La représentation du monde dans L’Esprit des lois. La place de l’Europe Première publication : L’Europe de Montesquieu (1995), Naples, Liguori, Cahiers Montesquieu n° 2, p. 7-16
Pierre Rétat, sous le signe de Montesquieu
La représentation du monde dans L’Esprit des lois.
La place de l’Europe
Les lois « doivent être relatives au physique du pays ; au climat glacé, brûlant ou tempéré ; à la qualité du terrain, à sa situation, à sa grandeur [1] […] » Cet ordre de « rapports », qui concourt à former l’« esprit des lois », suggère un contexte géographique où se déploie l’enquête de Montesquieu. Il y a cependant quelque abus à regrouper sous ce concept unitaire un ensemble de vues dispersées et de références relativement imprécises. Entre des catégories très générales comme le « climat » et le « terrain », et la mention de pays particuliers, évoqués presque uniquement dans leur législation et leurs usages, il est très difficile de regrouper un ensemble assez vaste et cohérent de données qui définiraient une représentation du monde. Il est significatif que dans sa thèse sur la Géographie des philosophes Numa Broc ait abordé uniquement, dans les pages consacrées à Montesquieu, la question classique de la détermination par le climat [2]. Cette question, dès le XVIIIe siècle, a suscité une polémique qu’explique assez la place que Montesquieu lui a accordée ; elle reste un lieu central d’interrogation. Mais elle a aussi, dans une certaine mesure, concentré excessivement l’attention et l’a détournée de l’ensemble des références géographiques disséminées dans L’Esprit des lois, de la vision générale du monde qu’elles supposent, des schèmes de perception et d’appréhension qu’elle met en jeu : partage du monde, disposition des régions sur une échelle graduée selon les deux axes cardinaux, configuration des éléments (terres, mers, montagnes, plaines… ).
Montesquieu ne se livre jamais à une analyse de l’espace pour elle-même : les outils, qui font partie d’une culture commune, en sont requis de façon très inégale et surtout, comme on peut s’y attendre, dans les livres XIV-XVIII, XX-XXI, le livre XVII étant à cet égard le plus riche et le plus précis. L’enquête à laquelle nous nous sommes livré serait relativement décevante, si les continents, les régions, les types de terrains n’étaient pas perçus par Montesquieu dans des termes inséparablement géographiques, politiques, humains. La situation spatiale et physique va de pair avec une qualité propre qui donne à des valeurs la chance de se réaliser, ou la leur refuse.
C’est dans cette perspective que le texte de Montesquieu nous invite à envisager la place de l’Europe dans le monde. Même si elle nous contraint à une démarche interprétative, nous voulons et nous devons limiter le plus possible une extension du sujet dans ce sens : aussi bien serions-nous alors contraint de répéter les pages décisives de Georges Benrekassa dans La Politique et sa mémoire, qui disent déjà tout l’essentiel de ce qui va suivre, en le faisant entrer dans une réflexion sur « la naturalité du savoir politique [3] ».
La totalité terrestre reçoit plusieurs désignations qui, lorsqu’elles n’ont pas une fonction purement hyperbolique, se rapportent à deux objets : les comportements communs à l’espèce humaine, en quelque lieu que ce soit, la navigation et le commerce.
La fonction hyperbolique d’expression de la totalité paraît évidente par exemple lorsque Montesquieu parle de « l’étonnement de l’univers à la découverte des Indes » (XXI, 6) ou de la peste, dont le siège principal est en Egypte, « d’où elle se répand par tout l’univers » (XIV, 11). On reconnaît aussi l’équivalence classique de l’orbis terrarum dans les textes qui évoquent l’Empire romain : « On eût dit qu’ils n’avaient conquis le monde que pour l’affaiblir [4]. »
L’universalité des lois de la nature, qui « ne peuvent être des lois locales », en confirme expérimentalement la validité générale. Elle reçoit donc une signification plus pertinente. Les causes de l’horreur de l’inceste « sont si fortes et si naturelles, qu’elles ont agi presque par toute la terre » (XXVI, 14). Dans ce cas, Montesquieu allègue plutôt « toutes les nations du monde [5] ».
