Vickie B. Sullivan, Montesquieu and the Despotic Ideas of Europe. An Interpretation of « The Spirit of the Laws » Jean Terrel
Vickie B. Sullivan, Montesquieu and the Despotic Ideas of Europe. An Interpretation of « The Spirit of the Laws », The University of Chicago Press, Chicago et Londres, 2017.
Dans l’ouvrage qu’elle a publié en 2017, Montesquieu and the Despotic Ideas of Europe, Vickie B. Sullivan propose une nouvelle interprétation de L’Esprit des lois. Nous savons tous depuis longtemps que la critique du gouvernement despotique joue un rôle essentiel dans cet ouvrage. Montesquieu ne se contente pas de le situer loin de l’Europe. Il montre que l’évolution de la monarchie française depuis Richelieu peut la conduire au despotisme et que le reste de l’Europe n’en est pas à l’avenir préservé, comme il l’écrit dans un texte souvent cité :
La plupart des peuples de l’Europe sont encore gouvernés par les mœurs. Mais si par un long abus de pouvoir, si par une longue conquête, le despotisme s’établissoit en un certain point, il n’y auroit pas de climat ou de mœurs qui tiennent ; et dans cette belle partie du monde, la nature humaine souffriroit, au moins pour un temps, les insultes qu’on lui fait dans les trois autres.
Montesquieu met en valeur cet avertissement en lui réservant la totalité d’un chapitre (VIII, 8) [1]. V. Sullivan a raison de lui accorder une bonne place dans l’introduction de son livre (p. 9) et de souligner, après Hannah Arendt [2], la clairvoyance de cette conjecture en évoquant en particulier les régimes fascistes ou dictatoriaux nés après la Première Guerre mondiale [3].
En partant de ces acquis du commentaire, V. Sullivan innove en reliant le despotisme dont l’Europe peut à l’avenir être menacée à la culture dont les Européens ont hérité, ce qu’elle appelle dans le titre du livre « les idées despotiques de l’Europe ». La plupart de ces idées sont celles de penseurs politiques célèbres, Machiavel (chap. I), Hobbes (chap. II), Platon (chap. V) et Aristote (chap. VI). Selon l’auteur, Montesquieu considère les écrivains politiques comme « des acteurs politiques importants et peut-être comme les acteurs les plus importants » (p. 11). Le chapitre de conclusion du livre XIX (chap. 19) est commenté dans ce sens. Montesquieu y nomme « législateurs » cinq écrivains politiques – Aristote, Platon, Machiavel, More et Harrington – dont aucun n’a réellement fondé un État. Ils sont cependant des législateurs, non parce qu’ils ont imaginé des cités idéales, ce qui n’est pas vrai pour tous, mais parce que leurs idées, et à travers elles, leurs passions et leurs préjugés, ont eu des incidences réelles sur les lois de nombreux États qui ont existé ou existent encore, soit en ne leur donnant qu’une légère coloration, soit en s’y arrêtant et en s’y incrustant en profondeur. V. Sullivan laisse de côté More et Harrington, dont Montesquieu ne parle guère ailleurs, et ajoute Hobbes à la liste, pour l’évidente raison que ses idées peuvent plus aisément être qualifiées de despotiques que celles de Machiavel, de Platon et surtout d’Aristote. Entre les idées des modernes et des anciens, elle consacre deux chapitres (III et IV) aux idées chrétiennes, dont certaines peuvent être despotiques en puissance, même si Montesquieu estime, comme le livre le rappelle (p. 82 et suivantes), que le christianisme a eu aussi des effets positifs sur la culture européenne.
