Hichem Ghorbel, Études sur le XVIIIe siècle : Montesquieu et Rousseau ou les conditions de la liberté Céline Spector

, par Volpilhac-Auger, Catherine

Hichem Ghorbel, Études sur le XVIIIe siècle : Montesquieu et Rousseau ou les conditions de la liberté, Paris, L’Harmattan, coll. « Commentaires phi­lo­so­phi­ques », 2013, 258 pages (ISBN : 9782336291581)

Réunissant huit contributions rédigées entre 2008 et 2013 (présentations initialement destinées à des colloques, articles parus sur le site de la Revue électronique Dogma), le recueil proposé par Hichem Ghorbel – déjà auteur d’un ouvrage sur L’Idée de guerre chez Rousseau [1] - entend ouvrir à nouveaux frais le dossier d’une approche comparée de Montesquieu et de Rousseau [2]. L’auteur rappelle en introduction les thèmes de convergence jadis soulignés par Robert Derathé [3] (théorie des climats, thème de l’utilité sociale et politique de la religion, critique de l’anthropologie hobbesienne) et y ajoute, de son propre cru, le thème fédérateur de la défense de la liberté et de la critique du despotisme (p. 13-15). La distinction majeure entre les deux penseurs résiderait dans leur attitude à l’égard du libéralisme : là où Montesquieu ferait figure de « libéral impur » (adversaire de l’arbitraire et défenseur du modèle anglais, sans souscrire pour autant à l’idée d’autorégulation du marché), Rousseau serait résolument hostile au libéralisme, thuriféraire d’un ordre républicain agraire et austère, admirateur nostalgique de l’Antiquité spartiate ou romaine. Par-delà l’opposition ici réaffirmée d’un Montesquieu moderne et d’un Rousseau partisan des anciens, H. Gorbel découvre cependant une convergence notable : « tous les deux sont restés passéistes. Rousseau pour sa nostalgie envers le monde lointain des anciens et Montesquieu pour sa défense des prérogatives féodales de la noblesse » (p. 19).

À cet égard, les critiques distillées dans l’ouvrage à l’égard des deux philosophes sont loin d’être anodines. Dans « L’orient dystopique de Montesquieu », l’auteur souligne l’eurocentrisme de Montesquieu dans son traitement de l’Orient, de la Chine et de l’islam, pourfend le déterminisme climatique, et déplore le silence suspect du philosophe sur toutes les œuvres scientifiques et artistiques inventées par le « génie arabe ». L’article de synthèse intitulé « La liberté politique chez Montesquieu » se conclut par un rappel de la position althussérienne : Montesquieu « reste comme on l’a dit, noble, “hiérarchique” et compte sur une aristocratie pour éclairer le peuple et le préserver de l’assujettissement » (p. 74). Dans la même ligne althussérienne, la charge n’est pas moins forte contre Rousseau, réduit au rôle de défenseur borné de l’Antiquité et d’un républicanisme nationaliste, incapable de s’élever à l’universel. Dans « Antiquité et modernité chez Montesquieu et Rousseau : la face cachée des Lumières », l’auteur entérine en outre l’accusation portée par Laurent Estève contre le racisme des Lumières. Certes, Montesquieu a défendu la diversité culturelle, et Rousseau la justice pour les opprimés ; mais tous deux seraient restés profondément européocentristes et réactionnaires. Là où le « seigneur de la Brède » et « marchand de vin » Montesquieu se montrerait « moyenâgeux [sic] puisqu’il est resté, comme on l’a dit, noble, hiérarchique et défenseur acharné des intérêts de la seigneurie », « Rousseau l’antique » n’a rien trouvé de plus judicieux que de défendre une économie rustique non-monétaire et autarcique : « Rousseau est réfractaire au progrès, il est trop rétrograde, lui qui prend la perfectibilité comme la faculté spécifique de l’homme. La nostalgie l’a emporté jusqu’au degré zéro de l’histoire. Elle l’a amené à se ressourcer du mode de vie primitiviste, et l’a conduit à embrasser l’idéal d’une communauté pré-monétaire. Sa conception est si archaïque » (p. 224-226).

Le lecteur ou la lectrice de ce recueil pourra s’étonner que sur des lieux pour le moins balisés du commentaire (l’idée de liberté chez Montesquieu, l’idée de nature, l’origine des langues, la critique du théâtre ou l’utopie de la paix chez Rousseau), l’auteur n’ait pas cru bon de se référer à une bibliographie non francophone, et qu’il n’ait pas su tirer parti des apports de l’édition critique des Œuvres complètes de Montesquieu, des rééditions critiques et commentées publiées par le Groupe Rousseau ou des travaux qui ont récemment rénové en profondeur l’interprétation de ce philosophe, singulièrement absents de la bibliographie qui clôt l’ouvrage . L’usage de ces instruments de travail précieux aurait peut-être contribué à éviter certains contresens (sur la défense aveugle de la noblesse par Montesquieu, sur l’adhésion sans réserve de Rousseau au modèle genevois, sur son utopisme naïf, etc.).

En dernière instance, l’auteur s’étonne que « de nos jours, nous rencontrons des spinozistes, des kantiens, des nietzschéens et des marxistes, mais personne ne se qualifie de rousseauiste, sauf peut-être Claude Lévi-Strauss » (p. 116) . Il est vrai que, réduits à des caricatures, le Rousseau et le Montesquieu que ces contributions esquissent ne font pas rêver.

Céline Spector

Université Bordeaux – Michel de Montaigne, SPH

Notes

[1L’Idée de guerre chez Rousseau , Paris, L’Harmattan, 2010, 2 volumes.

[2Voir également Jean Ehrard, « Rousseau et Montesquieu : le mauvais fils réconcilié », Annales de la société Jean-Jacques Rousseau 41 (1997), p. 57-77, repris sous le titre « Le fils coupable » dans Jean Ehrard, L’Esprit des mots. Montesquieu en lui-même et parmi les siens, Genève, Droz, 1998, p. 257-275 ; Gabrielle Radica, « Rousseau, Jean-Jacques », Dictionnaire Montesquieu [en ligne], sous la direction de Catherine Volpilhac-Auger, ENS de Lyon, 2013 http://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/fr/article/1377669928/fr et Céline Spector, « Les principes de la liberté politique et la Constitution d’Angleterre », dans La Religion, la liberté, la justice. Un commentaire des Lettres écrites de la montagne de Rousseau, Bruno Bernardi, Florent Guénard et Gabriella Silvestrini éd., Paris, Vrin, 2005, p. 193-210 (tous titres absents de la bibliographie).

[3Robert Derathé, « Montesquieu et Jean-Jacques Rousseau », Revue internationale de philosophie 9 (1955), p. 366-386.