Les Lettres persanes, éditions parascolaires, 2019 Laetitia Perret

, par Volpilhac-Auger, Catherine

Les Lettres persanes, éditions parascolaires, 2019

Dans le cadre de la réforme du lycée général de 2019, les Épreuves Anticipées de Français (EAF) ont été revues [1]. Tout d’abord, l’écriture d’invention, les questions de corpus disparaissent au profit des seules dissertations et commentaires sur une seule œuvre. Ensuite, une place importante est désormais accordée à l’étude de la grammaire. Enfin, les objets d’étude (apparus en 2001) sont désormais fixés au nombre de quatre, comportant chacun trois œuvres obligatoires. C’est dans ce cadre qu’apparaissent les Lettres persanes à travers l’objet d’étude « la littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle », aux côtés de Montaigne (Essais, I, 31 ; III, 6) et La Fontaine, Fables (livres VII à XI). Les programmes stipulent qu’il faut étudier trois extraits d’une de ces œuvres, à travers un parcours imposé (pour les Lettres persanes : « le regard éloigné ») comportant aussi trois extraits d’autres œuvres. Enfin, les programmes exigent aussi une œuvre en lecture cursive appartenant à un autre siècle que celui de l’œuvre au programme.

Si réforme il y a, le Montesquieu de l’école demeure toutefois le même : il est un auteur étudié en première [2], à travers la littérature d’idées (genre scolaire apparu dans les années 1980), et un thème privilégié : le regard étranger [3].

Nous assistons donc ici à un exemple de recyclage. Comme l’écrit Nathalie Denizot « le “français” est une discipline qui, même à des époques de rupture et de contestation […], procède par “feuilletage”, par “sédimentation”, “par addition de couches successives” […] par réemploi et recyclage [4]. »

Ce recyclage est particulièrement lisible dans les trois ouvrages consacrés aux Lettres persanes, parus en 2019, qui forment notre corpus (dans l’article, les ouvrages seront désignés par le nom de l’éditeur) :

  • Montesquieu, Lettres persanes, éd. Fabrice Fajeau, Paris, Flammarion, coll. « Étonnants classiques », août 2019.
  • Montesquieu, Lettres persanes, éd. Alain Sandrier et Virginie Yvenault, Paris, Gallimard, coll. « Folio+lycée », août 2019.
  • Muraru, Émilie, Français Première, Montesquieu, Lettres persanes, parcours : Le regard éloigné, Paris, Ellipses, coll. « L’œuvre et son parcours », 2019.

Le premier ouvrage ne relève même pas du recyclage : il s’agit d’une réédition, sans aucun changement d’un ouvrage paru en 2006, lui-même étant une édition revue du volume de 1999. Le second est une réédition profondément remaniée de l’édition Gallimard de 2010 [5]. Seul le troisième est véritablement une nouvelle édition. On ne peut donc négliger la dimension commerciale de ces ouvrages, dont les rééditions à l’identique, ou revues, sont liées à ce nouveau programme d’œuvres obligatoires.

Il s’agira ici d’étudier en quoi ces ouvrages sont représentatifs d’une « vulgate scolaire [6] » montesquivienne, répondant aux attentes de l’enseignement secondaire à travers le public visé, le discours tenu sur les Lettres persanes et les exercices proposés.

I. Des ouvrages destinés aux lycéens et lycéennes

A. Public et auteurs

Les logos sur la première de couverture (« bac 2020 » pour Gallimard, « français 1re » pour Ellipses) montrent explicitement que ces ouvrages s’adressent aux élèves passant l’EAF.

Leurs auteurs sont soit des spécialistes du XVIIIe siècle, soit des spécialistes de l’écriture de manuels, soit les deux. Alain Sandrier, dix-huitiémiste, collabore ainsi avec Virginie Hyvernault, auteure d’une thèse sur Le mariage de Figaro pour lequel elle a proposé une édition scolaire commentée.