En mettant ainsi en valeur la critique des idées despotiques dans L’Esprit des lois, V. Sullivan entend compléter le travail des commentateurs qui ont plutôt insisté sur l’enseignement positif que Montesquieu se jugeait capable d’apporter parce qu’il ne tirait pas ses principes, à la différence des « législateurs » cités plus haut, de ses préjugés mais de la nature des choses (EL, préface, p. 229). Comme exemples de ces idées positives nouvelles, elle cite la découverte que le commerce adoucit les mœurs et apaise les relations entre les nations, l’importance accordée à une distribution bien pesée des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire – il est préférable de ne pas utiliser comme l’auteur l’expression usuelle mais inexacte de séparation [4] – et la valorisation de la connaissance des règles à suivre pour punir les crimes en matière de justice pénale [5]. Selon V. Sullivan, ce versant positif appelle son complément critique : pour adhérer à ces idées positives, les peuples doivent être guéris de leurs préjugés, autrement dit des idées despotiques enracinées depuis l’Antiquité dans la culture européenne.
Le paragraphe final de l’introduction (« The chain of the work », p. 16-18) répond à une objection implicite. V. Sullivan construit son interprétation de L’Esprit des lois en s’écartant de l’ordre suivi par Montesquieu. L’Esprit des lois est pour elle à un labyrinthe dans lequel elle propose de s’orienter en suivant certains fils – la critique des idées despotiques de Machiavel, de Hobbes, etc. – dont l’ensemble constitue une trame permettant de relier entre eux des passages dispersés volontairement dans tout l’ouvrage, parfois presque invisibles, relégués dans une note ou même supprimés de la version imprimée. L’auteur justifie sa démarche en invoquant l’autorité de Montesquieu : « ce livre, écrit-elle, s’efforce de procéder selon les indications de Montesquieu lui-même à propos de la manière dont il aurait voulu que son ouvrage soit compris et lu » (p. 16). Elle fait référence au texte de la préface qui demande au lecteur de ne pas juger un travail de vingt années à partir d’un détail isolé mais de prendre en compte le dessein qui se dégage de l’ensemble (EL, p. 229). Or le peu que la préface dit ensuite de ce dessein – celui de rendre visibles toutes les conséquences qui découlent naturellement de la découverte des quelques principes posés au départ, semble inciter à suivre et à comprendre les trente et un livres dans leur enchaînement plutôt qu’à rechercher une trame moins apparente à première lecture.
V. Sullivan fait aussi référence au court chapitre (chap. 20) qui sert de conclusion au livre XI (« Des lois qui forment la liberté politique dans son rapport à la constitution »). Montesquieu évoque le projet d’étudier, « dans tous les gouvernements modérés que nous connoissons », « la distribution des trois pouvoirs » puis laisse ce projet en chantier : « il ne faut pas, écrit-il, tellement épuiser un sujet, qu’on ne laisse rien faire au lecteur. Il ne s’agit pas de faire lire, mais de faire penser » (EL, p. 430). Ce texte, auquel il est de nouveau fait référence dans la conclusion (p. 205) n’invite pas le lecteur à découvrir une trame cachée de L’Esprit des lois mais seulement à prolonger l’analyse du livre XI par l’étude de tous les gouvernements modérés connus, pour calculer la meilleure manière de distribuer dans chacun d’eux les trois pouvoirs en vue de la modération qui protège du despotisme.
La référence à un passage de la réponse à des observations de Grosley sur le livre XV semble à première lecture mieux inciter à la recherche d’une trame dissimulée :
Ce qui rend certains articles du livre en question [le livre sur l’esclavage] obscurs et ambigus, c’est qu’ils sont souvent éloignés d’autres qui les expliquent, et que les chaînons de la chaîne que vous avez remarquée sont souvent éloignés les uns des autres (EL p. 1197, partiellement cité p. 16).
Cependant V. Sullivan étend à l’ensemble de l’Esprit des lois ce qui vaut dans ce passage pour le seul livre XV. La référence aux seules intentions de Montesquieu ne peut donc suffire à justifier la recherche d’une trame invisible ordonnant le labyrinthe. D’autres justifications sont nécessaires. Dans les remarques finales qui introduisent son livre, V. Sullivan tente de les apporter en mettant en avant la grande prudence dont Montesquieu fait preuve quand il examine les idées despotiques propres à la culture européenne, montrant que la monarchie française risque de glisser peu à peu vers le despotisme, dénonçant certaines idées des théologiens catholiques et critiquant celles des Anciens (Platon, Aristote) dont les Pères de l’Église ou les scolastiques avaient fait des autorités révérées (introduction, p. 17-18).
