René Pommier, Défense de Montesquieu. Sur une lecture absurde du chapitre « De l’esclavage des nègres » Alessandro Tuccillo
René Pommier, Défense de Montesquieu. Sur une lecture absurde du chapitre « De l’esclavage des nègres », Paris, Eurédit, 2014, 101 pages, 26 euros
La note critique sur ce pamphlet récemment issu de la plume de René Pommier pourrait être très courte. Il suffirait, en effet, de s’adresser aux dernières lignes où l’Auteur lui-même esquisse la synthèse des objectifs, des contenus et du ton de son ouvrage : « mon propos n’était pas de faire le tour des idées de Montesquieu sur l’esclavage. D’autres l’ont déjà fait et bien fait. Il était seulement de dénoncer la bêtise en béton de Mme Tobner et l’outrecuidance insensée de celle qui ose présenter comme un “fameux contresens” une interprétation qui, depuis la publication de L’Esprit des lois jusqu’à nos jours, s’est toujours imposée à tous ceux qui avaient un peu de culture et d’esprit de finesse » (p. 84-85). Sur la base de cette déclaration conclusive nous ne pouvons que constater que René Pommier a poursuivi avec cohérence ses intentions tout au long des pages qu’il offre au lecteur. Quelques mots de plus peuvent, toutefois, être écrits sur les enjeux et les formes de la polémique qu’il engage avec son interlocutrice. Essayons donc de mettre en contexte cette opération éditoriale.
Depuis ce que l’Auteur nous explique, l’origine de la Défense de Montesquieu est à chercher dans une dimension de partage des informations typique d’internet. « Plusieurs internautes » (avec toute probabilité des visiteurs du site personnel du René Pommier « Assez décodé ! ») lui avaient signalé qu’Odile Tobner, dans l’ouvrage Du racisme français (2007) [1], avait commenté le chapitre 5 (« De l’esclavage des nègres ») du livre XV de L’Esprit des lois « en les prenant au pied de la lettre » (p. 41). La réaction de René Pommier à cette information reçue de ses correspondants fut l’envoi à Odile Tobner de son essai « Montesquieu. De l’esclavage des nègres », publié pour la première fois en 1993 dans le volume Explications littéraires [2]. Cet essai est en effet une analyse détaillée des contenus et notamment des formes du registre ironique du passage de L’Esprit des lois en question. Selon le récit de René Pommier, Odile Tobner non seulement n’aurait pas répondu à cet envoi, mais elle aurait aussi déjà connu l’article au moment de l’écriture de son livre pour l’avoir lu en libre accès sur le site « Assez décodé ! » . Toutes ces informations, René Pommier déclare les avoir découvertes « récemment, de nouveau grâce à internet » (p. 41).
Les pages d’Odile Tobner qui font l’objet de cette polémique proposent une lecture difficile à soutenir des thèses que Montesquieu présente dans le chapitre « De l’esclavage des nègres » : l’idée (pas très originale) est celle d’en contester le sens ironique. Elle s’insère – pour ainsi dire – dans une tradition de malentendus remontant au XVIIIe siècle, et encore vivante dans des publications non spécialisées, mais aussi – ce qui est assez étonnant – dans quelques recherches de spécialistes [3]. L’interprétation d’Odile Tobner se révèle fragile non seulement en ce qu’elle nie l’ironie de Montesquieu, mais de manière plus générale en raison d’une démarche qui a tendance à tout mêler sur des thèmes qui, au contraire, sont à bien discerner et à analyser dans leur historicité : colonialisme, esclavage, racisme, critique et héritage des Lumières... Le philo-esclavagisme raciste de Montesquieu est considéré comme évident, sans autres appuis que la conviction d’Odile Tobner. L’ensemble du discours n’a comme objectif que de dénoncer la « tradition scolaire française » qui perpétuerait un « trait essentiel de l’humanisme raciste en France » [4] à travers l’interprétation du chapitre 5 du livre XV de L’Esprit de lois comme un texte ironique.
Tels sont les éléments à l’origine de la publication de cette Défense de Montesquieu, qui se compose de deux parties essentielles après l’Avant-propos (p. 7-9) : la nouvelle réédition de l’essai de 1993 (p. 11-40) et « La bêtise noire de Madame Tobner » (p. 41-85), où René Pommier développe toute sa réprobation envers l’interprétation d’Odile Tobner. Le désaccord radical et l’absence de réponse à l’envoi de son article – avec lequel il espérait « faire prendre conscience de son erreur » (p. 41) à Odile Tobner –, devraient expliquer l’âpreté de la critique de l’Auteur. Republier ultérieurement son analyse du chapitre « De l’esclavage des nègres » ainsi que réaffirmer la valeur des solides interprétations de ce texte de Montesquieu (René Pommier cite largement, entre autres, les études de référence de Jean Ehrard et de Céline Spector [5]) sont des opérations légitimes et utiles à l’encontre de la diffusion de lectures arbitraires qui, par ailleurs, trouvent un certain écho dans l’opinion publique. Néanmoins il nous semble pour ainsi dire singulier de le faire – pour ne citer que quelques exemples – en traitant Odile Tobner de « stupide », « complètement folle » (p. 8), ou en soulignant son « imbécillité aussi phénoménale » (p. 42). Avec ce registre linguistique René Pommier a voulu répondre à l’accusation – que selon lui Odile Tobner elle-même lui aurait adressée – d’être le « porte-parole de la bien-pensance officielle qui refuse de regarder la réalité en face et d’admettre que Montesquieu a bel et bien justifié, et avec insistance, l’esclavage des nègres » (p. 9).
De cette dispute musclée sort donc la Défense de Montesquieu de René Pommier, qui a le mérite de défendre une bonne cause mais qui, nous nous permettons de le remarquer, concède un peu trop à l’invective personnelle. En lisant la deuxième partie de ce pamphlet, parfois on a l’impression que le style soutenu de la critique académique a emprunté le ton des polémiques qui animent souvent les blogs et les réseaux sociaux sur internet : cette origine semble excessivement présente.
L’ironie de Montesquieu avec laquelle il dénonçait le terrible sort des esclaves noirs reste encore aujourd’hui un exemple de la manière dont peuvent être argumentées avec finesse et efficacité aussi bien les réfutations des positions les plus insupportables. Ses « défenseurs » devraient, peut-être, avoir le soin de le suivre sur ce registre.
Università degli Studi di Napoli “L’Orientale”