Les deux autres auteurs ont en outre des fonctions au sein des instances de l’Éducation nationale :

Émilie Muraru, professeur de lettres au lycée et en classes préparatoires aux grandes écoles, est auteure chez le même éditeur d’un manuel portant sur toutes les œuvres au programme. Elle a fait partie du groupe de travail au conseil supérieur des programmes chargé d’élaborer les projets de programme du futur lycée.

Fabrice Fajeau est un ancien professeur certifié de lettres, présenté comme dix-septiémiste et actuellement adjoint au directeur de cabinet de la rectrice de l’académie de Versailles. Il a produit d’autres ouvrages du même type, sur d’autres siècles, chez le même éditeur (Contes de Perrault, Quatre-vingt-treize). Nous verrons que son ouvrage s’adresse sans doute plutôt au public des collèges.

B. Lecture cursive ou lecture d’extraits ?

Les trois ouvrages présupposent une lecture cursive des Lettres persanes. Gallimard en propose d’ailleurs le texte intégral, Flammarion sélectionnant soixante-neuf lettres, auxquelles le manuel applique sa propre numérotation (Ellipses ne propose que les extraits des passages expliqués). Or les Lettres persanes sont en général étudiées uniquement sous forme d’extraits. Dans les pratiques de classe, la littérature philosophique des Lumières est bien plus, mis à part les Contes voltairiens, une lecture d’extraits qu’une lecture cursive. Dès le début des années 1990, les études de Bernard Veck [7] montraient que le XVIIIe siècle était étudié presque exclusivement à travers des extraits d’œuvres des philosophes, sous forme de groupements de textes sur le combat philosophique, à travers un corpus restreint d’œuvres.

Les programmes actuels ne renouvellent pas cette modalité de lecture, puisqu’ils stipulent que pour l’objet d’études « la littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle », la lecture cursive d’une autre œuvre peut être remplacée par une anthologie de textes relevant de la littérature d’idées. Cela explique probablement qu’une seule de ces éditions soit véritablement nouvelle, les éditeurs ayant sans doute quelques doutes légitimes sur le succès commercial d’une édition parascolaire des Lettres persanes.

II. Des ouvrages respectant la vulgate scolaire

A. Savoir savant, savoir scolaire

On peut en réalité classer ces ouvrages en deux catégories : d’une part Flammarion (18 pages d’accompagnement), représentatif des manuels qui diffusent une vulgate scolaire sommaire, et d’autre part Ellipses (118 pages) et Gallimard (55 pages) qui développent cette vulgate. Développer la vulgate ne suppose pas de faire référence au savoir savant : le savoir, ici, demeure scolaire. Si Gallimard 2010 comportait des bibliographies universitaires, elles ont disparu dans l’édition de 2019. Ellipses, sans en dire plus, fait référence à de « nombreuses études universitaires récentes » (p. 19) qui soulignent que dans les Lettres persanes « l’analyse politique occupe une place tout aussi importante que l’analyse sociale » (ibid.).

La diffusion des travaux universitaires dans l’édition scolaire dépend en effet de ce que l’enseignement peut en retirer. Ainsi, la question de la pseudo-édition de 1754 n’est évoquée par aucun ouvrage. Si l’édition Gallimard signalait en 2010 qu’« on ne peut guère établir l’existence qu’à partir de 1758 » de l’édition de 1754, cette remarque a disparu de l’édition 2019. Ellipses explique bien que l’édition fait référence à celle de 1758 mais elle mentionne que onze lettres ont été ajoutées en 1754. Flammarion se contente de noter que l’édition de référence est celle de 1758. On peut le regretter, puisque les onze lettres enrichissent l’intrigue du sérail et que les nombreuses imitations des Lettres persanes ont modifié l’esprit des lecteurs, qui, en 1721, n’abordaient pas les Lettres persanes comme un roman [8]. Mais ces éditions ont surtout pour objectif de relayer ou d’approfondir la vulgate scolaire, non de la modifier, et l’histoire éditoriale n’est pas un objet scolaire. Si la génétique a été un objet d’études en 2010 (« Les réécritures, du XVIIe siècle jusqu’à nos jours »), elle a surtout été l’occasion d’étudier la réécriture de mythes, d’apologues.