Enfin l’univers et le monde ont un sens plus clairement géographique lorsque Montesquieu rappelle les découvertes et le développement du commerce à l’ère moderne : « la boussole ouvrit, pour ainsi dire, l’univers. On trouva l’Asie et l’Afrique, dont on ne connaissait que quelques bords, et l’Amérique, dont on ne connaissait rien du tout ». « L’Italie ne fut plus au centre du monde commerçant ; elle fut, pour ainsi dire, dans un coin de l’univers, et elle y est encore » (XXI, 21). La référence à « tout l’univers » est toujours relative au commerce ou aux effets mobiliers, vrai point de vue sous lequel peut ici se penser la totalité [6].
Le monde, conformément à la représentation classique, se divise en quatre « parties », Europe, Asie, Afrique, Amérique. L’Esprit des lois ne fait généralement mention de cette répartition que par rapport à l’Europe, en isolant cette dernière dans une position de privilège implicite qui rejette les autres dans l’anonymat du nombre, de l’antithèse ou du complément : si le despotisme s’établissait en Europe, « dans cette belle partie du monde, la nature humaine souffrirait, au moins pour un temps, les insultes qu’on lui fait dans les trois autres » (VIII, 8) ; « l’Europe fait le commerce et la navigation des trois autres parties du monde » (XXI, 21). L’Europe domine d’emblée dans l’ordre de la valeur comme dans celui de la richesse.
Les relations que les parties du monde entretiennent. entre elles, et leur propre répartition dans l’espace, obéissent à deux grands systèmes distributifs : dans l’ordre de la longitude, l’Occident et l’Orient, dans celui de la latitude, le nord et le midi.
L’Asie ou l’Orient, dans les premiers livres de L’Esprit des lois, est la seule référence géographique globale face à l’Europe [7]. Tantôt relayée par « les climats chauds » (V, 15), par des noms distinctifs de pays (Turquie, Perse, Mogol, Chine) [8] ou par l’expression générique « pays despotiques[V, 17 ; VI, 9 ; XV, 1. Bien que l’usage de Montesquieu varie, il semble qu’il emploie plus volontiers le mot « pays » avec « despotique » qu’avec « modéré » ou « monarchique », préférant alors « gouvernement » ou « État ». Faut-il y voir un signe lexical de la « naturalisation » du despotisme ? L’opposition Asie/Europe s’impose encore dans XIII, 11, 15…]] », elle s’oppose à « nos climats d’Europe » (V, 15), aux « États d’Europe » (VI, 9), ou à « nos contrées » (VI, 21). Ce face-à-face privilégié se reproduit dans les relations commerciales, puisque le livre XXI s’ouvre sur une loi tirée de la « nature même » et qui se vérifiera « dans tous les temps », celle de l’échange des métaux de l’Occident contre les marchandises des Indes. L’interconnexion mondiale des continents dans L’Esprit des lois se réalise comme une dépendance de cet échange : « L’effet de la découverte de l’Amérique fut de lier à l’Europe l’Asie et l’Afrique », puisque l’Amérique fournit l’argent destiné au commerce d’Orient, et l’Afrique les hommes pour exploiter l’Amérique (XXl, 21) [9], phénomène qui « favorise la navigation de l’Europe » (XXII, 5). « Certaines causes physiques, la qualité du terrain ou du climat » (XXI, 1) fixent donc l’axe central du commerce mondial, et font de l’Europe le lieu où se nouent les dépendances intercontinentales.
