Correspondance du président de Brosses et de l’abbé marquis Niccolini : présentation et remarques

, par Volpilhac-Auger, Catherine

Correspondance du président de Brosses et de l’abbé marquis Niccolini, Oxford University Studies in the Enlightenment, John Rogister et Mireille Gille éd., 2016, 320 p.

La publication d’un ouvrage érudit est toujours digne d’attention ; quand il s’agit de deux personnalités aussi intéressantes que le président de Brosses et l’abbé Niccolini, c’est aussi un plaisir de lecture. La correspondance qui nous est présentée, avec force précisions historiques, n’est pas continue : certaines lettres ont disparu, mais surtout les deux amis ont parfois laissé le silence s’installer entre eux pendant des années ; elle n’en est pas moins un témoin précieux des échanges intellectuels entre deux esprits remarquables du XVIIIe siècle français et italien. Le président dijonnais de Brosses est bien connu ; l’abbé marquis Antonio Niccolini (1701-1769) est familier à certains, car Montesquieu l’a rencontré à Florence : il est « l’étoile polaire » du salon de la marquise Ferroni, et Montesquieu lui doit une recommandation pour Bonn [1]. Nous présentons ici les passages qui intéressent directement Montesquieu, soit entre de Brosses et Niccolini, soit entre d’autres correspondants – car cette édition est plus riche encore que son titre ne l’indique.

Niccolini et Montesquieu

Les éditeurs fournissent en effet (p. 211-213) les trois lettres qui subsistent des relations entre Niccolini et Montesquieu, toutes trois figurant dans les Lettres familières publiées par l’abbé Guasco en 1767 [2]. La première, du 14 octobre 1739, d’après notre propre édition [3] ; la seconde d’après l’original figurant dans les archives de la famille Niccolini à Florence [4] que nous ignorions (c’est notre lettre 500, pour laquelle nous avions pour seule source l’édition des Lettres familières). La troisième lettre, du 1er décembre 1754, figurera dans notre tome XXI [5].

Le manuscrit de la lettre 500 permet de confirmer la modification de date que nous avions proposée : celle du 6 mars 1740 que portaient les Lettres familières nous avait semblé incompatible avec la chronologie propre à Montesquieu, et nous avions proposé « 6 mai » pour cette lettre comme pour une autre, sans date, adressée à Cerati et manifestement liée à celle-ci. Nous avions donc eu raison de supposer une erreur de lecture de Guasco, lourde de conséquences puisque la date erronée de mars avait été retenue pour établir la chronologie de la vie de Montesquieu, et que la lettre à Cerati avait été datée en conséquence [6].

La transcription du manuscrit fournie par les éditeurs ne fait apparaître que des différences vénielles avec les Lettres familières (outre bien sûr l’orthographe, qui avait été uniformisée dans l’édition de 1767) : dans l’expression « un de ces hommes que » les marques du pluriel avaient été biffées sur le manuscrit pour qu’on lise « un homme que », et « Voyes comment ils couvrent » devient dans l’imprimé « Voyez comme ils couvrent toutes les mers ». C’est une nouvelle confirmation du fait que Guasco a été un éditeur fort respectueux [7] : les abondantes marques d’affection et de respect à son égard qui rythment les lettres à lui adressées ne sont pas forgées.

En revanche on ne suivra pas l’annotation de cette lettre : si le contexte en est bien, comme pour toutes les lettres de cette période, la guerre de l’Oreille de Jenkins qui voit s’affronter Anglais et Espagnols sur les mers américaines (« Que dites vous des Anglois »), on ne saurait voir dans une lettre du 6 mai 1740 une « allusion au bombardement du port de Carthagène des Indes en mai 1740, par la flotte de l’amiral Vernon [8] » : cet événement date en effet de 1741. Il peut s’agir de la prise de Porto Bello par Vernon à la fin de 1739, mais l’allusion est assez vague pour qu’on pense à n’importe quel autre événement favorable aux Anglais – et en tout cas sûrement pas à un épisode datant de mai 1740, dont Montesquieu aurait été miraculeusement informé dès le 6, alors qu’il faut plusieurs mois pour que les nouvelles arrivent des Indes Occidentales.

De Brosses et Niccolini

À cela on doit ajouter ce que les deux principaux correspondants disent de Montesquieu [9] et surtout de L’Esprit des lois, au fil de leurs échanges, et qu’il nous est apparu important de présenter avec nos propres commentaires, évidemment orientés plus précisément vers Montesquieu et ses œuvres [10].

