La jeunesse de Montesquieu entre la finalité de l’œuvre et la liberté Première publication : Montesquieu, Les années de formation (1689-1720), Naples, Liguori, Cahiers Montesquieu n° 5, 1999
Pierre Rétat, sous le signe de Montesquieu
La jeunesse de Montesquieu entre la finalité de l’œuvre et la liberté
À mesure que les œuvres du jeune Montesquieu étaient révélées au public, quelle lumière a-t-on pensé qu’elles jetaient sur les débuts de sa vie intellectuelle ? La réunion de ces textes dans les Œuvres ou les Œuvres complètes, et spécialement les Œuvres posthumes ou diverses (car c’est dans ces recueils ou dans cette section des Œuvres complètes qu’ils ont d’abord paru et qu’ils sont toujours recueillis, si l’on excepte certains fragments des Pensées) a-t-elle suggéré une interprétation de la formation et de l’évolution de la pensée de Montesquieu ? Cette double interrogation répond à un double point de vue : telle œuvre peut se concevoir comme un document sur la jeunesse de l’auteur, et l’ensemble des œuvres écrites dans cette période de sa vie [1] peut s’envisager comme un tout signifiant.
Mais pourquoi ne pas supposer aussi que ces œuvres conduisent à une hésitation ou à une incertitude de l’interprétation, et, par leur diversité même, leur disparate, dégagent un non-sens qui écarterait ou ébranlerait un moment la tentation permanente du finalisme, de l’illusion rétrospective toujours attachée à la jeunesse du « grand homme » ? Pourquoi l’expérience juvénile de Montesquieu ne révélerait-elle pas une capacité insoupçonnée d’égarement et d’erreur ? Pourquoi ne pas imaginer l’œuvre aberrante et dérangeante ?
La réponse à ces questions rencontre plusieurs difficultés. Les seules œuvres qui aient gêné les éditeurs appartiennent à la pleine maturité de Montesquieu : ses poésies, parfois considérées comme indignes de lui, en tout cas regroupées et isolées par mesure de salubrité textuelle [2], et le Voyage à Paphos, d’attribution d’ailleurs douteuse [3]. En outre, et surtout, les éditeurs n’entourent en général d’aucun commentaire les œuvres diverses, et l’on est contraint, sauf exception (par exemple pour l’édition Plassan de 1796), de se contenter des textes liminaires des Œuvres complètes, qui proposent de la vie et de l’œuvre une vue générale. Ils sont peu nombreux et ne se renouvellent que très peu jusqu’à Laboulaye : l’Éloge de Montesquieu par d’Alembert, qui depuis l’édition de 1758 courra encore une longue carrière au xixe siècle, l’« Extrait du Dictionnaire historique par une société de gens de lettres » [4] en tête de l’édition Gueffier-Langlois de 1796, la Vie de Montesquieu par Louis-Simon Auger, dans l’édition Lefèvre de 1816 et dans les suivantes, l’Éloge par Villemain dans l’édition Lequien de 1819, reprise souvent par la suite, la Notice sur la vie de Montesquieu de Charles-Athanase Walckenaer en tête de l’édition Parrelle de 1835 et des années suivantes, enfin l’Éloge par Maupertuis dans l’édition Laboulaye. Voilà les principaux documents qu’il s’agit d’interroger. On leur adjoindra les introductions et les commentaires d’éditions modernes d’Œuvres complètes (celle de Roger Caillois et celle d’André Masson), et des ouvrages critiques anciens (ceux de Henri Barckhausen et de Joseph Dedieu), auxquels on demandera, non sans arbitraire, d’ajouter quelque substance à un exposé qui en manque, et de confirmer les résultats de cette légère enquête.
Louis-Simon Auger écrit au début de sa Vie de Montesquieu : « Je ne parlerai ni de sa famille, dont les titres s’évanouissent devant sa gloire, ni de son enfance, qui n’offrit rien d’extraordinaire [5] ». Couverte ici des rayons opportuns de la « gloire », cette abstention pourrait aisément s’étendre à la jeunesse entière. Tout ce qu’on en sait et ce qu’on en écrit vient, par l’Éloge que D’Alembert a d’abord placé en tête du tome V de l’Encyclopédie, du Mémoire que lui envoya le fils de Montesquieu [6]. Et tout, ou presque tout, fait entrer la jeunesse dans l’unité et la finalité de l’« œuvre » : les textes susceptibles d’en porter témoignage participent, comme toutes les autres œuvres mineures, à une diversité qui ne se conçoit que par rapport à L’Esprit des lois.