B. Une vulgate montesquivienne bien établie

Les lectures scolaires de la IIIe république jusqu’aux années 1980 faisaient de Montesquieu un modéré et des Lettres persanes un ouvrage de moraliste (oubliant l’intrigue du sérail, les personnages) [9]. Les lectures depuis la fin du XXe siècle mettent en avant l’intrigue romanesque et font de Montesquieu un initiateur du combat philosophique. Les trois ouvrages se plient donc à ces passages obligés.

La biographie, qui reste dans la lignée de celles parues dans les années 2000, rapproche Montesquieu du militantisme des lumières là où les biographies précédentes en faisaient un provincial modéré. Ce type de biographie subsiste toutefois chez Flammarion, pour lequel Montesquieu est un « grand propriétaire terrien, vigneron, le tout par héritage, [qui] s’ennuie en province et regarde Paris comme un lieu extraordinaire où vivent des gens étranges, attirants, intelligents et surprenants, ces Parisiens qu’il fera découvrir aux deux personnages de son roman à venir » (p. 7).

Les manuels s’intéressent désormais aux personnages. Les trois éditions évoquent ou approfondissent l’ambiguïté d’Usbek, homme éclairé et despote du sérail, le désarroi des eunuques, la révolte de Roxane dont la lettre 161 [150 dans l’édition de 1721, et dans l’édition en ligne] figure dans les manuels depuis les années 1980-1990. C’est l’édition Ellipses qui s’intéresse le plus aux personnages, affirmant qu’ils ne sont pas « de simples porte-plumes » (p. 23). En effet, une des caractéristiques de cette édition comme celle de Gallimard est d’approfondir la vulgate scolaire à partir d’axes privilégiés.

Ainsi, Ellipses insiste sur la cohérence de l’œuvre. Les Lettres persanes deviennent une « œuvre polyphonique » (p. 27), où le personnage de Roxane joue un rôle essentiel de « fil narratif complet » (p. 26). La géographie, l’organisation temporelle font l’objet d’un chapitre, où il est affirmé qu’elles contribuent à une œuvre dont la cohérence dernière est une réflexion sur l’exercice du pouvoir, « la valeur tragique de la distance temporelle [redoublant] la distance géographique » (p. 40). L’ouvrage approfondit aussi, plus que ne font habituellement les éditions scolaires, la question de la liberté, de la servitude, de la philosophie face à la foi.

L’analyse de l’Orient est un autre élément incontournable du discours scolaire, au point que chez Gallimard, il devient une matrice de l’explication de l’œuvre, l’édition analysant, en dix pages, ce qu’il représente au XVIIIe siècle du point de vue géographique, diplomatique, politique, religieux, littéraire (avec la vogue des contes orientaux et le style oriental). Ellipses et Flammarion évoquent aussi la question, beaucoup plus rapidement, et reproduisent la vulgate scolaire sur un Orient prétexte pour déjouer la censure et adopter un regard étranger questionnant l’exercice du pouvoir (le roi de France, le pape, mais aussi le harem chez Ellipses).

L’analyse du genre est un autre élément de la vulgate scolaire. Les manuels, de la IIIe République aux années 1980, ignoraient la dimension épistolaire ou affirmaient que Montesquieu l’avait adoptée pour éviter d’avoir à faire des transitions [10]. Les suivants étiquettent désormais les Lettres persanes comme relevant du genre romanesque et de l’épistolaire. Si Flammarion adopte une entrée typologique et discursive, caractéristique des années 1980, les deux autres éditions soulignent que d’autres genres sont abordés (la fable, l’écriture moraliste, le lien avec l’écriture journalistique chez Gallimard, l’écriture moraliste et la harangue chez Ellipses)

Autre élément de la vulgate scolaire, l’esprit Régence fait l’objet d’un long paragraphe chez Flammarion et d’une page chez Gallimard. Il est présenté comme une libération après les années de despotisme louis-quatorzien et explique le ton allègre de certaines lettres et l’évocation d’événement du temps.