Le « nord » et le « midi », ou le « froid, le tempéré et le chaud » forment un système de répartition beaucoup plus actif, qui domine évidemment le livre XIV sur l’effet du « climat », mais le déborde aussi largement. Nous ne touchons ici que sous un point de vue très étroit à cette question, que Jean Ehrard et Georges Benrekassa ont traitée au fond [10]. « On distingue les climats par le degré de latitude » (XIV, 2). Cette définition est conforme à l’idée classique d’une zone de la terre située entre deux parallèles, et que définit la longueur différentielle du jour et de la nuit par rapport à l’égalité équatoriale. Mais, de façon tout aussi traditionnelle, Montesquieu emploie le mot dans un sens moins précis, et en large référence à la température.
L’Asie et l’Europe se subdivisent donc et se stratifient en vertu de ce critère, même si la première manifeste une relation privilégiée avec la chaleur, qui tend à faire de son « climat » un tout indistinct [11]. Il est donc question des « climats froids de l’Asie » (XVI, 4), ou du « midi de l’Asie », dont le climat « est semblable à celui de l’Afrique » (XVII, 7), ou des « peuples du nord de la Chine […] , plus courageux que ceux du midi » (XVII, 2). « En Asie, le nombre des derviches, ou moines, semble augmenter avec la chaleur des climats » (XIV, 7).
L’opposition entre le nord et le midi de l’Europe apparaît au livre XIV et reparaît avec insistance jusqu’au livre XXV [12]. Qu’il s’agisse du commerce, du célibat des prêtres, ou des fêtes, Montesquieu en fait un principe explicatif important, dans la mesure surtout où il confère au critère une vertu de différenciation qualitative. On voit apparaître deux Europes, celle du nord, caractérisée par le « besoin », l’activité et la liberté, celle du midi, caractérisée par la facilité de la vie, la paresse et la servitude politique, et Montesquieu discerne « une espèce de balancement » entre les deux, qui trace un nouveau vecteur commercial, « du nord au midi » (XXI, 3-4). L’axe Occident-Orient trouve donc son équivalent à l’intérieur même de l’Europe, l’un et l’autre ayant pour cause la « différence des climats » (XXI, 4) et remplissant donc une fonction de complémentarité et de transfert naturels.
Montesquieu ne s’arrête pas à ces schémas simples qui mettent en jeu longitude et latitude. Le livre XXII, de façon au premier abord imprévue, modifie sensiblement l’analyse de la « nature du climat » ; c’est aussi celui qui comporte le plus de précisions géographiques d’après des sources auxquelles Montesquieu renvoie et dont on trouve de longs extraits dans les Geographica [13]. C’est enfin celui qui rend compte le plus explicitement et le plus déductivement de la singularité radicale de l’Europe.
Si l’on veut envisager cette nouvelle perspective de façon assez large, on peut, me semble-t-il, dans le vocabulaire même de Montesquieu, distinguer deux types d’accidents géographiques qui affectent et perturbent le fonctionnement des systèmes distinctifs analysés jusqu’à présent : la séparation et la barrière.
La séparation forme un vide entre des ensembles géographiques et humains et les empêche de communiquer : elle protège, mais elle isole également, elle peut donc avoir un effet bénéfique lorsqu’elle décourage l’agression et interdit la conquête, mais elle risque également d’enfermer dans l’état sauvage et la barbarie. Les peuples des îles conservent plus facilement la liberté que ceux des continents, car « la mer les sépare des grands empires » (XVIII, 5). Mais la plupart des peuples de l’Afrique sont sauvages et barbares, parce que « des pays presque inhabitables séparent de petits pays qui peuvent être habités » (XXI, 2) ; dans les « Indes », « que le nombre infini d’îles et la situation du terrain ont divisées en une infinité de petits États », on voit les « vices du climat » porter le « désordre » à l’extrême, comme à Patane (XVI, 10). L’Europe, prise globalement, perd des habitants par sa navigation et son isolement géographique l’empêche de les retrouver par immigration : « L’Europe, séparée du reste du monde par la religion, par de vastes mers et par des déserts, ne se répare pas ainsi » (XXIII, 25) [14].
