuer : « Il faut que les loix favorisent tout le commerce, que la constitution de ce gouvernement peut donner ; afin que les sujets puissent, sans périr, satisfaire aux besoins toujours renaissants du prince et de sa cour » (V, 9) [26]. La monarchie intègre dans sa superstructure privilégiée les classes supérieures de la bourgeoisie, mais au profit de cette superstructure même : dialectique du renouveau social et de la tradition. La noblesse profite du dynamisme économique, sans être obligée d’y participer.

C’est ce qui lui permet d’assumer, pour fonction sociale essentielle, celle de « dépenser ». Tous les riches doivent dépenser, dans la monarchie, en fonction de leur fortune, mais la noblesse plus que les autres (VII, 4), elle que l’honneur éloigne des activités productives, et confine en réalité dans une brillante oisiveté. Son « ambition » lui permet d’espérer les « honneurs » et les récompenses du prince. Ses besoins et sa dépendance l’obligent à se lancer, elle aussi, dans la concurrence sociale : mais une concurrence dans le partage d’un produit qu’elle ne crée pas. L’analyse de Montesquieu se révèle ici assez proche de celle de Cantillon et de Quesnay : la « classe propriétaire » recueille le produit social, pour le reverser immédiatement dans le circuit économique en dépenses [27]. Du même coup, il nous fait pénétrer au plus profond du régime économique et social de la France d’Ancien Régime, société de répartition et d’attribution du revenu, en faveur d’une clientèle privilégiée et oisive [28].

Les caractères de la dépense noble dans L’Esprit des lois révèlent encore la double appartenance et la double éthique de Montesquieu. Elle seule permet au mécanisme économique, à la « circulation » de l’argent de se poursuivre : Mandeville, et bien d’autres, l’avaient dit avant lui [29]. Ce qui paraît le plus caractéristique du mode de dépense monarchique, c’est l’individualisme dans la recherche de la jouissance. La même nécessité d’une dépense de luxe se retrouve en effet dans les république frugales et commerçantes, mais avec cette particularité qu’il y est communautaire et cérémoniel ; les riches, ne pouvant jouir de leur richesse, y donnent des fêtes (V, 3 ; VII, 3). Dans la monarchie l’intérêt propre, les désirs, l’appétit de volupté provoquent l’appropriation du revenu disponible pour le superflu et le luxe privé, en une sorte d’éclatement de la structure sociale, par opposition à l’unité interne de la république (VII, 2). La dépense dans la monarchie est un « usage que l’on fait de ce qu’on possède de liberté » (VII, 4). Mais, d’un autre côté, la dépense continue d’obéir à un ordre, elle épouse une hiérarchie que Montesquieu voudrait inébranlable. Elle se revêt, au milieu même de la dissipation nobiliaire, d’un caractère conservateur qu’une confrontation avec la pensée physiocratique fait mieux apercevoir : selon Quesnay, la libre jouissance du produit net en biens de consommation ne peut légitimement s’acquérir que si toutes les fonctions productives sont assurées, si tous les investissements nécessaires sont consentis ; le « luxe » est une déviation de l’ordre des dépenses, une jouissance mal dirigée et une anticipation sur le développement normal d’un « royaume agricole [30] ». L’équivalent légitime du luxe ne peut se trouver qu’au terme d’une politique harmonieuse de mise en valeur du fonds principal, qui est le fonds des terres. La solution beaucoup plus hâtive de Montesquieu, c’est-à-dire l’utilisation immédiate du produit laissé à la disposition de la classe riche en consommations de luxe, fait apparaître non seulement une vision typiquement mercantiliste de l’économie, mais aussi une insouciance totale des investissements et de l’épargne capitaliste. L’idée que Montesquieu se fait du luxe exprime ainsi parfaitement la situation d’une noblesse qui vit de l’exploitation de ses revenus privilégiés, sans songer à participer elle-même à l’expansion économique. L’honneur, devenu un art frivole de la consommation, n’est qu’en apparence un moteur économique : la société qu’il anime est en réalité, par le haut, figée dans le parasitisme.