Enfin, la question du style, absente chez Flammarion et dans bon nombre d’éditions scolaires, fait l’objet d’une analyse chez Gallimard qui conserve, en la simplifiant, l’analyse du style oriental de l’édition précédente et chez Ellipses qui souligne le pittoresque des orientalismes, le vocabulaire galant, voire le lyrisme tragique. Cela confirme le désir d’approfondir la vulgate scolaire de ces deux éditions, Ellipses ajoutant un chapitre intitulé « les Lettres persanes, une œuvre ancrée dans la mémoire commune » qui affirme l’actualité de l’œuvre notamment à travers la publication d’un magazine fondé par Jérôme Ruskin et appelé Usbek et Rica.

Pour équilibrer cet approfondissement de la vulgate, les deux éditions proposent une rubrique synthétisant leur propos (ce qui est révélateur de la nécessité scolaire de survoler les œuvres plus que de les approfondir, surtout lorsque le programme est alourdi comme en 2019). Intitulée chez Ellipses « ce qu’il faut retenir pour l’examen », elle donne des conseils comme apprendre des citations et retenir les éléments de la vulgate. Chez Gallimard une rubrique « les mots importants » propose les mêmes entrées, à travers trois couples : Orient/occident, Barbarie/humanité, Despotisme/liberté.

C. Le cas Gallimard

L’édition 2019 de Gallimard est intéressante à la fois pour ce qu’elle révèle de la vulgate scolaire et de la dimension commerciale de ces ouvrages. Elle est bien moins érudite et plus courte que celle de 2010 (55 pages contre 90). Si l’édition précédente proposait des mises en perspective intéressantes, elles étaient parfois éloignées de l’étude du texte en lui-même et correspondaient difficilement aux attentes de l’enseignement secondaire. C’est sans doute pour cela que le dossier accompagnant l’œuvre est raccourci et comporte une mise en page très différente, hiérarchisant l’information : caractères gras, puces, brefs passages encadrés. Le dossier s’organise en huit rubriques, là où l’édition précédente en comportait six. Si le propos de l’édition précédente est conservé, l’ouvrage favorise le format de la fiche dans une perspective de mémorisation en vue de l’examen, et certaines rubriques qui ne figurent plus au programme ont disparu. C’est le cas de la rubrique « l’écrivain à sa table de travail » (lié à l’étude génétique, au programme en 2010). Seule est reprise l’histoire éditoriale des Lettres persanes du vivant de Montesquieu, dans un encadré sur sa biographie (elle aussi raccourcie). La rubrique « genre et registre » qui reprenait la terminologie des programmes de 2010 est refondue dans une nouvelle intitulée « Présentation des Lettres persanes » qui en conserve l’essentiel, et presque le même nombre de pages (douze) autour des genres littéraires figurant dans l’œuvre. Enfin, la rubrique intitulée « Histoire littéraire : un peu d’Orient dans nos Lumières » comporte dix pages contre vingt-quatre dans l’édition précédente. Le nouveau texte supprime notamment les cinq pages consacrées à la figure de Mahomet, sujet probablement polémique dans une école qui ne cesse de redessiner les contours de la laïcité autour de la question du voile musulman.

