Montesquieu and His Legacy, Rebecca E. Kingston dir., 2008 Gabrielle Radica

, par Kingston, Rebecca E.

Montesquieu and His Legacy, Rebecca E. Kingston dir., New York, SUNY Press, 2009, 336 pages.

Ce recueil édité par R. Kingston contient un ensemble d’articles dont l’ambition est de renouveler, ou de « réitérer » selon le mot de l’éditrice, les interprétations classiques de Montesquieu. Il s’agit de reprendre les lectures de son œuvre pour les compléter, les amender, leur insuffler les tensions que le commentaire du XXe siècle, et notamment les études juridiques, ont pu gommer. Le choix de spécialistes de Montesquieu issus aussi bien des lettres et de la philologie que de la philosophie, de la sociologie ou encore du droit, est au demeurant un des éléments qui permettent de contrer les biais de lecture de l’œuvre liés au cloisonnement des disciplines.

Quatre voies pour comprendre l’héritage de Montesquieu et le reprendre sont ainsi empruntées dans le livre.

1- Les articles de la première partie (Morals and Manners in the Work of Montesquieu) pratiquent l’analyse interne de l’œuvre, et soulignent des aspects oubliés par le commentaire. Ainsi C.P. Courtney rappelle-t-il [1] que la plus ancienne traduction en anglais de L’Esprit des lois est une édition écossaise de 1750 [2] des chapitres qui concernent l’Angleterre, c’est-à-dire non seulement XI, 6, mais aussi XIX, 27, lequel porte sur le lien entre le système de la liberté politique et les mœurs anglaises. Ce rappel devrait invalider les lectures formalistes ultérieures de la constitution d’Angleterre et permettre de souligner le rôle des passions des Anglais (leur fébrilité, leur susceptibilité) dans le fonctionnement des institutions. Pour autant, C.P. Courtney refuse aussi (p. 38) les lectures mécanistes de Thomas Pangle ou de Sharon Krause qui font du jeu aveugle des passions la cause du maintien de la liberté, et il rappelle les aspects conscients et intentionnels de la quête de la liberté par les Anglais.
Les autres articles de cette partie s’attachent à deux objectifs déjà visés par le texte de C.P. Courtney.

En premier lieu, un effort de conceptualisation du pouvoir est prolongé par les articles de C. Spector [3] et de B. C. J. Singer [4]. C. Spector généralise l’importance des « aspects plus informels de la communauté, qui comprennent la façon dont le sentiment collectif, les manières et les ‘mœurs’ fonctionnent dans la communauté politique » (« Introduction » de R. Kingston, p. 1), et l’efficacité du principe passionnel de chaque régime est systématiquement explorée ; le caractère ‘aveugle’ du jeu des passions dans la production de la liberté est remplacé par la description complexe d’un processus « non intentionnel » et « non anticipé ». Le texte de B. C. J. Singer explore d’autres voies pour conceptualiser le pouvoir chez Montesquieu en appliquant l’opposition lacanienne ultérieure du symbolique et de l’imaginaire à la typologie des régimes : dans cette hypothèse, le despotisme exprime un amour de soi replié sur lui-même et se voit associé à l’imaginaire, tandis que les deux autres régimes, monarchique et républicain, capables de reconnaître l’existence d’autrui, relèvent de l’ordre du symbolique.
D’autre part, aussi bien C.P. Courtney que C. Volpilhac-Auger [5] cherchent à montrer quel lecteur à la fois honnête, documenté et critique fut Montesquieu : sur la liberté anglaise, il a su multiplier les sources, assister à des débats parlementaires, et ainsi éviter de condamner purement et simplement les conflits anglais, comprendre leur rôle dans le maintien de la liberté sans s’aveugler sur le risque de despotisme des mœurs anglaises ; de la même façon, à propos de la Chine, C. Volpilhac-Auger établit avec soin l’usage des récits de voyage par Montesquieu, et elle montre, contre l’étude désormais dépassée de Muriel Dodds, que l’auteur n’est prisonnier ni d’une anthropologie qu’il aurait fixée une fois pour toutes, ni de la vision idéalisée de la Chine livrée par les jésuites. La considération des notes de lectures consignées dans les Geographica II par Montesquieu, et désormais mieux accessible, est à cet égard précieuse.

2- Comprendre l’héritage de Montesquieu consiste aussi à mieux cerner sa réception à partir du XVIIIe siècle. Un des intérêts de la seconde partie intitulée « Montesquieu’s Legacy in Eighteenth and Nineteenth-Century Political Thought » réside dans le fait qu’elle montre la multiplicité des objets qui ont pu inspirer les lecteurs de Montesquieu : théorie passionnelle (article de C. Orwin sur la pitié [6]) ; théorie constitutionnelle (article de J. T. Levy [7]) ; méthodologie historique (D. Carrithers [8]) et théorie de l’histoire (J. Moore [9]). Ainsi, les premiers lecteurs de Montesquieu ne s’en sont-ils pas tenus à ses enseignements constitutionnels : Tocqueville a relayé les interrogations des Considérations sur les […] Romains sur le rapport des causes particulières aux causes générales dans l’histoire et sur la place à accorder à la volonté humaine dans les processus sociaux ; les penseurs des Lumières écossaises ont utilisé L’Esprit des lois de façons très diverses et repris en particulier sa théorie de l’articulation de l’état de développement économique des sociétés au degré de complexité de leur système juridique (R. Hirschl [10] montre dans la partie suivante, « Montesquieu and Comparative Constitutional Law », que les études de la transformation des lois chez Maine, Durkheim, Morgan, Weber, s’en inspirent).