C’est pourquoi la dépense noble, telle que Montesquieu en décrit le fonctionnement, va faire l’objet, dans les années qui suivent la publication de L’Esprit des lois, d’une série de critiques convergentes. Pour les physiocrates, elle n’est plus un droit de naissance ; elle doit obéir au contraire à l’ordre économique de la reproduction des richesses ; le « propriétaire » a tous les droits, mais aussi tous les devoirs d’un capitaliste. Les physiocrates critiquent donc violemment, avec le colbertisme, le gaspillage des biens de la noblesse en consommation de luxe [31]. Adam Smith, de son côté, dans La Richesse des nations, portera un coup décisif à la dépense noble, en accusant ses effets destructeurs, et en lui opposant l’épargne, l’accumulation et la création du fonds de travail productif [32]. Le concept de luxe qui, dans L’Esprit des lois, définit si intimement la monarchie, s’insère dans un des derniers grands modèles de société pré-capitaliste.

Mais (et il est de la nature de la pensée de Montesquieu, de son enquête lucide sur son temps, de provoquer ces balancements de l’analyse) cette société n’en est pas pour autant immobilisée ; loin de là : le capitalisme commercial et manufacturier du mercantilisme l’entraîne dans son mouvement, fait bénéficier le prince et la noblesse de l’enrichissement général. Montesquieu, tout en redoutant certaines formes du capitalisme moderne, comme les banques et les compagnies monopolistes privées (XX, 10), en accueille les bienfaits, dans le cadre d’une politique dirigée par l’État [33]. Comme Melon, il est partisan d’un interventionnisme assoupli, d’une liberté de commerce limitée, soumise aux impératifs de la « balance [34] ». Dans ce contexte commercial, et d’un commerce de produits de luxe, destinés à une clientèle limitée [35], le « luxe » des classes nobles joue effectivement un rôle moteur qui deviendra beaucoup moins compréhensible lorsque la science économique essaiera, avec les physiocrates et Adam Smith, de concevoir un modèle général de développement de la production. Lorsque Montesquieu préconise pour les grandes nations monarchiques le « commerce de luxe » par opposition au « commerce d’économie » des petites républiques marchandes, il entend par là un commerce qui met en jeu la production des manufactures, l’échange réciproque et la consommation. Entrées dans ce cycle, les grandes nations européennes n’offrent plus entre elles que des variantes secondaires. L’Angleterre, plus égalitaire dans son mode de vie, plus nettement engagée dans la concurrence du mérite et de la richesse, développe un « luxe solide » (XIX, 27, p. 36) [36] ; la France, plus différenciée socialement, a un luxe plus aristocratique et plus mondain, fondé sur le paraître et la vanité (Ibid., p. 37). Oppositions relativement superficielles, au sein d’une situation économique fondamentalement identique.

Dans le panorama social de la monarchie française que nous fournit, à travers les notions d’honneur et de luxe, L’Esprit des lois, il ne manque qu’une classe : celle qui se situe au plus bas de l’échelle, le peuple des manouvriers et de tous ceux qui n’ont pour vivre que leur force de travail. Montesquieu les appelle les « pauvres », selon le vocabulaire courant de l’époque. « Si les riches n’y dépensent pas beaucoup, les pauvres mourront de faim […]. Les richesses particulières n’ont augmenté que parce qu’elles ont ôté à une partie des citoyens le nécessaire physique ; il faut donc qu’il leur soit rendu » (VII, 4) [37]. On reconnaît là l’idée, assez répandue chez les apologistes du luxe, que la richesse des riches retombe en pluie bienfaisante sur les pauvres, et leur permet de survivre [38]. Mais ce lieu commun rassurant cache en réalité la loi du minimum vital, qui régit les salaires ouvriers : sans les dépenses de luxe, qui leur fournissent du travail, ils seraient automatiquement spoliés, par la structure même d’une société inégalitaire [39], de leur « nécessaire physique ». L’équilibre rétabli par la consommation se contente de le leur « rendre ». La frugalité des républiques réalise ce minimum vital, par une discipline consentie, par l’égalité ou le remède qu’apporte à l’inégalité le luxe public. Mais dans la monarchie, par un curieux paradoxe, la frugalité se réintroduit à la base de l’édifice social, comme discipline imposée, comme résultat d’une fatalité économique [40]. Ce paradoxe de la société riche, Mandeville l’avait dégagé avec une parfaite franchise dans La Fable des abeilles, et dans son Essai sur la charité et les écoles de charité de 1723, qui fit scandale en Angleterre. La morale du luxe, l’harmonie automatique des jouissances, la libération de l’individu dans une sorte d’exubérance passionnelle, ne sont réservées qu’à la classe riche. Mandeville avoue que c’est une partie importante de son système [41]. Il pose, non sans doute encore comme une nécessité, mais comme un but souhaitable, ce qu’on appellera au siècle suivant la « loi d’airain des salaires » : « Comme on doit simplement les [les pauvres] empêcher de mourir de faim, aussi l’on ne doit leur donner que ce qu’il faut pour leur entretien […]. Il est même incontestable que la frugalité est la voie la plus sage que puisse suivre chaque Particulier et chaque Famille. Il serait aussi de l’intérêt de toutes les riches Nations, que la plus grande partie des Pauvres fussent presque toujours actifs, et qu’ils dépensassent encore continuellement ce qu’ils gagnent [42] ».