III. Des ouvrages préparant à l’épreuve du baccalauréat

A. Quels exercices sur les Lettres persanes ?

Ces ouvrages étant avant tout scolaires, ils proposent des exercices. Sur les 18 pages de Flammarion 8 leur sont consacrées. La nouvelle édition Gallimard propose 15 pages d’exercices, soit près d’un tiers du volume. C’est Ellipses qui leur accorde le moins de place (13 pages sur 118). Il s’agit en effet non pas de former des montesquiviens et des montesquiviennes mais d’amener les élèves à maitriser non seulement la vulgate scolaire sur un auteur, mais aussi – et même surtout – les codes de l’examen. En effet, les exercices de la dissertation et de l’explication de texte sont métatextuels et nécessitent d’en connaître la méthode, les techniques [11]. Ellipses propose ainsi au fil de ses analyses des micro-explications de textes : chaque chapitre illustre son propos à partir de citations de lettres, analysées avec précision.

Flammarion se distingue en proposant des questions plutôt destinées au collège, sous forme de tableaux, mots croisés, définitions à compléter, essentiellement sur le lexique (aussi bien des Lettres persanes que de L’Esprit des lois, dont est proposé un extrait, XIX, 5).

C’est Gallimard qui souligne le plus explicitement sa conformité aux nouveaux programmes. Tout d’abord, l’édition propose une rubrique « Grammaire » qui tente d’approfondir la simple identification : l’étude des subordonnées, de la négation, de l’interrogation sont mises en lien avec les effets du texte. Ensuite, elle propose aussi des sujets d’écrits d’appropriation, nouveaux exercices que les programmes 2019 définissent comme permettant « l’appropriation personnelle des œuvres » (ce qui est un moyen de recycler l’écriture d’invention). Ces exercices demeurent dans la tradition des exercices du lycée : questions sur l’argumentation, les personnages, et quatre écritures d’invention proposant par exemple de transposer à notre époque la lettre 24, ou d’imaginer le retour d’Usbek au sérail. On y retrouve, très raccourcie, l’analyse du tableau « Louis XIV recevant l’ambassadeur de Perse » qui faisait l’objet d’un dossier en 2010.

Ellipses et Gallimard proposent des méthodes pour la dissertation, voire une dissertation rédigée (Ellipses). Les sujets respectent la vulgate : Ellipses donne des sujets sur l’épistolaire, la critique sociale, politique, religieuse ; Gallimard, une citation de Todorov sur la lucidité du regard des Persans.

Ces deux éditions comportent aussi une rubrique autour de l’épreuve orale dont les explications sont représentatives des contraintes de l’exercice : la réflexion est avant tout méthodologique, et repose beaucoup sur des relevés de figures ou des procédés argumentatifs. Les lettres expliquées appartiennent au palmarès scolaire des extraits de Montesquieu, certaines depuis fort longtemps : la lettre 11 (Gallimard) est étudiée depuis l’enseignement rhétorique, les lettres 30 [28] (Ellipses) et 37 [35] (Gallimard) depuis la fin de la IIIe République, et la 161 [150] (Gallimard) depuis les années 1980-1990. Là encore, on voit que ces ouvrages n’ont pas pour objectif de renouveler ni le corpus scolaire ni ses exercices.

B. Quels auteurs pour accompagner les Lettres persanes ?

Pour finir, il est intéressant d’interroger ce que N. Denizot nomme l’amphitextualité [12], c’est-à-dire la relation « qui relie un texte à un ou plusieurs textes à côté desquels il est posé […] [et] qui peut modifier le point de vue que l’on a sur eux. » En effet, Montesquieu entre dans un réseau composé d’extraits d’autres auteurs, ce qui donne des indications sur sa lecture scolaire.