L’évidence s’est rapidement imposée, à la fin du xviiie siècle, que tout devait être recueilli d’un écrivain pour qu’on ait quelque chance de le comprendre. Le moindre fragment concourt à la totalité de l’« œuvre » et au sens qu’elle revêt. À partir du moment où les « œuvres diverses » font leur apparition dans l’édition, elles sont conçues, avec d’autres œuvres relativement mineures, comme une partie cohérente d’une carrière, d’un système, d’un « génie ». Elles entrent dans une interprétation finaliste, et réductrice de leur diversité, implicitement dépassée ou niée.
Villemain, dans son Éloge de Montesquieu de 1816, associe en lui, comme en tout « homme supérieur », l’unité et la diversité, sous les auspices du « génie » : « le fond de ce génie, c’est toujours l’originalité, attribut simple et unique sous des formes quelquefois très variées ; mais un homme supérieur se livre à des impressions ou à des études diverses qui lui donnent autant de caractères nouveaux [7]. »
Le génie laisse sa trace et se perçoit dans tout ce qu’il nous lègue. On le disait déjà avec quelque réserve à la fin des années 1770 lorsqu’on réunissait à l’académie de Bordeaux les manuscrits des discours de Montesquieu : « Quoique plusieurs de ces Pièces puissent ne point paroître d’une certaine importance, le nom seul de cet homme immortel semble devoir y attacher une sorte de respect. On ne peut d’ailleurs s’empêcher d’y reconnoître assès généralement cette touche originale, cette vivacité de style, dont tous ses ouvrages portent l’empreinte [8]. »
Dans le tome III de l’édition Masson, Xavier Védère est beaucoup plus catégorique : il regrette qu’on ait négligé tant d’œuvres aujourd’hui perdues « à une époque où l’on n’était pas, comme de nos jours, avide de recueillir les moindres étincelles du génie, qui brillent aussi bien dans une courte phrase que dans un long ouvrage [...] On trouvera peut-être excessif le soin que nous avons apporté à recueillir les moindres parcelles de la pensée de Montesquieu [...] Le monument n’eût pas été complet si nous avions négligé les plus petites pierres qui en parachèvent la forme [9]. »
Tout publier de ce qu’a laissé le génie, et en particulier les premiers essais de la jeunesse, c’est faire mieux comprendre la lente élaboration qui lui a permis de s’épanouir. Les « œuvres diverses » ne permettent pas seulement de saisir le génie dans le geste spontané du négligé, du fragment, de l’ébauche, elles en font suivre la marche d’abord indécise. Car il ne s’accomplit pas d’un coup. Il est déjà là, mais se prépare et se mûrit. Les « œuvres diverses » prennent alors la place éminente mais secondaire qui leur revient : elles annoncent l’œuvre majeure, elles la font attendre. L’édition Plassan vante l’intérêt des discours académiques, et en particulier de la Dissertation sur la politique des Romains dans la religion et du Projet d’une histoire physique de la Terre : « Ce sont des matériaux destinés à l’immortalité, quoiqu’imparfaits. Sur ces pierres d’attente nous avons cru voir gravés ces mots : Nous appartenons à la postérité. Nous les lui devions [...] On aime à voir Montesquieu, dés l’âge de vingt-cinq ans, à la hauteur des lumières de son siècle, former le plan d’un ouvrage immense [...] C’est un spectacle bien intéressant que le tableau des progrès de l’esprit d’un grand homme [10]. »
Les premières œuvres offrent à l’œil le spectacle exemplaire d’une montée harmonieuse vers un point de perfection ou d’équilibre. Léon Thiessé, dans l’Avertissement de l’édition Pourrat des Œuvres en 1834, refuse de les ouvrir par L’Esprit des lois, pour éviter de « rompre l’enchaînement des travaux de l’écrivain, d’intervertir la progression de ses idées, et les diverses périodes de son talent » :
C’est un spectacle plein d’intérêt et d’instruction, de voir un homme de génie se manifester, essayer ses forces, croître et s’agrandir ; d’étudier la marche de son esprit, de surprendre les diverses transformations et modifications que ses opinions et ses pensées subissent en mûrissant. Ainsi on aime à voir la jeunesse pleine d’audace de Montesquieu se répandre et déborder dans les Lettres persanes, et, déjà plus modérée dans la Grandeur des Romains, se régler enfin dans l’Esprit des lois. C’est toujours la même élévation de génie ; mais, en avançant dans la vie, l’écrivain a changé de point de vue [11].