Montesquieu constate avec sérénité les conséquences de l’inégalité : cette « partie des citoyens » à laquelle il fait allusion n’est mentionnée que pour mémoire, comme élément nécessaire, mais négligeable, de l’harmonie du tout. C’est apparemment le seul endroit où il évoque la question des salaires. Il ne s’agit pas de nier l’humanitarisme généreux du chapitre sur les hôpitaux (XXIII, 29), mais Montesquieu y laisse entendre, à propos de l’interdiction de l’aumône et de la fermeture des hôpitaux par Henri VIII, que la mise au travail des pauvres favorise « l’esprit de commerce et d’industrie », et qu’il suffit de laisser agir les effets bénéfiques de la dépense des riches. Comme les économistes bourgeois, Montesquieu fait confiance au libre jeu du processus économique, qui résoudra de lui-même les problèmes sociaux. Il suffit que ne se produise aucune rétention dans le circuit, « sans quoi tout serait perdu ».

Les implications de l’honneur et du luxe monarchique, leur ambiguïté, leur origine complexe, en font des notions clés dans la réflexion de Montesquieu sur son temps. Sous une forme souvent abstraite, brachylogique et fragmentaire, il esquisse un remarquable tableau de la société monarchique du siècle de Louis XV, de ses mobiles, de ses conduites et de son fonctionnement économique.

La noblesse veut garder sa dignité autonome, mais elle est aussi profondément engagée dans la participation (toute passive et oisive) au mouvement économique et à la richesse de l’État mercantiliste. Elle tient encore à sa « gloire », mais elle se dégrade et se corrompt dans la vanité, la frivolité, la mondanité, elle dépend de plus en plus étroitement, pour sa subsistance, de son intégration dans la cour et du bon vouloir du roi. Montesquieu accepte assez volontiers cette condition ambiguë de la noblesse, économiquement dépendante, socialement corrompue, mais qui, par un sursaut suprême, tire de cet assujettissement même une sorte de liberté : liberté de l’« honneur » traditionnel, mais aussi de l’anarchisme individualiste que les théoriciens de l’économie bourgeoise placent alors au centre du monde social. Liberté fragile, puisque c’est précisément une classe non productive, économiquement passive, qui prétend rester un noyau actif de fermentation sociale, être le lieu privilégié de la concurrence sans en créer réellement les moyens, favoriser le commerce et l’industrie par ses dépenses de luxe, en comptant sur une autre classe, inférieure et parcimonieusement admise dans ses rangs, pour lui fournir les moyens de ces mêmes dépenses. Montesquieu, de ce point de vue, s’affirme sans doute un observateur pénétrant des conditions historiques réelles dans lesquelles évoluent la monarchie et la noblesse du xviiie siècle. Et c’est pourquoi la position qu’il adopte à l’égard du luxe est d’une telle importance ; on ne peut apprécier correctement la signification de l’honneur si l’on ne prête pas attention aux conditions économiques qui président à la pratique spécifique de la noblesse, si parfaitement évoquées dans L’Esprit des lois.

