Politica, economia e diritto nell’Esprit des lois di Montesquieu, Domenico Felice dir. Nadezda Plavinskaia

, par Volpilhac-Auger, Catherine

Politica, economia e diritto nell’Esprit des lois di Montesquieu, Domenico Felice dir., Bologne, CLUEB, 2009, 216 pages

ISBN : 978-88-491-3237-3

Le présent ouvrage suit les recueils Leggere l’Esprit des lois. Stato, società e storia nel pensiero di Montesquieu (Napoli, Liguori, 1998) et Libertà, necessità e storia. Percorsi dell’Esprit des lois di Montesquieu (Napoli, Bibliopolis, 2003). Il parachève une enquête collective de chercheurs italiens, lancée à l’occasion du 250e anniversaire de la parution de L’Esprit des lois, et menée depuis 1998 sous la coordination de Domenico Felice, professeur de l’université de Bologne. Une enquête que son directeur présente fièrement comme « l’introduction la plus large, la plus ponctuelle et la plus équilibrée » à la pensée du philosophe, alors qu’un tel jugement devrait, semble-t-il, revenir aux lecteurs.

Le volume Politica, economia e diritto se structure, comme l’explique D. Felice, autour de six « parties en lesquelles se subdivise le traité de Montesquieu » [1] L’idée de réduire l’extrême complexité de l’œuvre soumise à l’examen à ces six « parties » nous paraît assez vulnérable, mais il s’agit certainement de sujets importants pour l’optique du philosophe, même si cette importance est inévitablement variable. Les sujets étudiés par les collaborateurs de ce recueil sont le modèle de la « monarchie des pouvoirs intermédiaires » (livres II-VIII de L’Esprit des lois), la conception de la république fédérative (livre IX), le problème de la relation entre les modes de subsistance et les lois (livre XVIII), la réflexion sur Rome et l’histoire économique et sociale du monde antique (livres XX-XXIII), la question du rapport entre les lois et « l’ordre des choses sur lesquelles elles statuent » (livre XXVI), et enfin, le thème des règles à suivre dans la composition des lois (livre XXIX).

Marco Goldoni (« L’honneur du pouvoir judiciaire : Montesquieu et la monarchie des pouvoirs intermédiaires ») aborde la réflexion du philosophe sur la monarchie modérée, en accordant une attention majeure à son concept de l’honneur, que le chercheur examine sous plusieurs aspects. Un prisme social (honneur et noblesse) le conduit à souligner la nature « individuelle » du principe de l’honneur, élaboré par Montesquieu, et à marquer sa différence fondamentale avec la vertu, passion humaine « sociale » par excellence. Un prisme politique (honneur et pouvoir souverain) fait ressortir la complexité de ce principe qui, d’un côté, assure « la fidélité du noble à l’ordre constitué », et de l’autre, permet de générer « une sorte de résistance » de la noblesse au souverain, « subtile mais efficace ». Une dimension légale (honneur et droit) découvre à son tour le statut contradictoire de l’honneur dans une monarchie des pouvoirs intermédiaires, car ce principe a besoin de l’ordre social stable qui lui sert d’appui et en même temps il tolère difficilement une telle stabilité.

Le deuxième volet de l’étude de M. Goldoni est consacré à la réflexion de Montesquieu sur le rôle des parlements de l’Ancien Régime dans une monarchie modérée. L’auteur analyse l’influence de cette forme spécifique de « l’institution parlementaire » sur la configuration et le maintien de l’indépendance du pouvoir judiciaire en France au XVIIIe siècle, en un parallèle (qu’il reconnaît pourtant être parfaitement anachronique) avec les cours constitutionnelles modernes. Cela conduit M. Goldoni à fixer deux « points essentiels » dans sa conception de la doctrine constitutionnelle de Montesquieu : premièrement, il affirme que ce n’est pas la composition des pouvoirs intermédiaires, mais la logique selon laquelle ils opèrent (une logique basée sur le principe de l’honneur), qui doit nous guider dans l’analyse de cette doctrine ; deuxièmement, la réflexion moderne sur le principe de la séparation des pouvoirs requiert une approche « comparatiste », « propre à l’analyse des expériences historiques particulières, prenant en considération tous les éléments (qu’ils soient de nature politique, sociale ou économique) qui attribuent une dynamique aux dispositions juridiques particulières ».