Il est tout à fait agréable, en ce début de la Monarchie de Juillet, de voir la jeunesse céder petit à petit aux charmes de l’ordre et de la modération.
Ce qui se lit dans les premières œuvres, c’est un trajet, dont la destination et le terme sont L’Esprit des lois ; le chef-d’œuvre est la fin et la mesure de tout ce qui le précède. D’Alembert, dans l’Éloge de Montesquieu paru d’abord en tête du tome V de l’Encyclopédie, voyait déjà cette finalité providentielle à l’œuvre dans la jeunesse du grand homme : « Les succès de l’enfance, présage quelquefois si trompeur, ne le furent point dans Charles de Secondat : il annonça de bonne heure ce qu’il devoit être ; et son père donna tous ses soins à cultiver ce génie naissant [...] Dès l’âge de vingt ans, le jeune Montesquieu préparoit déjà les matériaux de l’Esprit des Lois [...] : ainsi autrefois Newton avoit jetté dès sa première jeunesse les fondemens des ouvrages qui l’ont rendu immortel [12]. »
D’Alembert fixe ainsi un lieu commun que l’on retrouve, avec des surenchères successives, dans les autres textes liminaires des œuvres : la sévérité, la masse imposante des compilations juridiques ménagent un heureux contraste avec la fraîcheur et l’insouciance attachées à l’image de l’enfance. « Montesquieu, malgré la vivacité de son âge et de son caractère, s’enfonça dans l’étude aride et fastidieuse de la jurisprudence : il amassait, probablement sans y songer, des matériaux pour son grand monument de l’Esprit des lois, en faisant l’extrait raisonné des énormes et nombreux volumes qui composent le Corps du droit civil [13]. »
Dans son Éloge, Maupertuis n’envisage l’œuvre de Montesquieu que dans une rétrospective à partir du sommet où il place L’Esprit des lois, et justifie ainsi sa démarche : « J’ai remis jusqu’ici à parler des ouvrages de M. de Montesquieu, parce que les autres n’ont été, pour ainsi dire, que le commencement de celui-ci. C’étoient comme les degrés de ce magnifique temple qu’il élevoit à la félicité du genre humain [14]. »
Villemain anime ce parcours ascendant et nous convie à une promenade que l’Antiquité orne de ses images : « En suivant le cours et la variété de ses ouvrages, il semble que nous arrivons au dernier monument de son génie par les mêmes détours qui conduisent lentement aux temples des dieux. Nous avons d’abord traversé ces riants et heureux bocages, qui jadis cachoient la demeure sacrée [15]… »
Autres temps, autres métaphores. Roger Caillois emprunte au règne végétal celle du « grand arbre », avec son tronc, ses branches maîtresses, ses ramilles. Pour inscrire dans son édition cette unité radicale, il « mêle » donc tout, « œuvres célèbres et œuvres inconnues, œuvres longuement mûries, œuvres de circonstance, travaux annexes, ébauches et simples matériaux » : avec la disparition des « œuvres diverses » se reconstitue le « contexte ininterrompu » de l’œuvre, le « tissu organique » qui la constitue dans son existence singulière et totale. On lit donc sans étonnement que « l’œuvre entière annonce, commente, reprend et complète l’Esprit des lois [16] ». André Masson préfère l’image minérale, lorsqu’il dit vouloir chercher, en publiant des textes de Montesquieu jusque là négligés, « l’époque où se sont déposés dans son esprit les sédiments sur lesquels il a construit son œuvre [17]. »
Tout prépare Montesquieu à devenir ce qu’il sera. Quelques œuvres critiques de la fin du xixe siècle et du début du xxe confirment non seulement cette tentation permanente de nier le divers, mais en systématisent la visée. Le postulat déterministe et finaliste qui les domine y opère en effet une régression qui, au-delà de l’individu et de son œuvre, enracine la causalité et la continuité dans un large socle physique et social.