Il est certain que Montesquieu cherche à éviter, autant qu’il le peut, les foudres des censures politique et ecclésiastique. V. Sullivan en donne un exemple particulièrement clair (p. 17). Définir la nature propre à tous les gouvernements monarchiques aboutit indirectement à assigner une norme à la monarchie française. Dans le texte envoyé initialement à l’imprimeur, les « pouvoirs intermédiaires » qui limitent le pouvoir du roi et le contraignent à gouverner en respectant, contrairement à un despote, les lois fondamentales du royaume, ne sont que « subordonnés ». C’est sans aucun doute par prudence que Montesquieu ajoute, dans un carton de dernière minute, qu’ils sont aussi « dépendants » et que « le prince est la source de tous les pouvoirs » [6]. Ces corrections atténuent l’écart, sans toutefois le supprimer, entre la nature de la monarchie et une définition absolutiste de la souveraineté royale, plus conforme à la pratique française. De même, le chapitre du manuscrit de L’Esprit des lois traitant « du principe du gouvernement despotique » se termine par un passage où Montesquieu reproche vivement à Machiavel de n’avoir pas bien connu la différence entre les gouvernements monarchiques et despotiques [7]. V. Sullivan ne se prononce pas sur la raison qui a conduit Montesquieu à biffer cette conclusion avant même de remettre le manuscrit à l’éditeur (p. 31). Peut-être s’agit-il de nouveau de la même prudence : on risquait de comprendre que Montesquieu critiquait les rois de France pour s’être laissés séduire par le délire de Machiavel qui leur conseillait d’user de la terreur chaque fois qu’ils la jugeaient nécessaire à leur grandeur.
Cependant cette prudence incontestable ne conduit jamais Montesquieu à dissimuler ses positions essentielles, au point de recourir à une trame cachée et de disperser sa critique des idées despotiques à travers tout l’ouvrage pour en tempérer la virulence. Certes, aucun chapitre n’est consacré de manière spécifique à Hobbes, à Machiavel, à Platon ou à Aristote, ni non plus à une critique, ordonnée selon la chronologie, des idées despotiques immanentes à la culture de l’Europe. Les éléments d’une telle critique sont effectivement dispersés dans l’ouvrage. Mais cela tient au projet positif de Montesquieu et non à sa prudence. Il a entrepris – ambition extraordinaire – de décrire toutes les formes de gouvernement ainsi que les lois qu’elles impliquent dans leur diversité, selon des conditions de temps et de lieu chaque fois différentes, et de rapporter ces diverses formes politiques à la culture de chaque nation et aux conditions matérielles dans lesquelles elle s’est chaque fois développée. C’est ce projet positif qui commande l’ordre de L’Esprit des lois et qui conduit Montesquieu, chaque fois qu’il le juge nécessaire – donc de manière dispersée – à approuver et à critiquer. Se garder des préjugés, c’est pour lui s’abstenir de tout jugement normatif, positif ou critique – comme c’est le cas pour les idées despotiques – qui serait coupé de l’examen de la nature des choses. Il s’agit de refuser non pas tout jugement normatif, mais la méthode si fréquente aujourd’hui consistant à établir une cloison étanche entre les jugements de fait et les jugements de valeur, au prétexte que l’analyse des faits et la détermination de ce qui doit être doivent être indépendantes l’une de l’autre. Montesquieu est en cela l’héritier d’Aristote, ce qui rend problématique le fait, dans le dernier chapitre du livre, d’examiner la relation de Montesquieu aux Politiques d’Aristote en privilégiant la diffusion des idées despotiques en Europe.
Les analyses de V. Sullivan sont si précises et détaillées qu’il est impossible d’en rendre compte et d’en discuter en détail. Je me contenterai de deux remarques, à propos du deuxième et du dernier chapitre.