Mario A. Cattaneo (« Montesquieu et la république fédérative ») ravive l’ancien débat sur les préférences politiques du philosophe. En refusant de croire qu’elles étaient simplement tournées vers la monarchie modérée, l’auteur porte son regard sur les pages du livre IX de L’Esprit des lois consacrées à la république fédérative, cette société de sociétés qui, aux yeux du philosophe, réunit les avantages d’un gouvernement républicain avec la force défensive d’une grande monarchie, sans courir toutefois les risques propres à ces deux formes considérées séparément. Elle a de plus, par sa nature, « le mérite de pourvoir à la garantie de la paix », et M. Cattaneo souligne que la réflexion de Montesquieu sur la corrélation entre le fédéralisme républicain et la paix (qui a trouvé son écho dans le livre de Kant sur la paix perpétuelle), grâce à son « esprit décidément contraire au nationalisme », garde aujourd’hui toute son actualité « pour la construction de cette union politique, de cette république fédérative de l’Europe, dont on parle depuis si longtemps, et qui n’est pas encore réalisée ».

Thomas Casadei et Domenico Felice (« “Subsistance”, “code des lois” et “état politique” dans le livre XVIII de L’Esprit des lois ») portent leur attention sur les pages du traité de Montesquieu qui établissent l’étroit rapport entre la législation et les moyens par lesquels les hommes se procurent leur subsistance. Les auteurs tentent une « reconstruction » du livre XVIII, qu’ils considèrent comme injustement dédaigné par la tradition critique, en proposant de subdiviser ses 31 chapitres en trois groupes thématiques. Le premier (chap. 1-7) se structurerait autour de l’influence de la géographie physique (fertilité/stérilité du terrain), sur les caractères des individus et sur les formes de leur organisation politique. Le deuxième (chap. 8-17) serait consacré à l’influence de la géographie humaine, c’est-à-dire les manières dont différents peuples se procurent leur subsistance, sur leur organisation juridique et politique. Enfin le troisième (chap. 18-31) renfermerait principalement deux exemples concrets, les Tartares et les Francs, qui servent principalement à illustrer – en tant qu’exception et règle – les démonstrations antérieures du philosophe.

L’analyse de ces trois thèmes conduit les auteurs à conclure que le livre XVIII (« Des lois dans le rapport qu’elles ont avec la nature du terrain »), lu dans l’intégrité de ces trois thèmes, « n’est qu’un complément » du livre précédent. Ainsi la réflexion sur la fertilité/stérilité du terrain a pour but essentiel chez le philosophe d’appuyer son antithèse Europe libre/Asie esclave formulé dans le livre XVII (« Comment les lois de la servitude politique ont du rapport avec la nature du climat »), tandis que l’étude du rapport entre les modes de subsistance et les lois positives vise surtout à argumenter le caractère libre du pouvoir chez les Francs et le despotisme des Tartares. Quand à la typologie quadruple des peuples basée sur leurs occupations productives (commerçants, cultivateurs, pasteurs, chasseurs) , formulée dans le chap. 8, qui reste injustement privilégiée par les critiques dans leurs lectures du livre XVIII et qui continue, à tort, à alimenter les interprétations « évolutionnistes » de Montesquieu, selon Th. Casadei et D. Felice elle doit être considérée comme statique et par conséquent incompatible avec les modèles stadiales et les théories de l’évolution progressive des peuples de la barbarie à la civilité.

Umberto Roberto (« Rome et l’histoire économique et sociale du monde antique dans L’Esprit des lois ») avance deux raisons pour que Rome occupe une place privilégiée dans l’œuvre de Montesquieu : sa formation de magistrat, évidemment, qui présuppose une connaissance approfondie du droit romain, mais aussi le rôle particulier de l’histoire romaine dans l’espace communicatif de l’époque, où elle sert de code culturel commun. Or, grâce à sa « vision renouvelée des sources », le philosophe propose à ses lecteurs une « redécouverte du monde antique » qui renverse la balance traditionnelle du positif et du négatif dans la conception classique de la civilité romaine. U. Roberto trouve des exemples de cette approche qu’il dit être « décidément anticlassique » dans la réflexion de Montesquieu sur le commerce (altération des mœurs des Francs à leur contact avec le monde romain corrompu par la pratique du commerce ; confrontation de l’esprit de conquête romain avec l’esprit de commerce carthaginois), dans sa critique des lois romaines relatives à l’usage de la monnaie ou encore à la démographie, mais surtout dans sa conception positive de l’invasion des barbares qui, selon le philosophe, ont apporté dans l’Empire romain « liberticide » l’esprit de liberté. C’est cette valeur de liberté qui joue, aux yeux de U. Roberto, le rôle-clé dans le « surpassement de la dialectique civilité/barbarie » chez Montesquieu, car elle permet à l’auteur de L’Esprit des lois de tracer l’axe de l’évolution de l’Europe, de l’Antiquité grecque et romaine vers le Moyen Âge germanique : « L’opposition classique des Grecs aux Barbares est supprimée par la simple participation des Francs à la sauvegarde de la liberté européenne ».