Henri Barckhausen remonte de l’enfance du grand homme à ce qui la précède et la conditionne, le pays natal, ce Bordelais qui inspire « des sentiments modérés », le climat « tempéré », l’atmosphère « légèrement humide », le sol même qui « s’étend en plaine ondulée », dont les moindres élévations « permettent d’apercevoir des horizons circulaires » : « habitué dès son plus jeune âge à contempler librement ce dôme immense d’air et de lumière », Montesquieu est disposé naturellement à voir « les proportions véritables des choses [18] ». De la terre à L’Esprit des lois, la conséquence est bonne, même si elle ne se déduit pas aisément. L’origine, tout aussi radicale, s’anime et se diversifie, dans le Montesquieu de J. Dedieu, par le jeu des « contrastes » et des oppositions : on perçoit en Montesquieu, « fils de sa terre », les « tendances disparates d’un même esprit, soumis à la loi d’une hérédité complexe ». Mais la disparate se comprend et se fond dans « l’harmonie des origines », le divers s’explique et s’unit dans une totalité primordiale. Dedieu lui aussi voit poindre L’Esprit des lois dans les extraits du Code, et il n’hésite pas à écrire, à propos des Lettres persanes : « Montesquieu semblait prédestiné à cette œuvre [19]. »
Toutefois, d’une façon qui paraît relativement originale, il voit aussi une marque propre à la jeunesse dans le goût de Montesquieu pour la « subtilité des hypothèses et l’imprévu des systèmes » : « reste d’une habitude de jeunesse qui n’ayant jamais été soumise aux règles d’une critique sévère, l’entraînera aux excès de la logique, aux artifices du raisonnement, aux jeux d’une dialectique plus brillante que solide [20]. » La jeunesse prépare encore l’âge mûr, l’œuvre de la maturité, mais par la permanence d’un dérèglement. Voilà enfin un trait qui semble signer la jeunesse même, dans sa liberté et sa possible folie, qui se prolonge en habitude condamnable, et pimente de quelque négativité les harmonies finalistes.
Une autre dissonance fait le prix, qui reste médiocre, d’une remarque de L.-S. Auger dans sa Vie de Montesquieu. Le jeune Montesquieu, d’après plusieurs témoignages, voulut prouver que l’idolâtrie ne mérite pas la damnation éternelle, et composa un ouvrage sur cette intéressante question :
Cette thèse est bien plus à la portée d’un très jeune homme qu’une peinture fidèle et critique des mœurs. À tout âge, on peut trouver dans son âme, dans sa raison et dans les livres, de quoi soutenir l’une avec succès ; pour réussir dans l’autre, il faut nécessairement avoir vécu et observé. Quoi qu’il en soit, Montesquieu ne fit point paraître cet ouvrage théologico-philosophique : à vingt ans, c’était peut-être un plus grand mérite que de l’avoir composé [21].
On peut faire sa crise de folie juvénile en écrivant une tragédie (mais Britomare n’était pas connu alors), une épopée, un roman d’aventures et d’amour, un opéra... Montesquieu a cédé un moment à la manie théologique : du moins a-t-il eu la sagesse de s’en repentir tout aussitôt.
La jeunesse peut donc être le temps des égarements, même s’ils restent sans conséquence et si l’on quitte sans tarder les routes où l’on s’est fourvoyé. Depuis l’Éloge par d’Alembert, il était convenu que Montesquieu avait sauvé l’académie de Bordeaux de son insignifiance et de sa futilité primitives, en l’orientant vers l’étude de la physique : « Et Bordeaux eut une académie des sciences ». L.-S. Auger ajoute à cette intervention décisive du grand homme l’éclat de sa contribution personnelle aux travaux collectifs : « Il parvint à convertir une coterie de bel esprit en une société savante, et lui-même donna l’exemple des travaux utiles, en composant pour l’académie plusieurs mémoires sur des points intéressants de physique [22]. »
Walckenaer a le courage de troubler ce concert d’admiration non seulement en mettant en doute les capacités de Montesquieu en physique, mais en regrettant cet écart malheureux dans sa carrière : il fit « peu de progrès » dans l’histoire naturelle, « et peut-être eût-il mieux valu qu’il n’eût pas tenté de la connaître ; car il en a fait une fois, dans son immortel ouvrage, une application fausse et presque puérile [23]. »
Et c’est Walckenaer encore qui reconnaît que « ces divers essais de Montesquieu, historiques, moraux ou scientifiques, n’annonçaient nullement l’ouvrage par lequel, à l’âge de trente-deux ans, il signala son entrée dans la carrière littéraire ». Montesquieu quitte la jeunesse par une rupture inattendue, une vraie surprise. Il n’est pas exclu que le temps soit inventif.