Mais quoique l’ampleur de vue de L’Esprit des lois ait mieux été prise en compte par ses premiers lecteurs qu’elle ne l’est par nos contemporains, cette partie montre aussi la façon dont certaines simplifications ou oblitérations ont été amorcées dès le début du XIXe siècle. Le tour pris par les révolutions française et américaine a fait rompre peu à peu avec la méthode de Montesquieu et, malgré l’intérêt qu’il y a à ignorer comme lui la distinction entre constitutionnalisme ancien [11] et moderne [12], Condorcet ou Destutt de Tracy ont au contraire creusé contre Montesquieu ce dualisme afin de valoriser leur conception explicite, unifiante et universaliste de la constitution (p. 127-128).

3- La troisième façon de reprendre l’héritage de Montesquieu consiste pour certains articles plus militants de l’ouvrage à dénoncer l’usage actuel qui est fait de Montesquieu. Une telle dénonciation bénéficie des redéfinitions précédentes et c’est l’intérêt de l’ouvrage que d’unir ces arguments complémentaires. Ainsi, l’article stimulant de R. Hirschl attaque vivement la pétrification des études juridiques aux États-Unis, la vision figée qu’elles colportent de Montesquieu, et réclame d’insuffler les véritables méthodes du droit comparé et de la sociologie du pouvoir dans ce champ. Prônant l’indépendance du judiciaire, Montesquieu méritait au reste que sa propre méthode fût appliquée à ce qu’il semble avoir laissé de côté : l’indépendance prétendue du judiciaire. R. Hirschl rappelle que la façon d’agir des juges et des tribunaux dépend elle aussi d’une multitude de facteurs, notamment politiques, qu’il faut mettre au jour et corréler, et elle attend pour être mise au jour des travaux similaires à ceux de Montesquieu.

De l’ensemble d’articles souvent descriptifs et moins novateurs qui composent la dernière partie du recueil (Montesquieu and Modern Liberalisms), se distingue du moins fortement l’article de C. Larrère [13] qui s’emploie à dépasser la vulgate du libéralisme sur Montesquieu, et se demande si cet auteur permet de penser le présent, notamment les grandes démocraties pluralistes. C. Larrère montre de quelle façon l’universalisme et le souci du complexe et du particulier s’articulent chez Montesquieu, et elle cherche à définir de façon précise le type de conséquentialisme non utilitariste, mais ouvert à une pluralité des fins, qui se déploie chez Montesquieu (p. 296), car il est particulièrement compatible avec un libéralisme pluraliste.

Dans cet effort de renouvellement des études, c’est le lien problématique de Montesquieu au libéralisme qui est pris en compte tout au long du recueil et qui apparaît comme un objet vers lequel convergent toutes les contributions. L’article de M. Mosher placé en tête d’ouvrage [14] donne à cet égard le ton en rappelant l’hostilité fondamentale de Montesquieu envers toute forme d’autoritarisme, d’intrusion étatique dans la sphère de la morale ou d’intrusion du religieux dans la politique. Mais plutôt que de renoncer à ce lien de Montesquieu au libéralisme, au motif que l’auteur ne figurerait plus dans le libéralisme contemporain que comme une pâle copie de lui-même, réduite aux quelques descriptions sèches du système anglais, R. Kingston propose d’utiliser les leçons de l’œuvre pour accepter une conception plurielle du libéralisme (p. 1), capable de considérer l’importance des passions et du social.

Gabrielle Radica
Université de Picardie - Jules Verne

Notes

[1« Morals and Manners in Montesquieu’s Analysis of the British System of Liberty », p. 31-48.

[2Two Chapters of a Celebrated French Work, Edinburgh, 1750.

[3« Honor, Interest, Virtue : the Affective Foundations of the Political in The Spirit of Laws », p. 49-80.

[4« Montesquieu on Power : Beyond Checks and Balances », p. 97-112.

[5« On the Proper Use of the Stick : The Spirit of Laws and the Chinese Empire », p. 81-96.

[6« Montesquieu’s Humanité and Rousseau’s Pitié », p. 139-148.

[7« Montesquieu’s Constitutional Legacies », p. 115-138.

[8« Montesquieu and Tocqueville as Philosophical Historians », p. 149-178.

[9« Montesquieu and the Scottish Enlightenment », p. 179-195.

[10« Montesquieu and the Renaissance of the Comparative Public Law », p. 199-220.

[11Lequel se caractériserait par des libertés locales, des règles immanentes de contrainte se dégageant de la pratique politique, et un pluralisme.

[12Contractarien, unitaire. Sur ce point, voir l’article de J.T. Levy.

[13« Montesquieu and Liberalism. The Question of Pluralism », p. 279-301.

[14« What Montesquieu Taught : ‘Perfection Does Not Concern Men or Things Universally’ », p. 7-28.