Mai 2011
Ursula Haskins Gonthier, Montesquieu and England : enlightened exchanges Philip Stewart
Ursula Haskins Gonthier, Montesquieu and England : enlightened exchanges, London, Pickering & Chatto, 2010, 236 pages, ISBN : 9781851969975.
Le sujet d’Ursula Haskins Gonthier n’est pas Montesquieu en Angleterre ni Montesquieu disciple de l’Angleterre mais ses « échanges » – relations humaines et idéelles, avec leurs tensions et critiques. L’auteur commence par la posture des observateurs des Lettres persanes, comparée à celles de publications courantes en Angleterre telles que The Spectator d’Addison, pour l’introduction de sujets philosophiques, et politiques en particulier auprès d’un public général, dans ce qu’il convient peut-être d’appeler la formation de la « sphère publique » en Angleterre. Comparaison est faite aussi avec Shaftesbury sur les raisons et les effets de la politesse qui en font partie en Angleterre, mais pas en France où manquent la sincérité et l’intérêt entre groupes sociaux, et où la fausse sociabilité amortit le raisonnement et réduit la conversation à un exercice d’esprit. L’implication est celle-ci : le pouvoir absolu est une barrière à l’ouverture de la communication. Ainsi sont établies ses affinités avec Locke, mais surtout il apparaît que Montesquieu donne une idée originale de l’Angleterre : celle-ci diffère en tout de sa réputation d’État extrême et sauvage qui régnait en France, pour souligner plutôt la participation populaire à la vie politique. Disparité donc avec la France, qui est l’objet de la satire. C’est surtout Addison dont la manière aurait influencé celle de Montesquieu, comme on le voit dans le ton personnel des Voyages.
Pour ce qui est du côté proprement politique, c’est Bolingbroke qui est son tuteur, surtout avec sa Dissertation upon parties, par opposition à la politique de Robert Walpole. Montesquieu est frappé par le rôle agressif du journalisme britannique. En même temps il faut avouer que Montesquieu intéresse les polémistes anglais : le Craftsman, par exemple, publie parfois des « lettres persanes », voix de l’opposition. Selon U. Haskins Gonthier, c’est surtout dans les Romains que Montesquieu a développé par contrepartie les analogies entre Rome, la France et l’Angleterre, à partir de l’identification de l’esprit du peuple anglais comme esprit de liberté. L’insertion de l’Angleterre dans le récit romain « est subtile mais puissante » (p. 80), dit-elle : « Partout dans les Considérations des descriptions de l’histoire et la culture romaines renforcent l’impression que l’Angleterre ressemble à la Rome antique dans ses jours de grandeur alors que les descriptions de la décadence impériale font penser aux événements en France. » (p. 81). Le but de Montesquieu serait surtout d’encourager les grands États modernes à renoncer au modèle romain et ne plus chercher l’hégémonie par voie de conquête. Le style et l’organisation du traité font d’ailleurs penser aux vingt-quatre courts chapitres des Remarks upon the History of England de Bolingbroke.
Un long chapitre (« Cosmopolitan constitutionalism ») est consacré à un examen de la caractérisation du gouvernement « gothique » dans L’Esprit des lois et de ses rapports avec la situation politique en France et en Grande-Bretagne dans les années 1730 et 1740. Pour Montesquieu, dont l’inspiration à cet égard remonte à Tacite, la constitution de la France comme celle de l’Angleterre a ses origines dans les conseils tribaux des Francs, la différence étant qu’alors que les Anglais ont pu garder leurs libertés dans le contexte d’un gouvernement équilibré, les Français se les sont laissés progressivement retirer par la théorie absolutiste. Il rejoindrait par là l’argument de Bolingbroke dans sa Dissertation upon parties, instrument de résistance devant l’usurpation monarchique dirigée par Robert Walpole. Montesquieu se dresse ainsi contre la vue conventionnelle qui fait remonter les traditions et symboles du pouvoir en France à l’Empire romain. Comparé aux « anciennes républiques », le portrait politique de l’Angleterre est constamment plus favorable. Un corollaire serait le droit de commerce accordé à l’aristocratie, un facteur qui mitige le pouvoir monarchique.
Un dernier chapitre est consacré aux relations esthétiques et en particulier celles qui semblent lier l’Essai sur le goût à différents courants de pensée venant d’Angleterre. Comme Locke, Montesquieu identifie la beauté avec le plaisir subjectif provoqué par l’objet contemplé. Avec Addison il attribue ce plaisir en partie à la surprise et conséquemment à l’ouverture de l’âme à un nouveau domaine de spéculation affective, d’où en partie une préférence pour certaines qualités comme la grandeur et la symétrie qui facilitent l’unité de perception. C’est par l’association d’idées que l’individu construit des jugements susceptibles de lui procurer le plus de plaisir. Mais Montesquieu pense aussi comme Hutcheson que l’indépendance du goût est limitée par les dimensions universelles de la psychologie humaine ; ainsi les valeurs esthétiques sont au fond collectives. Elles sont largement partagées et perfectibles, puisqu’elles ne sont pas l’apanage d’une seule classe ou civilisation. Avec Shaftesbury, Montesquieu souligne le divorce entre plaisir et utilité, ce qui tend à restreindre la beauté aux domaines reconnus comme artistiques ; il tient avec Addison que l’œuvre, sans dépendre de l’imitation de la nature, crée son propre univers susceptible lui aussi de susciter le plaisir, et qu’il n’y a dans les sources du plaisir de l’âme aucune hiérarchie intrinsèque.
On notera enfin que l’ouvrage propose également une bibliographie très importante (dix-sept pages en petits caractères), en grande majorité constituée d’ouvrages en anglais, dont beaucoup n’ont pas été cités au fil du texte.
On lira donc avec intérêt cet ouvrage, malgré une tendance à l’accumulation et à la juxtaposition qui en limite les conclusions.