À deux reprises que le deuxième chapitre mentionne, Montesquieu parle de la grandeur de Machiavel [8] alors qu’il ne le fait jamais pour Hobbes. Est-ce pour attribuer au Florentin des idées positives et en particulier distinguer deux Machiavel, celui qui donne aux rois des conseils despotiques et le républicain des Discours ? V. Sullivan estime que la grandeur de Machiavel tient pour Montesquieu à l’immense influence de sa pensée et non à son apport positif [9].
Considérons d’abord le texte biffé du manuscrit à propos du « délire » de Machiavel qui n’a su distinguer les rois des despotes, « ce qui, conclut Montesquieu, n’est pas digne de son grand esprit ». À s’en tenir pour l’instant à la lettre de ce texte, la grandeur de Machiavel n’est pas d’avoir fortement contribué à la diffusion des idées despotiques. Elle est plutôt, par exemple, d’avoir relié, avant Montesquieu qui reprend cette analyse dans les Romains [10], les conflits entre le peuple et les Grands aux succès de la république romaine [11].
V. Sullivan s’arrête encore plus longuement sur le passage (EL, VI, 5) où Montesquieu indique que la république de Florence aurait dû, pour préserver sa liberté, imiter celle de Rome où le peuple jugeait en corps des crimes de lèse-majesté commis contre lui. « J’adopterois bien la maxime de ce grand homme, ajoute-t-il, mais […] ». Si on s’en tient au sens littéral, Montesquieu, sans refuser la maxime de Machiavel à propos de la difficulté de corrompre la multitude du peuple, la juge insuffisante et la complète en indiquant que les lois doivent pourvoir, autant qu’elles le peuvent, à la sûreté des particuliers quand le peuple est en même temps souverain et juge, ce à quoi les législateurs de la république romaine se sont attachés. V. Sullivan développe ensuite une longue analyse pour montrer que Montesquieu estimait insuffisantes ces limitations apportées à la souveraineté populaire pour protéger la sûreté des accusés. Elle a sans doute raison, mais son argumentation ne l’autorise pas à estimer despotique la pratique républicaine consistant à permettre au souverain de juger. La question qui sert de titre au chapitre (« dans quel gouvernement le souverain peut être juge ») montre bien que Montesquieu distingue clairement la monarchie et la souveraineté populaire. Une chose est de préférer un gouvernement où le monarque ne juge pas à une république, autre chose de qualifier la pratique républicaine de despotique. Une chose est de montrer que Machiavel décrit la pratique républicaine de manière incomplète sans se soucier assez de la sécurité des accusés, autre chose d’affirmer que Montesquieu, contrairement à Machiavel, juge « despotique » la pratique des accusations portées devant le peuple en corps pour être jugées (p. 36, commentaire de L’Esprit des lois, VI, 8). Selon Montesquieu la pratique républicaine ne devient despotique que si elle est reprise par un monarque, en l’occurrence un empereur. Le risque est ici de considérer que Montesquieu estime despotique toute idée qu’il critique ou toute pratique qu’il estime insuffisante pour la sûreté des particuliers.
De même, l’auteur a raison de rappeler que Montesquieu critique la justification aristotélicienne de l’esclavage et estime dangereuse pour les républiques la pratique de l’esclavage civil. Ce n’est pourtant pas assez pour suggérer qu’Aristote, qui a tant insisté sur la différence entre le pouvoir des magistrats et le pouvoir des maîtres, est le promoteur du despotisme politique.
Ces réserves sur la démarche générale du livre n’enlèvent rien à l’intérêt de sa lecture. V. Sullivan a une connaissance très fine de L’Esprit des lois et un grand sens de la nuance. Elle sait que le traitement par Montesquieu de chacune des sources auxquelles elle consacre un chapitre est « élaboré et nuancé » (p. 13), ce qui la conduit à éviter tout dogmatisme et à épouser la démarche de Montesquieu qui ne peut réduire Hobbes, Machiavel, le christianisme, Platon ou Aristote à leur rôle supposé dans l’imprégnation de la culture européenne dans le sens du despotisme.
Jean Terrel
Université Bordeaux Montaigne