Les trois éditions proposent ainsi des groupements, essentiellement sur le regard étranger, pour répondre à l’exigence des programmes. Sans surprise, nombre d’extraits auxquels les Lettres persanes sont associées émanent des philosophes des Lumières, pour illustrer le combat philosophique (notamment les Contes voltairiens). On trouve aussi, plus rarement Les Caractères, œuvre à laquelle les Lettres persanes sont comparées depuis l’enseignement rhétorique (bel exemple de recyclage). La demande institutionnelle d’étudier des auteurs d’autres siècles explique la présence de deux autres auteurs étudiés depuis les années 1980 à travers la littérature d’idées : Montaigne (sur le regard étranger) et La Fontaine (sur l’apologue). C’est d’ailleurs ce trio qui forme les trois œuvres obligatoires au programme. Signe que ces réseaux sont fortement scolarisés, Montaigne et Diderot, Supplément au voyage de Bougainville figurent aussi aux côtés des Lettres persanes dans la « bibliographie indicative » du ministère de l’éducation nationale pour le nouveau choix de spécialités « Humanités, littérature et philosophie [13] », autour du thème « Les représentations du monde. Découverte du monde et pluralité des cultures [14] ».

Ce sont ces auteurs et ces extraits que l’on retrouve chez Ellipses. Ils figurent dans trois rubriques. La première présente La Fontaine, Voltaire, Fontenelle, Diderot comme « incontournables » (p. 89) car auteurs d’apologues, sans donner les titres des œuvres, tant auteur et extrait sont associés dans la culture scolaire. L’ouvrage considère que les Lettres persanes relèvent de ce genre très étudié depuis les années 2000 dans le cadre de l’argumentation et le définit comme « un récit plaisant […] apportant une réflexion sérieuse » (p.35). La seconde rubrique propose des lectures cursives et ajoute à ces auteurs : Cyrano de Bergerac L’Autre Monde ou les États et empires de la lune (pour le regard étranger) et La Boétie (pour la servitude). Ce dernier figurait au programme des classes préparatoires scientifiques en 2016-2018 aux côtés des Lettres persanes, autre exemple de recyclage. La troisième rubrique propose deux parcours, l’un consacré à l’orientalisme (Le Bourgeois homme, Bajazet, Zadig) l’autre à l’inversion du regard (Les Caractères, Micromégas, Supplément au voyage de Bougainville).

Flammarion, confirmant en cela qu’il s’adresse plutôt à un public de collégiens, ne donne qu’un extrait d’une œuvre rarement scolarisée : les Carnets du major Thomson de Pierre Daninos.

Chez Gallimard, si l’édition 2010 proposait un groupement sur le sérail assez original au regard des attentes scolaires (Bajazet, Nouvelle relation de l’intérieur du sérail du Grand Seigneur de Tavernier, Aline et Valcour, ou le Roman philosophique de Sade), la nouvelle édition respecte la demande institutionnelle et propose un groupement sur le regard éloigné : Télémaque, Lettres d’une Péruvienne [15], Traité sur la tolérance, L’Ingénu. Seule originalité : Le Vide et le Plein de Nicolas Bouvier.

Pour conclure, on pourrait regretter ce discours simplificateur sur un auteur majeur. Mais c’est bien grâce à cette vulgate scolaire que Montesquieu a pu devenir classique, puis survivre aux changements de programmes. Les manuels permettent ainsi aux auteurs d’entrer et de se maintenir dans la culture scolaire (c’est-à-dire l’ensemble des contenus, des pratiques et des valeurs (re)construits et (re)configurés par l’école pour ses propres finalités [16]) par des exercices qui leur préexistent, par des extraits sélectionnés en vue de les intégrer, voire de les adapter aux discours déjà présents (sur l’histoire littéraire par exemple). Un auteur ne survit scolairement que s’il est adaptable aux finalités de la discipline, et à ses évolutions historiques. Montesquieu survit donc plus qu’il ne vit, là où la vitalité de Voltaire est incontestable, ses Contes entrant parfaitement dans la culture scolaire contemporaine ; mais du moins n’est-il pas mort, contrairement à Buffon, auteur scolaire majeur jusqu’à la IIIe République mais qui régresse ensuite dans les manuels jusqu’à en disparaître dans les années 1980 [17].

Laetitia Perret

Université de Poitiers-Inspé

Forellis -EA 3816

Notes

[1BO spécial n° 1 du 22 janvier 2019, Annexe : Programme de français de seconde générale et technologique.