On retiendra plus particulièrement la première citation comme exemple de réception, malgré ses approximations, signe sans doute d’une lecture rapide par de Brosses, ou plus vraisemblablement d’un simple ouï-dire, tant le président dijonnais semble répéter les jugements généraux qui courent à l’époque, et la réponse de Niccolini, qui la rectifie de manière assez sévère.

Le président de Brosses à l’abbé marquis Niccolini [fin 1749] (lettre XXVIII, p. 140-141)

Il y recherche quel doit etre l’esprit d’un legislateur selon le climat et les mœurs differentes des peuples auquel il donne des loix. Il distingue 4 sortes de gouvernemens, democratique, aristocratique, monarchique, et despotique, quoique bien des gens pretendent que le despotisme n’est qu’un abus du monarchique. Il fonde les principes des 2 prs sur l’amour, ceux du 3e sur l’honneur, et du dernier sur la crainte. C’est de ces divers principes qu’il tire toutes les consequences. Mais il paroit conclure souvent du particulier au general contre les regles de la logique. Il semble avoir formé toutes ses republiques sur le modele des republiques grecques, ses monarchies sur la France : son despotisme sur l’empire ottoman : quoique Venise, la Hollande, l’Angleterre, et la Chine ne soit nullement semblables aux gouvernemens precedens. A cela prez les maximes particulieres sont presque toujours vrayes. Ses pensées sont pleines de force et d’une liberté peu commune en ce pays cy. Son style est energique, vif et pressant, mais trop decousu et souvent obscur. Il se livre aussi parfois a l’enthousiasme et a la verve (oestrum), chose quon doit, ce me semble, soigneusement eviter dans un ouvrage de philosophie. Tel qu’est ce livre, il seroit a souhaiter que les rois en fassent leur breviaire journalier.

L’abbé marquis Niccolini au président de Brosses, 30 octobre 1750 (lettre XXX, p. 145-146)

Avant de recevoir vôtre derniere j’avois lû l’Esprit des loix par le President de Montesquiou [11]. Soit l’attachement, que j’ay pour l’auteur mon ancien ami, soit le merite de l’ouvrage, je l’ay trouvé d’une profondeur, et d’une bautè surprenante, et il ne sera pour moi que mon breviaire journalier, comme il faudroit qu’il le fût de tous les souverains selon vôtre reflexion tres judicieuse. J’ay trouvé le style decousu, et quelquefois obscur, comme vous le remarquez tres bien. Je conviens, qu’il se livre parfois a l’enthousiasme, et a la verse [12], mais toutes les fois, qué ça ne sert qu’a faire mieux gouter la verite qui echappe bien souvent a la lecture d’un livre de meditation, je ne sçaurois le condamner. Je ne scaurois convenir non plus, qu’il paroit conclure du particulier au general, ni qu’il semble avoir formè toutes ses republiquessur le modele des republiques grecques, la monarchie sur la France, et le despotisme sur l’Empire ottoman. Point des livres donnent une idee plus claire, et nette du gouvernement d’Angleterre de celuy-ci. Il n’est point vray non plus qu’il ait fait la distinction des gouvernements en quatre sortes, mais en trois republicain, monarchique, et despotique dont le premier n’est pas fondé sur l’amour, mais sur la vertu ; le second sur l’honneur ; le troisieme sur la crainte. C’est une logomachie de dire, que le despotisme n’est qu’un abus du monarchique : pourvû que le fait de la distinction soit reelle, et non dans la speculation. Or il n’est, que tres vray, que ces |trois| etats de gouvernement sont dans le monde ; et toutes les fois que l’etat despotique se relachera de la crainte, et que la volonté soit la seule loi dominante, il passera a l’etat monarchique, comme celuy-ci passera a l’autre toutes les fois, que l’honneur n’en fera plus l’ame, mais la crainte, et nous verrons une pauvreté, une paresse, et une bassesse repandüe partout. Que l’ame des republiques en soit la vertu il suffit pour s’en convaincre de examiner les sept Provinces Unies, l’Angleterre [13] et tout le reste des republiques. Nous trouverons celles qui sont depourvües de vertu être sur leur declin [14].

