Bertrand Binoche, « Écrasez l’infâme ! ». Philosophie à l’âge des Lumières Lorenzo Bianchi

, par Volpilhac-Auger, Catherine

Bertrand Binoche, « Écrasez l’infâme ! ». Philosophie à l’âge des Lumières, Paris, La Fabrique Éditions, 2018, 260 pages

Après de remarquables contributions à la philosophie de l’histoire, à celle des Lumières ainsi qu’à la pensée de Montesquieu [1], Bertrand Binoche dans cet agile volume qui se veut « pédagogique » s’interroge sur la signification de présenter ce qu’il est convenu d’appeler « la philosophie des Lumières » en France, le « pays des Lumières » justement. Il constate ainsi que dans les universités françaises les philosophes, qui pourtant se réfèrent souvent à l’héritage des Lumières, étudient très peu la philosophie de cette époque – si l’on en exclut la pensée de Rousseau –, en lui préférant la philosophie du Grand Siècle qui l’a précédée ou celle qui lui a succédé au XIXe siècle.

Dans son approche de la philosophie des Lumières l’auteur choisit de souligner les « Lumières » françaises, au pluriel, irradiées par des auteurs comme Diderot, Montesquieu ou Voltaire, qui ont tous pris part à l’entreprise de l’Encyclopédie. Et cette spécificité des Lumières françaises « se trouve clairement exprimée dans la violence du célèbre mot d’ordre voltairien : “Écrasez l’infâme !” » (p. 11). L’auteur, qui ne prétend ni à la systématicité ni à l’exhaustivité, concentre son attention sur quatre thèmes majeurs et proprement polémiques : le préjugé, la superstition, la Providence et l’esclavage. Ce volume se présente ainsi comme « une petite expérimentation historiographique » (p. 13) qui veut instruire le lecteur sur la philosophie des Lumières ainsi que sur l’histoire française de la philosophie.

Dans ses conclusions Binoche montre quelles raisons ont conduit la tradition philosophique française à marginaliser très généralement les Lumières, soit à cause du sensualisme ou du matérialisme de quelques auteurs comme Condillac ou d’Holbach, soit par le refus d’une tradition qui ne faisait pas de distinction entre la littérature et la philosophie. Ainsi il souligne l’interdisciplinarité propre au siècle des Lumières qui ne connaissait pas encore le partage des disciplines ou des écritures, ni une nette séparation des savoirs entre la philosophie et la littérature.

Mais l’auteur relève aussi que les Lumières « philosophiques » à la Cassirer, bâties à l’ombre de Kant, qui d’ailleurs se réclamait lui-même des Lumières, posent problème. Notamment le Cassirer néokantien, qui opère une systématisation des Lumières au nom du primat de la théorie de la connaissance, finit par lire et reconduire téléologiquement la philosophie des Lumières dans la seule perspective pré-kantienne.

Par contre, Binoche propose de « caractériser les Lumières par la lutte contre les préjugés, sans en neutraliser aussitôt la charge destructrice en en faisant l’avatar de ce qui les précède et le préalable de ce qui les suit » (p. 233). Ainsi il renonce à certaines simplifications historiographiques – telle ce qu’on appelle aujourd’hui les « Lumières radicales » – et renvoie à une activité philosophique qui, au nom de la pluralité des Lumières, s’engage à détruire les préjugés.

Dans cette ample et féconde reconstitution de la pensée des Lumières, quelle place est accordée à Montesquieu ? Dans ces pages l’auteur de L’Esprit des lois est présenté comme celui qui lutte contre les préjugés en affirmant (EL, XI, 20) qu’ « il ne s’agit pas de faire lire, mais de faire penser » (p. 38). Ainsi, selon Binoche, chez Montesquieu « l’imposteur et le tyran sont de même ascendance » car la crainte est la mère de la superstition » et de plus elle coïncide avec le « principe même du gouvernement despotique » (p. 70). Quant à la Providence, ce concept n’est jamais assumé par Montesquieu qui n’emploie que rarement ce terme et « toujours sur un mode indirect – ce sont les autres qui s’y réfèrent » (p. 148). Montesquieu, qui abandonne l’histoire universelle et la Providence, propose une idée d’historicité qui « ordonne les histoires anciennes et modernes aux rapports à peu près nécessaires que découvre l’observation savante des archives disponibles » (p. 149). Ce faisant, il s’inscrit dans cette pluralité de l’historicité propre aux Lumières, où on écrit l’histoire « philosophiquement », c’est-à-dire sans préjugés et en l’épurant de toute superstition.

Finalement, si « combattant le préjugé, les Lumières ont combattu l’esclavage » (p. 155), le cœur de l’analyse de Montesquieu se situe dans le livre XV de L’Esprit des lois – qui analyse l’esclavage civil en rapport avec la nature du climat – et tout particulièrement dans le chapitre 5 – « De l’esclavage des nègres ». Binoche – qui nous rapporte les définitions de l’esclavage données par Montesquieu (L’Esprit des lois), par Jaucourt (Encyclopédie) ou par Diderot (dans l’Histoire philosophique et politique des deux Indes de Raynal) – recense chez Montesquieu soit « l’esclavage pris à la rigueur » – l’esclavage antique chez les Romains et l’esclavage moderne « dans nos colonies » – soit les « diverses espèces d’esclavage » (EL, XV, 10) qui se réfèrent à « deux sortes de servitude : la réelle et la personnelle ». Mais dans L’Esprit des lois Montesquieu fait suivre le livre XV, consacré à l’esclavage civil, de deux autres livres consacrés à l’esclavage domestique et à l’esclavage politique, ce qui montre la complexité du sujet. En effet « esclavage » et « servitude » – qui renvoient au même mot latin servus – désignent « aussi bien l’esclave romain que le serf féodal » (p. 171). De plus, l’esclavage politique dont parle Montesquieu se rattache au concept même de « despotisme » qui renvoie chez lui à une des trois espèces de gouvernement. Ainsi, quand Montesquieu parle de « l’esclavage civil », il se réfère soit aux Anciens, soit à l’esclavage des nègres, soit à l’esclavage oriental, mais il s’intéresse aussi aux différences décelables dans l’Antiquité. Il relève les distinctions entre Sparte, Athènes ou Rome, ou entre la Rome républicaine et la Rome impériale. Ceci, selon Binoche, révèle le vrai objet de l’analyse de Montesquieu : il ne veut pas écrire une histoire de l’Antiquité mais plutôt « rendre les raisons » et rechercher parmi une multitude éparse de lois les différentes circonstances qui en expliquent les diverses fonctions. L’exemple de l’esclavage ancien témoigne donc de la capacité de Montesquieu à retrouver l’« esprit » des lois « en fonction des circonstances par lesquelles on peut expliquer différentiellement leur émergence : « “Quand j’ai été rappelé à l’Antiquité, j’ai cherché à en prendre l’esprit, pour ne par regarder comme semblables de cas réellement différents, et ne pas manquer les différences de ceux qui paraissent semblables” » (Préface de L’Esprit des lois ; p. 184).

Lorenzo Bianchi

Notes

[1Voir, entre autres, B. Binoche, Introduction à De l’Esprit des lois de Montesquieu, Paris, PUF, 1998 (édition entièrement refondue, corrigée et augmentée de deux annexes et d’une postface, Paris, Publications de la Sorbonne, 2015) ; La Raison sans l’histoire : échantillons pour une histoire comparée des philosophies de l’histoire, Paris, PUF, 2007 ; Les Trois Sources des philosophies de l’histoire : 1764-1798, Paris, Hermann, 2013.