Lectures critiques, automne 2012
Didier Carsin, Montesquieu, les lois et les mœurs Denis de Casabianca
Didier Carsin, Montesquieu. Les lois et les mœurs, CNDP, 2012, 112 p.
L’ouvrage de Didier Carsin s’inscrit dans une collection qui, s’adressant aux lycéens préparant le baccalauréat, cherche à croiser les notions du programme de terminale en philosophie avec les œuvres des auteurs dudit programme [1] « pour approfondir les enseignements de philosophie ».
S’il peut sembler évident que L’Esprit des lois soit convoqué pour éclairer les « lois », il faut remarquer qu’un commentaire soucieux de coller au programme de terminale aurait tout aussi bien pu axer cette étude de l’œuvre de Montesquieu sur l’idée de « société », de « justice » ou de « liberté » (autres notions au programme). Le choix du couple lois et mœurs pour la lecture proposée de l’œuvre semble révélateur du questionnement que Didier Carsin a mis en avant dans sa présentation de L’Esprit des lois, et donc aussi des types de lectures qui sont écartées. En ce sens, ce petit ouvrage à vocation scolaire est un marqueur efficace pour mesurer l’évolution des attentes des professeurs et de leurs étudiants vis-à-vis de l’œuvre de Montesquieu – non que l’ouvrage recueille ce qui relèverait d’une lecture commune du corps enseignant, et révélerait une vulgate enseignée, mais il a vocation à attirer l’attention de ces lecteurs formateurs ou en formation sur ce qui fait la spécificité de L’Esprit des lois. Or ne pas engager la lecture de la grande œuvre de Montesquieu à partir des notions de « société », de « justice » et de « liberté », c’est s’écarter des trois topoi qui ont longtemps parcouru les ouvrages à vocation scolaire, et qui continuent à peupler les pages que peuvent consulter le plus grand nombre, sur les « fiches » que proposent les sites qui s’intéressent à la culture générale ou dans les manuels, qui proposent à lire les mêmes extraits de L’Esprit des lois. Indirectement, l’ouvrage indique donc 1/ que l’approche de Montesquieu n’est pas celle d’un sociologue (ou d’un précurseur de la sociologie) 2/ que l’œuvre ne peut se comprendre dans une approche strictement juridique (ou constitutionnaliste) 3/ qu’elle n’est pas la simple illustration d’un libéralisme moderne dont Montesquieu serait une figure éminente. Bien entendu, Montesquieu, et le commentaire que propose Didier Carsin le souligne, parle des sociétés humaines, de l’exigence de justice et des conditions de la liberté, mais ce qui fait l’unité du dessein de l’ouvrage, ce qui relie sociétés, justice et liberté dans L’Esprit des lois, n’apparaît que si l’on considère que celui-ci a pour objet « cette infinie diversité de lois et de mœurs » (L’Esprit des lois, Préface) – un couple donc, et non les lois seules. Or mettre cela en avant, c’est indiquer que c’est l’activité législative qui organise l’écriture et la composition de L’Esprit des lois, ce qui ne va pas de soi – c’est même un point essentiel qui réapparaît dans les débats interprétatifs, soit d’une façon centrale, soit d’une façon incidente. Il faut donc souligner, non cette nouveauté dans l’interprétation, mais cette clarté dans la ligne interprétative proposée aux professeurs et étudiants : tirant profit des dernières recherches menées en philosophie sur L’Esprit des lois depuis une quinzaine d’années et/ou encore en cours [2], Didier Carsin offre une synthèse qui donne à lire autrement Montesquieu, c’est-à-dire qui détrompe son lecteur sur ce qu’il croit pouvoir y trouver.
L’ordre adopté par le commentaire suit d’une façon très classique l’organisation en parties et en livres de l’ouvrage. Car il faut bien commencer par une lecture du livre I, qui examine les différents sens du mot « loi » et présente la problématique politique que Montesquieu expose en son chapitre 3 (« Les lois comme ‘‘rapports nécessaires’’ »). Suit un exposé de la typologie des ordres politiques, axée sur la distinction entre nature et principe des gouvernements (« Les lois politiques et civiles »), puis un examen de la question climatique et de la formation de l’esprit général (« De l’enracinement naturel des lois à leur émergence historique »). Ces deux temps ne suivent pas strictement l’ordre des livres des trois premières parties de l’ouvrage, mais se concentrent sur les points relevés. Un dernier temps du commentaire aborde enfin les rapports entre lois et mœurs (« Lois, mœurs et manières »). Ce que promet le titre du livre arrive en dernier, mais ce traitement est justifié par la démarche même de Montesquieu et par la nécessité de poser les inventions conceptuelles majeures de l’ouvrage (esprit des lois, nature et principe des gouvernements, esprit général des nations) pour éclairer le jeu des lois et des mœurs dans l’étude pratique qu’en propose Montesquieu. Si de fait des développements importants de L’Esprit des lois (notamment sur la religion et l’économie politique [3]) ne sont pas abordés – mais il eût été difficile de le faire dans le cadre proposé –, le commentaire de Didier Carsin offre cependant une vue d’ensemble sur l’ouvrage. En guise de conclusion, il attire l’attention du lecteur sur la dernière partie de L’Esprit des lois, peu lue, et sur le livre XXIX dédié à la composition des lois (« La formation du législateur à l’esprit de modération »), ce qui s’accorde avec la volonté de mettre en avant la perspective pratique et formatrice de l’ouvrage.