Le président de Brosses à l’abbé marquis Niccolini, 14 octobre 1770 (lettre XLVIII, p. 202-203)

Vous ne scauriez croire avec combien de satisfaction je vous ai retrouvé dans ces petites lettres du grand Montesquiou que l’Abbé Guasco a données au public. Ces lettres, de peu d’importance en elles memes et que l’Abbé n’a imprimées que pour se faire honneur d’une telle liaison, m’ont beaucoup plu : tant parcequ’il y est souvent parlé de vous, que parcequ’on aime tout cequi montre au naturel un si grand homme, le premier sans contredit de tous ceux qui ont vecû de notre siecle.

Les Lettres familières du président de Montesquieu à divers amis d’Italie, publiées à Florence en 1767, contribuent en effet à donner la meilleure image possible de leur éditeur, l’abbé Guasco, qui règle ses comptes avec Mme Geoffrin [15]. Celui-ci n’a pourtant rien d’un aventurier (comme le veut la note 348, p. 203) qui « réussit à se faire élire à l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres », à la Royal Society comme à l’Académie de Berlin : c’est un authentique savant, dont il suffit de lire la correspondance et les ouvrages, couronnés de prix, pour mesurer l’érudition et l’intelligence, saluée par plusieurs critiques récent [16]. Signalons enfin à ce propos d’autres richesses de l’Archivio Niccolini : des lettres à l’abbé Guasco datant de 1766 (Fondo Antico, 51 - 59 https://www.archivistorici.com/it/fascicoli/dettagli/133498), l’année qui précède la publication des Lettres familières, mériteraient certainement d’être examinées.

Niccolini est de plus mentionné avec affection par Montesquieu dans cinq lettres à Cerati (et par deux lettres de Jean-Baptiste de Secondat, bien après la mort de son père), et surtout il est destinataire des trois lettres déjà évoquées plus haut. Guasco accompagne la première d’une longue note qui reproduit un commentaire admiratif de Montesquieu sur l’indépendance d’esprit de Niccolini face au pouvoir, au fil d’une présentation très élogieuse du personnage. Il est évident que ces trois lettres n’ont pu être connues de Guasco que grâce à Niccolini, qui se trouve ainsi remercié.

Niccolini et le comte de Neuilly

Cerati au comte de Neuilly, Pise, 22 décembre 1757 (p. 248)

[…] on m’a assurè, qu’une nouvelle édition de l’Esprit des Loix est deia fort avancée et qu’on y a fait des additions, et des changemens. J’aurois une grande envie d’apprendre la veritable origine, et la qualitè de la nouvelle forme, qu’on a donnè à ce grand ouvrage, et si le tout vient de l’auteur ou de quelqu’autré main, comme aussi si la nouvelle edition se fait a Paris, ou à Genève. […] On m’a dit que Mr le President avoit laissé en manuscrit un ouvragè tres-profond intitulée, (si je ne me trompe), Code des Loix de la Nature, mais qu’on l’a brûlè aprés sa mort, parcéqué l’auteur s’etoit ecarté de la revelation.

Cerati au comte de Neuilly, Pise, 31 mai 1758 (p. 249)

Un ami de Paris m’a averti par une lettre du 15 mai, que la nouvelle edition de L’Esprit des loix paroissoit depuis quelques iours, et il me promet de me la faire tenir par une première occasion.

Ces deux lettres confirment l’hypothèse que nous avions proposée en 2011 [17], selon laquelle l’édition de L’Esprit des lois datée de 1757 n’a pas paru avant l’édition de 1758 : si une nouvelle édition était parue dès 1757, elle aurait attiré l’attention de tous ceux qui, en France comme à l’étranger, à l’instar de Niccolini, attendaient impatiemment une nouvelle édition corrigée et augmentée. En décembre 1757, cette nouvelle édition est seulement annoncée.

Il faut corriger la note 114 (sur « si la nouvelle edition se fait a Paris, ou à Genève »), p. 247, dans la lettre du 22 décembre 1757 : Il s’agit de l’édition des Œuvres de Montesquieu publiées sous fausse adresse (« Genève, Barrillot & Fils ») à Paris par Huart et Moreau, qui contient la nouvelle édition de L’Esprit des lois, augmentée et corrigée d’après les manuscrits de Montesquieu. Celle-ci a été reprise par toutes les éditions postérieures. On veillera aussi à orthographier « Barrillot » le nom de cet imprimeur (voir note 18, p. 80), pour distinguer les vraies éditions genevoises et les éditions parisiennes de Huart et Moreau (qui portent la même adresse) des contrefaçons parisiennes non autorisées qui portent le nom de « Barillot ».