La « barrière » est un obstacle qui oppose la force à la force, qui arrête l’agression en lui faisant équilibre. Elle est donc bien plus constamment et profondément associée à la liberté, car elle compose, modère, retarde ou arrête. Son rôle est donc déterminant dans l’équilibre d’un continent. Elle prend la forme majeure du « boulevard », c’est-à-dire du rempart, dans les montagnes de Norvège qui « couvrent » du vent glacial le nord de l’Europe (XVII, 3). En Asie, les fleuves moins grossis forment de « moindres barrières » à la violence qui engendre les « grands empires » (XVII, 6). « Le Jaxarte, qui formait autrefois une barrière entre les nations policées et les nations barbares, a été […] détourné par les Tartares, et ne va plus jusqu’à la mer » (XXI, 6) [15].
La barrière protège de deux grands flux qui balaient les continents : les vents et les hommes. De cet accident géographique Montesquieu tire, avec la joie du découvreur [16], d’immenses conséquences, et le principe radical de la différence entre l’Europe et l’Asie. Il faut essayer de les interpréter pour comprendre la nature et mesurer l’ampleur du privilège européen dans le contexte mondial.
« L’Asie n’a point proprement de zone tempérée », les lieux froids, élevés, parcourus par les vents du Pôle, « touchent » les lieux très chauds. « En Europe, au contraire, la zone tempérée est très étendue, quoiqu’elle soit située dans des climats très différents entre eux » : la nature y observe une gradation « insensible » du froid au chaud ; les peuples guerriers n’y « touchent » pas « immédiatement » les peuples efféminés, comme en Asie, mais une « force générale » est « répandue » dans toutes les parties. De là la difficulté des invasions, dont l’histoire donne beaucoup moins d’exemples qu’en Asie, et qui se heurtent à une résistance qui les « détruit ». Ces invasions, enfin, sont elles-mêmes de nature différente. Sans doute, en général, « les peuples du nord ont et auront toujours un esprit d’indépendance et de liberté que n’ont pas les peuples du midi » (XXIV, 5) et Montesquieu oppose également, en Amérique, les « petits peuples du nord », les Indios bravos situés « vers les pôles », aux grands empires du Mexique et du Pérou, « vers la ligne », beaucoup plus faciles à soumettre (XVII, 2 et 7). Mais « les peuples du nord de l’Europe l’ont conquise en hommes libres ; les peuples du nord de l’Asie l’ont conquise en esclaves » (XVII, 5). Les premiers ont su, en sortant de leurs « forêts », garder « le bon sens attaché aux fibres grossières de ces climats » (XIV, 3). Les envahisseurs sortis du nord de l’Asie ne connaissent au contraire que le fouet : exact opposé du Goth, le Tartare est « dévastateur » par nature ; il représente dans L’Esprit des lois une figure du mal que le livre XXI sur le commerce évoque avec insistance et une sorte d’angoisse, à travers les « révolutions », les « flux et reflux de populations et de dévastations » qui changent en « déserts » des pays opulents (XXI, 5 et 6). La grâce d’une heureuse conquête et la capacité naturelle et acquise de résistance aux autres forment donc un trait distinctif essentiel de l’Europe ; elles permettent d’échapper à la fatalité qui pèse sur les plaines fertiles, « où l’on ne peut rien disputer au plus fort » et qui « dépeuple » les « meilleurs pays » (XVIII, 2 et 3).
Tout, dans ces pages étonnantes, vise à fonder dans une physique de la terre une exception morale et politique, à la fois par le bouclage logique de toutes les conditions qui confirment l’hypothèse (même les invasions, quand il y en a, sont en Europe de bonnes invasions) et par la transposition des signes du politique au physique. A la « zone tempérée » caractéristique de l’Europe correspondent ces monarchies formées d’abord par les nations germaniques, et qui présentaient « un tel concert, que je ne crois pas qu’il y ait eu sur la terre de gouvernement si bien tempéré que le fut celui de chaque partie de l’Europe, dans le temps qu’il y subsista » (XI, 8).
