Luigi Mascilli Migliorini, Au cœur de l’Italie. Voir la Toscane, de Montesquieu à Berenson, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2014 Gilles Montègre

, par Volpilhac-Auger, Catherine

Luigi Mascilli Migliorini, Au cœur de l’Italie. Voir la Toscane, de Montesquieu à Berenson, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2014, 131 pages

Comprendre de quelle manière, du XVIIIe siècle au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la Toscane s’est imposée dans les consciences européennes comme une matrice permettant d’incarner une réalité aussi protéiforme que celle de l’espace italien : tel est l’objectif du livre de Luigi Mascilli Migliorini, dont la plume alerte parvient une fois encore à restituer les plus subtiles métamorphoses des mentalités sans jamais s’encombrer de pesanteurs théoriques.

Comme en témoigne l’expérience de Montesquieu, la reconnaissance de la matrice toscane tarde à s’imposer au XVIIIe siècle, compte tenu de la prégnance de la référence romaine dans la culture esthétique et politique des Lumières. La décennie 1770 marque en revanche une rupture bien repérable dans les guides et les journaux de voyage. Le Français Pierre-Jean Grosley n’est-il pas le premier à échafauder cette comparaison entre Florence et Athènes, promise au succès que l’on sait ? C’est cependant dans les écrits de Sismondi du début du XIXe siècle que s’épanouit cette vision de la Toscane comme « jardin de l’Italie », et comme berceau des libertés républicaines nées de la période médiévale. L’époque napoléonienne constitue donc un moment central dans l’ancrage d’une identité esthétique et politique de la Toscane. L’auteur ne fait néanmoins pas mystère de l’enchâssement des systèmes représentatifs, lorsque l’enthousiasme de Sismondi coïncide avec la vision mortifère que madame de Staël renvoie de Florence dans Corinne ou l’Italie. Il appartiendra à la seconde génération romantique, celle de Michelet mais aussi du Florentin d’adoption Giovan Pietro Vieusseux, d’ériger le paysage toscan en modèle à opposer aux outrages de la nouvelle civilisation industrielle. Mais le modèle se fait aussi vacillant lorsque Quinet interprète dans ses Révolutions d’Italie le douloureux passage de la Commune à la Seigneurie florentine à la lumière des désillusions engendrées par le Printemps des peuples de 1848.

La matrice toscane se revivifie pourtant au mitan du XIXe siècle grâce aux écrits de John Ruskin puis de Jacob Burckhardt. En valorisant désormais l’ascendant de la vie spirituelle et des formes artistiques, ces derniers font de la Renaissance toscane une référence fondamentale de la culture européenne. Le président du Conseil Bettino Ricasoli cherche à en faire autant à l’échelle de la nouvelle nation italienne unifiée, mais en mettant en avant à travers son château de Broglio une forme de nostalgie rurale et féodale où la toscanité se conjuguerait harmonieusement avec l’italianité. Au lendemain de la mort de Ricasoli en 1880, Florence et la Toscane sombrent cependant dans un processus de muséification qui n’affecte pas au même point les capitales culturelles de la modernité que tendent à devenir Milan, mais également Rome et Naples. Se développe alors la tentation du refuge dans l’exaltation d’une « autre Toscane », rurale et immobile, comme celle de la Maremme qui avait été mise en avant dans les poèmes de Giosuè Carducci.

Le XXe siècle ne formalise pas moins un autre grand retour de la matrice toscane dans la réflexion intellectuelle européenne et mondiale. On le doit à la création sur le sol toscan d’institutions culturelles étrangères, tel l’Institut français de Florence fondé en 1908 autour de Julien Luchaire. Le contexte de l’entre-deux guerres marqué à Florence par une virulente opposition au fascisme encourage le regain d’une réflexion sur les libertés historiques de la Toscane. Signe de l’ancrage définitif de la matrice toscane au sein des milieux intellectuels étrangers, l’Américain Bernard Berenson réclame une reconstruction à l’identique de Florence au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lorsque l’archéologue siennois Ranuccio Bianchi Bandinelli refuse pour sa part que la ville en soit réduite à l’image d’un musée à ciel ouvert.

L’ampleur du sujet embrassé dans cet ouvrage de 127 pages, élégamment traduit en français par Alain Tarrieu, aurait bien entendu permis certains approfondissements. La confrontation de la référence toscane avec la référence romaine aurait pu par exemple être poussée plus avant, en particulier autour de la décennie 1860 au cours de laquelle Florence assuma le rôle de capitale éphémère du royaume d’Italie. Le recours à des sources parlementaires se serait alors révélé précieux, à l’image de l’utilisation qu’en a faite Francesco Bartolini dans son ouvrage documentant la rivalité entre Rome et Milan du XVIIIe siècle à nos jours [1]. Mais le dense panorama chronologique que nous offre Luigi Mascilli Migliorini n’en est pas moins riche de lignes de force méthodologiques. Les voyageurs ayant arpenté les chemins de Toscane apparaissent aux diverses époques comme des sentinelles des goûts et des appréhensions nouvelles, dont les récits sont appelés à nourrir les interprétations conceptuelles des historiens de la génération suivante. La fonction médiatrice des résidents étrangers dans la perception de l’espace et dans sa transmission au reste du monde est aussi éclairée de manière particulièrement convaincante. Autant dire que pour quiconque s’intéresse à l’histoire italienne, mais également à l’image des villes et aux transferts culturels dont elles font l’objet à travers l’histoire, la lecture de ce livre s’impose comme une étape indispensable.

Gilles Montègre
Université Grenoble Alpes
Laboratoire Universitaire Cultures Italie Europe (LUCHIE)

Notes

[1F. Bartolini, Rivali d’Italia : Roma e Milano dal Settecento a oggi, Rome, Laterza, 2006.