La lecture du livre I manifeste comment Montesquieu s’écarte d’une conception volontariste de la loi pour mettre au jour le lien entre vie sociale et raison législatrice. Les lois positives sont une nécessité dans l’état de guerre qui caractérise l’état social. Mais plutôt que d’interroger leurs fondements, Montesquieu entend les examiner telles qu’elles sont instituées, dans leur infinie diversité, afin de se donner les moyens de les comprendre et de les évaluer. Didier Carsin indique à juste titre que le chapitre 3 du livre I met en place une problématique de la convenance et des rapports qu’il faut considérer pour bien juger de l’accord ou du désaccord des lois et des formes de gouvernements avec la disposition des peuples. L’esprit des lois, défini comme ensemble de ces rapports, permet d’appréhender la diversité des situations en évaluant, à chaque fois, les tensions existantes et les corrections possibles. Ce sont les œuvres de la raison législatrice qui sont étudiées afin que celle-ci puisse être éclairée.
Cette approche relationnelle des situations historico-politiques conduit d’abord à examiner les lois en rapport avec les formes d’organisation politique. La typologie des gouvernements est présentée de façon claire, en mettant en évidence la distinction entre nature et principe, ce qui permet de montrer comment les lois peuvent s’accorder avec les passions sociales ou les choquer, et le ressort principal qui anime chacun des gouvernements. L’exposé est attentif à chacune de ces formes, en insistant, ce qui n’est pas toujours le cas dans ce type de présentation, sur les formes démocratique et aristocratique de la république. Un sort particulier est réservé au despotisme, du fait de la fonction normative de ce gouvernement et de l’importance qu’il prend au regard de la question de la corruption des principes. Si Montesquieu cherche à penser les conditions de la liberté, c’est toujours dans le cadre d’une situation historique et de son devenir, et les lois apparaissent comme des moyens de réguler l’ordre politique.
Du fait de la problématique de la convenance (de la disposition du gouvernement à la disposition du peuple pour lequel il est établi), Montesquieu doit examiner ce qui se rapporte à la formation de l’esprit général des nations à partir des effets du climat. Ce qui permet de mettre en place la question du rapport des lois aux mœurs et de souligner la dimension historique des lois. Relevant bien l’ancrage médical de l’étude climatique, Didier Carsin expose les conséquences morales et politiques des effets du climat, et prend soin de montrer comment l’argumentation de Montesquieu concernant la question de l’esclavage n’entraîne aucune justification de celui-ci. La déconstruction des discours justifiant l’esclavage se double d’une réflexion sur les conditions de possibilité de l’action législatrice, qui apparaît de ce fait comme porteuse des exigences de la raison. Loin de s’en tenir à une condamnation de principe, Montesquieu place ces questions sur le terrain de la « nature des choses ».
Le dernier moment de ce parcours est sans conteste le plus original, dans la mesure où il se penche sur les exemples qui donnent corps aux analyses de l’ouvrage, mais qui, étant évoquées dans des chapitres et des livres différents, sont souvent oubliées des présentations générales de L’Esprit des lois. On saura gré à Didier Carsin d’éclairer le cas de la Chine et de Sparte, et de ne pas présenter le cas anglais sans avoir évoqué celui des Français à l’humeur sociable. On voit alors clairement que ce n’est pas la constitution d’un « modèle », quel qu’il soit, qui préoccupe Montesquieu, mais une attention fine aux modes de régulation d’une société, aux différents niveaux de constitution des normes et des motifs d’action sociale, en vue de préciser les modes d’intervention du législateur et les médiations qu’il doit mettre en œuvre. Distinguer l’ordre des lois, leur champ d’application, la pertinence de telle ou telle correction en fonction de situations où « tout est extrêmement lié » (L’Esprit des lois, XIX, 15) donne ainsi sens à « l’esprit de modération » qui doit guider le législateur.
(Marseille)