L’équilibre que Montesquieu voudrait voir se perpétuer entre la « gloire » et l’intérêt, entre l’honneur et « les honneurs », paraît instable et menacé. Montesquieu fait finalement confiance à la « nature » pour transformer en vertus les vices apparents de la noblesse (XIX, 6). Mais la hantise de la corruption le poursuit et le fait rêver au bel idéal de la frugalité républicaine [43]. L’application du paradoxe de Mandeville à la société française qu’il observe ne va pas, de sa part, sans un profond malaise, qu’il ne surmonte qu’en s’installant dans l’ambiguïté : la frivolité du « monde » excite en lui tour à tour le sentiment d’une dégradation, et d’un bonheur, d’une sorte d’achèvement incomparable (XIX, 5-9). Montesquieu ressent au fond de lui-même, d’une façon qui serait dramatique, s’il ne refusait le drame, la condition de la noblesse de son temps.

Notes

[1Dans le cours de cet exposé, nos références désigneront en chiffres romains le livre de L’Esprit des lois, et en chiffres arabes le chapitre. Pour les chapitres particulièrement longs, nous indiquerons la tomaison et la pagination de l’édition Brèthe de La Gressaye, Les Belles Lettres, 1950-1961.

[2Dans le cours de cet exposé, nos références désigneront en chiffres romains le livre de L’Esprit des lois, et en chiffres arabes le chapitre. Pour les chapitres particulièrement longs, nous indiquerons la tomaison et la pagination de l’édition Brèthe de La Gressaye, Les Belles Lettres, 1950-1961.

[3Voir Joseph Dedieu, Montesquieu et la tradition politique anglaise en France. Les sources anglaises de « L’Esprit des lois », Paris, 1909 ; à propos de Mandeville, p. 254 et suiv., et surtout p. 304-314.

[4N° 1553.

[5Nous voudrions essayer ici de montrer comment les notions d’honneur et de luxe suggèrent un diagnostic positif de Montesquieu sur la société du XVIIIe siècle. D’une façon générale, à propos du « luxe » dans la pensée de Montesquieu, il faut se référer aux excellentes analyses de Jean Ehrard, L’Idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle, 1963, t. II, p. 586-592, 602-604.

[6Voir Lettres persanes, Lettre 117, éd. Vernière, Garnier, 1960, p. 248-249 [éd. de 1721 : Lettre 113]. L’argent « paralytique » est une expression qu’aime employer Boisguilbert. La même paralysie menacerait l’aristocratie, qui « a ce malheur, que les nobles y ont des richesses, et que cependant ils ne doivent pas dépenser », si les courtisanes n’y remédiaient (VII, 3).

[7Voir aussi III, 7 (« le gouvernement monarchique suppose […] des prééminences, des rangs et même une noblesse d’origine. La nature de l’honneur est de demander des préférences et des distinctions ») ; VI, 10 (« le vilain, qui n’a point d’honneur ») ; XX, 22 (éloge de la noblesse « toute guerrière » qui, « quand elle ne peut espérer les richesses, espère les honneurs, et lorsqu’elle ne les obtient pas, se console parce qu’elle a acquis de l’honneur »).

[8Lettre 106, éd. citée, p. 221 ; « cette ardeur pour le travail, cette passion de s’enrichir, passe de condition en condition depuis les artisans jusques aux grands » [éd. de 1721 : Lettre 103].

[9Nous retrouvons ici, décalée sur le plan de l’économie, l’ambiguïté de l’honneur que Corrado Rosso a très nettement dégagée : à la fois principe anarchique d’intérêt, et passion autonome dont la dignité légiférante s’apparente au devoir : Montesquieu moraliste. Des lois au bonheur, trad. française de l’éd. de Pise, 1965, Ducros, 1971, p. 99-104. Voir aussi l’analyse d’Althusser, Montesquieu, la politique et l’histoire, 3e éd., 1969, p. 76 et suiv.