L’« immédiateté » du contact des peuples, en Asie, est déjà l’image de celle du pouvoir despotique analysé dans les premiers livres. Le terrain, son altitude, les fleuves, prédisposent l’Asie aux « grands empires » comme l’Europe à ces territoires « d’une étendue médiocre » propres à la monarchie légitime [17]. Ce « partage naturel » de l’Europe, qu’en Asie « la nature du pays ne peut pas souffrir », nous renvoie aussi à toutes les formes de la « distribution » des pouvoirs dans les États modérés, du livre II au livre XI ; et dans ces parties si « difficiles à être subjuguées », dans l’opposition « du fort au fort », on reconnaît l’« arrêt » du pouvoir par le pouvoir, l’union des forces qui « pèsent » les unes sur les autres et s’arrêtent réciproquement (XI, 6), la grande loi de l’équilibre dont les armées européennes pléthoriques sont une forme pathologique, l’« effort de tous contre tous » qui risque de faire basculer l’Europe dans l’horreur asiatique, et de transformer les descendants des Goths en Tartares (XIII, 17).
Le coup de génie de Montesquieu, dans ce que Georges Benrekassa appelle sa « mythologie géographico-historique [18] », est de donner à lire dans le terrain lui-même les principes du gouvernement des hommes, de les en faire sortir et de leur donner ainsi une caution massive et qui défie les vicissitudes du temps. « Toujours », « jamais », « dans tous les temps » sont les modes adverbiaux, péremptoires, d’une inaltérable permanence : « En Asie, on a toujours vu de grands empires ; en Europe ils n’ont jamais pu subsister […]. Il règne en Asie un esprit de servitude qui ne l’a jamais quittée » (XVII, 6) [19].
Mais inversement c’est toute la partie politique de L’Esprit des lois qui permet de lire le livre XVII : le retour du politique sur le géographique produit une circularité qui rend incertaine l’origine, ou l’origine de l’origine.
Montesquieu suppose possible, « du moins pour un temps », une altération de la nature de l’Europe, si « un long abus de pouvoir, une grande conquête » y installaient le despotisme (VIII, 8). Selon l’auteur des Réflexions sur la monarchie universelle en Europe, si Louis XIV avait réalisé ses ambitions, « rien n’aurait été plus fatal à l’Europe » (IX, 7). La crainte d’une évolution fatale prend donc volontiers une dimension européenne, et les énoncés sont à cet égard très significatifs : « M. Law […] fut un des plus grands promoteurs du despotisme que l’on eût encore vus en Europe » (II, 4). Dans l’exception européenne elle-même il y a d’ailleurs des exceptions : les bords du Danube offrent l’exemple de « climats heureux » dépeuplés par les invasions, « et nous ne savons pas les choses tragiques qui s’y sont passées » (XVIII, 3). Les terres qu’occupe le Turc avaient déjà été, au moment des invasions barbares, désolées par des transmigrations antérieures ; cette limite interne à l’Europe, cette marge douloureuse ne semblent pas répondre à une cause physique propre à la constitution du continent, mais manifestent une constance historique. Si la géographie dirige en profondeur le cours de l’histoire, l’histoire y inscrit aussi dans le sol et la durée ses vicissitudes et ses drames.