[2En seconde l’objet d’étude correspondant est »La littérature d’idées et la presse du XIXe siècle au XXIe siècle ».

[3Les trois autres objets ne renouvellent pas non plus l’approche des années 1980 : « La poésie du XIXe siècle au XXIe siècle », « Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle », « Le théâtre du XVIIe siècle au XXIe siècle ».

[4N. Denizot, « Genres littéraires dans l’enseignement secondaire et représentations scolaires de la littérature (1860-1940) », dans L’idée de littérature dans l’enseignement (1860-1940), L. Perret., M. Jey dir., Classiques Garnier, coll. « Études de littérature des XXe et XXIe siècles », 2018, p. 157-170. Les expressions entre guillemets appartiennent successivement à B. Veck, Trois Savoirs pour une discipline, Paris, INRP, 1990, B. Schneuwly, « Le “français” : une discipline scolaire autonome, ouverte et articulée », dans La Didactique du français. Les voies actuelles de la recherche, É. Falardeau, C. Fisher, C. Simard et N. Sorin dir., Laval, Presses de l’Université Laval, 2007, p. 9-26 et A. Chervel, « L’histoire des disciplines scolaires. Réflexions sur un domaine de recherche », Histoire de l’éducation 38, Paris, INRP, 1988, p. 59-119.

[5Ces deux ouvrages ont déjà été analysés dans L. Perret, « Les Lettres persanes, éditions scolaires et parascolaires, 2000-2010 », paru le 3 mars 2011 sur le site Montesquieu, onglet « Lectures critiques ».

[6Cette formule provient de P. Kuentz, « L’envers du texte », Littérature 7, 1972, p. 3-26.

[7Français au baccalauréat, observatoire des listes d’oral, quatre années d’analyse, B. Veck, C. Robert-Lazes, M. Robert dir., INRP, 1997.

[8Voir l’introduction de l’édition en ligne des Lettres persanes sur le site Montesquieu. Bibliothèque & éditions.

[9L. Perret, « Lectures scolaires des Lettres persanes à travers les manuels et les programmes de 1803 à 2000 », dans Les Lettres persanes en leur temps, P. Stewart dir., Classiques Garnier, p. 207-222.

[10Ibid.

[11L. Perret, « L’explication de texte et ses avatars : des exercices en tension dans les programmes », Repères, Recherches en didactique du français langue maternelle, à paraître.

[12N. Denizot, « Genres littéraires et genres textuels dans la discipline français », Pratiques, 2010, p. 145-146. URL : http://journals.openedition.org/pratiques/1562 ; DOI : https://doi.org/10.4000/pratiques.1562.

[13BO spécial n° 1 du 22 janvier 2019 : Annexe, Programme d’humanités, littérature et philosophie de première générale https://cache.media.education.gouv.fr/file/SP1-MEN-22-1-2019/00/2/spe578_annexe_1063002.pdf.

[14La liste, HLP oblige, comporte aussi les classiques du programme de philosophie : Descartes, Le Monde, Kant, Histoire générale de la nature et théorie du ciel.

[15Sur Mme de Graffigny dans les manuels, voir L. Perret, « La correspondance comme genre scolaire : le cas de Voltaire et des épistolières du XVIIIe siècle », dans La lettre à l’école : perspectives historiques et européennes, N. Denizot et C. Ronveaux dir., Grenoble, UGA éditions, 2018.

[16Voir N. Denizot, « La culture scolaire : un concept didactique ? », dans Didactique du français et construction d’une discipline scientifique, S. Aeby-Daghé et alii dir., 2019, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, p. 53-65.

[17L. Perret, « Buffon dans l’enseignement des lettres du second degré », dans L’Héritage de Buffon, dans M.-O. Bernez dir., Éditions universitaires de Dijon, Université de Bourgogne, coll. « Histoire et philosophie des sciences », 2009, p. 385-402.