[10Ce chapitre est probablement une des meilleures introductions à la compréhension de la mondanité aristocratique du XVIIIe siècle. On y retrouve l’ambiguïté déjà dénoncée : la société nobiliaire obéit à une double éthique, celle de l’honneur guerrier et de l’indépendance, et une éthique fondée sur l’exercice élégant des passions, la « politesse », liée à l’oisiveté, au commerce des femmes et à la vanité des modes (voir aussi VII, 8, 9 ; XIX, 5-9 ; XIX, 27, t. III, p. 37). Le libertinage opère un transfert des valeurs héroïques, dans une société où la noblesse a perdu son rôle directeur, et où elle est réduite à l’affirmation d’elle-même dans le cercle étroit de son activité mondaine.

[11Montesquieu met ici en note : « Voyez la Fable des abeilles » ; le manuscrit ajoutait ceci, qui a passé dans les Pensées, n° 1553 : « J’entrerai volontiers ici dans les idées de celui qui a fait la Fable des abeilles, et je demanderai qu’on me montre de graves citoyens, dans aucun païs, qui y fasse autant de bien qu’en font à de certaines nations commerçantes leurs petits maîtres » ; voir aussi VII, 1, où Montesquieu renvoie à la Fable, à propos de la vanité dans les grandes villes et de l’uniformisation sociale qui en résulte. Toute la Remarque M de la Fable (trad. française, 1740, t. I, p. 131 et suiv.), était consacrée aux bienfaits de la vanité.

[12C’est l’essentiel de la signification de la Fable : voir la Moralité, t. I, p. 25, et la Remarque Q, t. I, p. 226 et suiv. La pensée de Rousseau partira du même dilemme (qu’il pose en termes d’une parfaite clarté dans le Gouvernement de Pologne, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, t. III, p. 1003-1005), mais il opère le choix inverse.

[13Voir Jean Ehrard, L’Idée de nature en France (voir ci-dessus note 5), t. I, p. 379.

[14Sur ce point, voir Albert Schatz, L’Individualisme économique et social, Armand Colin, 1907, p. 61-79 ; Jean-François Faure-Soulet, De Mandeville à Turgot. Économie politique et progrès au « Siècle des Lumières », Gauthier-Villars, 1964, p. 25-28.

[15Bayle, Pensées diverses, § 172, Œuvres diverses, La Haye, 1727, t. III, p. 110. Bayle revient souvent, dans le même esprit, sur cette critique de l’honneur aristocratique, ou sur celle du « point d’honneur » chez les femmes ; c’est un des arguments préparatoires à la thèse de l’athéisme vertueux. Mandeville s’en est largement inspiré.

[16Éd. citée ci-dessus note 11, t. I, p. 247.

[17Ibid., p. 259-264, 279-284.

[18Ibid., p. 285-287, Mandeville reprend longuement cette analyse de l’honneur dans les Recherches sur l’origine de la vertu morale, parues dans l’édition de 1723 de la Fable, trad. française, t. II, p. 4 et suiv., et dans les Dialogues II et III, éd. de 1729, trad. française, t. III, p. 55-119, 162 et suiv.

[19Une grande partie de la Remarque R (t. I, p. 263-278) constitue un des meilleurs pamphlets antimilitaristes.

[20Continuation des Pensées diverses, §124, Œuvres diverses, t. III, p. 361a ; voir La Fable des abeilles, Rem. Q, t. I, p. 227-28 : « Voulez-vous rendre une société considérable et puissante ? mettez en jeu les passions de ceux qui la composent […]. »

[21« Le luxe doit aller en croissant, du laboureur à l’artisan […] » (VII, 4). Montesquieu accepte comme un fait acquis l’immense fortune des « traitants principaux » situés entre les « grands seigneurs » et les « princes », malgré les plaintes qu’il exprime ailleurs (XIII, 20). Mais comme il le dit justement dans ce chapitre sur les traitants, les « récompenses de ces richesses sont les richesses mêmes » : ce qui prouve que l’échelle du luxe dans VII, 4 est fondée sur un double jeu de critères intimement mêlés.