L’Europe elle-même, telle que Montesquieu se la représente dans le monde, comme entité géographico-politique, est un produit de l’histoire. Elle n’existe que depuis les grandes invasions. L’« Empire romain » formait un ensemble totalement différent, qui s’appelle dans le langage classique de Montesquieu le « monde » ou l’« univers ». « Les Romains avaient fait de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique un vaste empire » (XXI, 15) qui, absolument « séparé » des nations qu’ils n’avaient pas assujetties [20], refoulait vers le nord les peuples barbares d’Europe et les y maintenait dans une position violente que les Considérations évoquent en des images étonnantes de déséquilibre suspendu [21]. L’Europe moderne ne craint pas la rupture nécessaire de ce suspens, puisqu’elle est elle-même l’œuvre de l’invasion survenue comme son événement originel, son avènement. Cette naissance est la réalisation retardée d’un équilibre naturel, mais elle est aussi par là même un fait survenu dans le temps.
La particularité géographico-historique de l’Europe va finalement de pair avec une particularité morale. Sans aborder le problème des différents ordres de causalité, climats, lois, mœurs, il faut seulement signaler que Montesquieu à plusieurs reprises évoque les « mœurs » de l’Europe, prise globalement, les oppose à celles de l’Asie, et leur prête par conséquent une fonction propre d’expression de la totalité [22]. « Pierre Ier, donnant les mœurs et les manières de l’Europe à une nation d’Europe, trouva des facilités qu’il n’attendait pas lui-même », car les mœurs antérieures étaient « étrangères au climat, et y avaient été apportées par le mélange des nations et par les conquêtes » (XIX, 14), ce qui d’ailleurs pose le délicat problème des frontières de l’Europe du côté de la Moscovie [23]. « C’est la religion chrétienne qui, malgré la grandeur de l’empire et le vice du climat, a empêché le despotisme de s’établir en Éthiopie, et a porté au milieu de l’Afrique les mœurs de l’Europe et ses lois » (XXIV, 3). Il y a un « esprit de l’Europe » (XVII, 5), alors qu’il n’y a apparemment aucun « esprit » de l’Asie, et que le « génie » de l’Amérique reste potentiel et incertain (XVII, 7).
Heureuse Europe, que des montagnes bien placées préservent des vents funestes du nord, et qui peut s’unifier dans le jeu et l’équilibre de ses diversités ! Incomparable Europe, que tant de causes enracinent dans la modération et la liberté ! Malgré des craintes permanentes, il semble que Montesquieu veut en éloigner, ou retenir sur ses bords, le tragique de l’histoire, et puise dans la considération des « raisons naturelles » (celles qui par exemple dans les « pays d’Europe » « rejettent » l’esclavage) [24] les justifications d’un espoir tenace. Déterminer la place de « cette belle partie du monde » dans la vision géographique générale qu’offre L’Esprit des lois, c’est rendre compte d’une « naturalisation » au sens où Montesquieu dit que le despotisme est « naturalisé » en Asie (V, 14) ou la servitude chez les peuples du midi (XXI, 13) : naturalisation fragile et révocable, certes, mais rassurante, puisqu’il existe au moins dans le monde un lieu où la nature physique rencontre et confirme la « nature humaine ».
On peut donc finalement dire que l’Europe offre une réponse physique au grand problème politique de Montesquieu : comment obliger des forces contiguës à se respecter, comment les distribuer sans les séparer, comment assurer l’équilibre dans la communication, et freiner la violence ? Quelles sont les conditions qui permettent d’espérer cet effet ? Mais les conditions physiques que dégage Montesquieu posent à leur tour la question de ce qui les conditionne elles-mêmes, de ce qu’on appelait plus haut l’origine de l’origine. On est fasciné chez Montesquieu par le dépassement de la détermination univoque, par les relais et les circularités causales. Le texte suggère encore, et au-delà, une circularité de l’interprétation. Il nous invite à comprendre ensemble et l’un par l’autre les fleuves et les religions, les volontés et les vents, les princes et les lions, les Tartares et les torrents. Le physique donne son sens au politique, et permet de le comprendre, mais le politique donne d’abord son sens au physique qui le fonde. L’Europe est emportée dans le vertige de cette interprétation réciproque.