Carlo Borghero (« L’ordre des lois et la nature des choses dans le livre XXVI de L’Esprit des lois ») soumet à son analyse le texte que Destutt de Tracy, en son temps, a trouvé absolument inutile à l’ensemble du traité de Montesquieu (puisque selon l’avis de Destutt de Tracy, ce texte ne fournissait au lecteur de L’Esprit des lois « aucune instruction nouvelle »), et que Charles Oudin, par contre, a considéré comme une partie parmi les plus importantes de l’œuvre du philosophe. C. Borghero propose de voir dans le livre XXVI, « Des lois dans le rapport qu’elles doivent avoir avec l’ordre des choses sur lesquelles elles statuent », une tentative du philosophe de sortir de « l’atemporalité » qui caractérise généralement son traité, et d’endosser une « dimension temporelle », visant en premier lieu l’imbroglio des pratiques juridiques de la France de son temps. C. Borghero ne doute pas que le philosophe apporte par son livre XXVI « une contribution importante à la résolution des conflits juridictionnels entre le pouvoir religieux et le pouvoir séculier, particulièrement appréciable dans la situation de la pluralité religieuse qui était devenue celle de l’Europe à la suite de la Réforme », en refusant toutefois d’inscrire la conception de l’Église et de la juridiction ecclésiastique chez Montesquieu dans le courant de la « doctrine libérale classique ». L’auteur souligne que l’analyse des collisions entre les lois religieuses et les lois naturelles amène le philosophe à l’idée que la religion, tout étant moralement utile à la société, ne s’identifie pas avec la morale, ce qui autorise l’existence d’une morale indépendante de la religion ; « et c’est précisément la cause de la moralité des normes relatives à la survie des individus et des sociétés » que Montesquieu défend devant les « perturbations des comportements inspirés par les croyances religieuses ». La loi naturelle apparaît donc, aux yeux de Montesquieu, « plus pertinente que la norme divine », mais, confrontée à la loi positive de l’État, elle succombe à son tour, car sa fonction principale n’est pas de dicter les règles mais d’orienter la législation politique et civile. C. Borghero achève son aperçu du livre XXVI par l’analyse de l’influence du public et du privé dans le domaine du droit.

Le dernier point au recueil est apporté par Giovanni Cristiani (« “L’esprit du législateur”. Réflexions sur le livre XXIX de L’Esprit des lois ») qui se concentre sur le texte que Montesquieu destinait initialement à clore son traité. Le livre XXIX, « De la manière de composer les lois », bénéficie par conséquent d’une « vocation pragmatique et prescriptive », et c’est la notion de modération que le philosophe place au cœur de ses « prescriptions ». C. Cristiani souligne que la modération, qui apparaît dans L’Esprit des lois sous plusieurs aspects (principe du gouvernement aristocratique ; instrument de distinction du gouvernement despotique de la monarchie ou de la république ; esprit destiné à guider les législateurs), prend sous la plume de Montesquieu une signification nouvelle, politique, bien différente de son acception classique, d’origine atistotélicienne, qui y voyait une « pure vertu morale ». Or l’argumentation du philosophe se fonde sur les « irréductibles particularités des situations auxquelles l’action du législateur doit s’adapter », ce qui permet de regarder son appel à l’esprit de modération comme un appel à la prudence, aux restrictions et aux limites de l’action législative. Cela a poussé Condorcet en 1780, puis quelques autres, à attaquer le livre XXIX de L’Esprit des lois, en accusant son auteur de faire montre de relativisme et de conservatisme et de convertir son esprit de modération en esprit de l’incertitude. Une telle interprétation semble à G. Cristiani fortement simplificatrice, car à son avis, l’esprit de modération chez Montesquieu, qui place le dans les limites de l’histoire, de la nature et des passions humaines, est autant une « qualité morale d’équilibre » qu’un « point d’arrivée d’un parcours de connaissance ».

Nadezda Plavinskaia

Académie des sciences de Russie

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