[22Delamare, dans son Traité de la police, formule très clairement cette distinction traditionnelle : « La magnificence diffère du luxe, en ce que jamais elle ne s’écarte de la droite raison, et des règles de la bienséance : si les Princes et les Grands paroissent avec pompe, s’ils font des dépenses splendides, cela est toujours proportionné à leur élévation et à leurs revenus, cet état est même nécessaire pour soustenir le rang de leur naissance, imprimer le respect aux Peuples, et maintenir le Négoce et les Arts, en y faisant couler abondamment les sommes immenses qui demeureraient inutiles dans leurs trésors ; c’est donc une vertu. Le luxe au contraire n’a d’autres bornes que celles de l’ambition et de la vanité » (livre III, titre I, chap. I, Du luxe, éd. Paris, 1705, t. I, p. 381).

[23Voir par exemple Melon, Essai politique sur le commerce, dans Eugène Daire, Économistes-financiers du XVIIIe siècle, 1843, p. 742 : le luxe est inhérent à toute vie sociale, aux passions qui s’y développent ; « celui qui se trouve dans l’abondance veut en jouir ».

[24La France bourgeoise, Armand Colin, 1946, p. 157 ; voir toute l’analyse lumineuse de cette politique des offices, p. 156-158.

[25Plans de gouvernement […] (Tables de Chaulnes), dans Écrits et lettres politiques, éd. Charles Urbain, Paris, 1920, p. 117.

[26Voir V, 19, 4e question, sur la vénalité des charges : « La manière de s’avancer par les richesses inspire et entretient l’industrie ; chose dont cette espèce de gouvernement a grand besoin » ; les lourds impôts des États monarchiques sont la « récompense du prince, à cause du respect qu’il a pour les loix » (XIII, 13).

[27La sociologie économique de Cantillon est fondée sur la dépense et le mode de consommation des propriétaires qui recueillent la rente (Essai sur la nature du commerce en général, INED, 1952, Partie I, chap. II, p. 4 ; chap. V, p. 8-9 ; chap. XII, p. 27 ; chap. XIV, p. 35). Sur Quesnay et la signification sociale, en rapport avec les structures d’Ancien Régime, du « Tableau économique », voir les très belles analyses d’Herbert Lüthy, La Banque protestante en France, Paris, 1959, t. II, p. 15-25, et Le Passé présent. Combats d’idées de Calvin à Rousseau, Monaco, 1965, p. 166-168.

[28Voir les pages de Lüthy, ouvr. cité, et Charles Morazé, La France bourgeoise, p. 66-67 : l’ordre politique de l’Ancien Régime tendait à assurer la pérennité des moyens et des ressources de la classe noble ; « l’ordre monarchique dresse comme un écran entre les satellites du monarque et les contraintes de l’évolution économique […]. L’administration financière est d’abord un organe de redistribution des ressources, elle doit répartir selon la hiérarchie traditionnelle les richesses de la nation accumulées par le mérite et le travail ».

[29Voir La Fable des abeilles, Rem. G, t. I, p. 76 et suiv. ; Rem. I et K, sur l’avarice et la prodigalité, p. 99 et suiv. ; Melon, Essai politique sur le commerce, chap. IX, éd. citée ci-dessus note 23, p. 743.

[30Voir par exemple Analyse de la formule arithmétique du Tableau économique, dans François Quesnay et la Physiocratie, INED, 1958, t. II, p. 804.

[31Voir par exemple Nicolas Baudeau, Introduction à la philosophie économique, dans Eugène Daire, Physiocrates, Paris, 1846, p. 736-737 ; ou Turgot, Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, §77, Écrits économiques, Calmann-Lévy, 1970, p. 171-173 .

[32Livre II, chap. III, éd. Guillaumin, Paris, 1859, t. II, p. 82-91 : « Partout où les capitaux l’emportent, c’est l’industrie qui domine ; partout où ce sont les revenus, la fainéantise prévaut », p. 84. Plus tard, dans les Éléments d’idéologie (t. V, p. 248 et suiv.), Destutt de Tracy formule les mêmes reproches contre le luxe ostentatoire et aristocratique, au nom des investissements nécessaires à l’industrie (texte cité par Charles Jaubert, Montesquieu économiste, Aix, 1901, p. 46).