Dans la même lettre, la note 116 p. 248 (sur « Code des Loix de la Nature »), fondée sur des sources anciennes et périmées, doit être ainsi rectifiée :

Il s’agit du Code de la nature, ou le véritable esprit de ses loix, publié anonymement par Morelly en 1755. L’attribution à Montesquieu, sans fondement aucun, ne peut venir que du sous-titre.

On mesure par ces remarques tout l’intérêt d’une lecture soigneuse et approfondie d’u ouvrage qui présente des matériaux aussi riches. L’enquête dans les bibliothèques privées et publiques en est ainsi fortement encouragée.

Catherine Volpilhac-Auger

ENS de Lyon, IHRIM

Notes

[1Mes voyages, OC, t. X, 2012, p. 226 et 345.

[2Voir ci-après.

[3Correspondance II, (OC, t. 20, 2014), no 498 ; il importe de rectifier d’après la page de titre de ce volume le nom des éditeurs, présentés de manière fautive à la page 211.

[5Le manuscrit en était déjà connu par l’ouvrage de Paola Berselli Ambri, L’opera di Montesquieu nel Settecento italiano, Florence, Olschki, 1960, p. 22, note 79, ainsi que le signalent les éditeurs.

[6Voir Louis Desgraves, Chronologie critique de la vie et des œuvres de Montesquieu, Paris, Honoré Champion, 1998, nos 2181 et 2184, et les éditions antérieures de correspondance.

[7Voir OC, t. XIX, p. XXXI.

[8Page 213, note 5.

[9L’un et l’autre le nomment « Montesquiou ». Ses contemporains orthographient ainsi souvent son nom. Il ne nous semble pas que ce soit pour une raison étymologique (comme il est dit p. 71), mais parce que le nom de « Montesquiou » est autrement plus illustre au milieu du XVIIIe siècle que celui d’un baron bordelais : connue depuis le XIIe siècle, cette maison a produit trois maréchaux de France et plusieurs prélats de haut rang.

[10Quand ceux-ci étaient trop développés pour faire l’objet d’une note infrapaginale, nous les avons placés à la fin du texte cité.

[11Les éditeurs commentent (note 188 p. 145) : « Niccolini l’avait donc lu [L’Esprit des lois] avant fin octobre 1750 . » Il nous semble plutôt que sa lecture est intervenue beaucoup plus tôt, dans les premiers mois de 1750 voire à la fin de 1749, puisque la lettre du président de Brosses supposée de la fin de 1749 lui a été remise « tres exactement à Foligno dans son temps », ainsi que le précise Niccolini au début de sa lettre. La diffusion en Italie semble avoir été assez rapide.

[12Lire « la verve » ?

[13Ranger l’Angleterre parmi les républiques mérite d’être remarqué, chez ce lecteur attentif de L’Esprit des lois qui en a parfaitement saisi l’esprit.

[14Niccolini ne dit évidemment rien des républiques italiennes, envers lesquelles Montesquieu est particulièrement sévère : la prudence s’impose dans la correspondance.

[15C. Volpilhac-Auger, Un auteur en quête d’éditeurs ? Histoire éditoriale de l’œuvre de Montesquieu (1748-1964) , Lyon, ENS Éditions, 2011, p. 185-197.

[16On gagnera à lire l’article synthétique que François Cadilhon lui a consacré dans le Dictionnaire Montesquieu http://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/fr/article/1376476855/fr/ tout comme l’étude de Pascal Griener, « Ottaviano di Guasco, intermédiaire entre la philosophie française et les antiquités de Rome », dans Roma triumphans ? L’attualità dell’antico nella Francia del Settecento, Laetizia Norci Cagiano dir., Rome, Edizioni di storia e letteratura, 2007, p. 25-51, et son ouvrage La République de l’œil. L’expérience de l’art au XVIIIe siècle, Paris, Odile Jacob, 2010, notamment p. 165-168 ; la note 74 page 301 le présente comme « un des pères fondateurs de l’histoire anthropologique de l’art antique ». Voir également Nadezda Plavinskaia, « La sculpture antique au prisme des Lumières : l’abbé de Guasco et son traité De l’usage des statues chez les anciens » (en russe), dans Vek Prosveschenia (Le siècle des Lumières), no 4 (colloque d’Ostankino, juin 2010), Moscou, Naouka, 2012. Nous renvoyons également à notre introduction du tome XIX desŒuvres complètes (2014), où nous revenons sur de tels clichés, qui remontent à une époque ancienne et n’en sont pas pour autant historiquement authentifiés

[17Un auteur en quête d’éditeurs, p. 168-171.