[33Il considère comme normal le monopole colonial, en fait une « loi fondamentale de l’Europe » ; « nos colonies des isles Antilles sont admirables » (XXI, 21). L’attitude négative de Montesquieu à l’égard des banques d’émission s’explique sans doute par le souvenir de l’expérience de Law (voir II, 4 et la note 39 de l’édition Brèthe de La Gressaye ; J. Ehrard, La Signification politique des Lettres persanes, Études sur Montesquieu, « Archives des lettres modernes », n° 116, 1970, p. 44-45).

[34Voir Melon, éd. citée ci-dessus note 23, chap. X, p. 749 et suiv. Les seules lois somptuaires convenables à la monarchie ont pour but de garantir cette balance du commerce (VII, 5). Mais il ne s’agit plus d’enrichir l’État par l’afflux du numéraire, mais de ménager au mieux la satisfaction des « besoins » : mercantilisme non plus de puissance nationale, mais de consommation, ordonné au bonheur des individus.

[35Voir H. Lüthy, La Banque protestante en France (voir ci-dessus note 27), t. II, p. 24-25 : la société d’Ancien Régime a deux économies qui vivent côte à côte, et qui ne communiquent qu’à travers la haute société d’État, d’Église et de cour : une économie intérieure, agraire, d’où elle tire l’essentiel de ses ressources ; et une économie extérieure, d’où elle tire son luxe. Montesquieu conçoit bien d’ailleurs, comme Cantillon, que l’économie de luxe a pour base de développement le surplus agraire (voir VII, 6 ; XXI, 22).

[36Montesquieu signale que les Anglais ont « plus de biens que d’occasions de dépense » (p. 37).

[37La progression du luxe part du « laboureur », c’est-à-dire du paysan aisé qui possède ses outils de production. L’idée d’une telle progression suppose admise la définition que Mandeville donne du luxe : voir La Fable des abeilles, Rem. L, t. I, p. 109 : « Tout ce qui n’est pas absolument nécessaire pour la subsistance de l’Homme, mérite le nom de Luxe ». « Luxe » veut donc dire consommation au-delà du nécessaire : c’est un seul et même luxe qui va du « laboureur » aux princes, seulement gradué selon les revenus, et qui unifie ainsi, dans une même structure économique, toute la société.

[38Voir Voltaire, Défense du Mondain, V, p. 58-72.

[39Le luxe « est fondé sur les commodités qu’on se donne par le travail des autres » (VII, 1), ce qui fait penser à la définition de la richesse par Adam Smith (qui cite Hobbes : « Richesse, c’est pouvoir »), « c’est un droit de commandement sur tout le travail d’autrui, ou sur tout le produit de ce travail existant alors au marché » (La Richesse des nations, livre I, V, éd. citée ci-dessus note 32, t. I, p. 124).

[40Aussi aucune loi somptuaire n’est-elle nécessaire, sauf, comme nous l’avons vu, dans un esprit de juste règlement des besoins des classes riches. La frugalité du pauvre va de soi, alors que la discipline de la république exige des lois.

[41Le luxe n’affaiblit pas la puissance militaire d’un État, les plus rudes travaux et la guerre tombent toujours « sur le souffre-douleur de la nation, sur la partie la plus indigente, sur le peuple en un mot qui travaille en esclave » (La Fable des abeilles, Rem. L, t. I, p. 124). Mandeville souligne les limitations de son apologie du luxe, dont il faut se souvenir pour ne pas se méprendre sur ses intentions : les pauvres doivent, pour travailler, rester dans le besoin et l’ignorance (Rem. Y, t. I, p . 326 et suiv.).

[42Rem, Q, t. I, p. 242 ; ce texte est cité par Marx, Le Capital, livre I, VIIe section, XXV, Éditions sociales, 1950, t. III, p. 57, qui loue Mandeville, « écrivain courageux et forte tête », de sa franchise. Notons d’ailleurs que la loi du « nécessaire physique », qu’on retrouve particulièrement à la fin du siècle chez Turgot et Necker, est très souvent énoncée par les économistes de l’époque : voir Joseph A. Schumpeter, History of economic analysis, New York, 1954, p. 266-270.

[43Voir III, 5 (sur le « misérable caractère des courtisans »), IV, 6 (« la lie et la corruption de nos temps modernes »), Pensées, n° 737.