Montesquieu, Lettres persanes. Edition de Philip Stewart, Classiques Garnier poche, 2013 Pierre Hartmann
Montesquieu, Lettres persanes. Édition de Philip Stewart, Classiques Garnier poche, 2013, 490 pages. EAN 9782812408526.
Dans ses « Quelques réflexions sur les Lettres persanes » écrites pour faire pièce au virulent pamphlet de l’abbé Gaultier paru en 1751 sous le titre Les Lettres persanes convaincues d’impiété, Montesquieu évoque plaisamment le succès rencontré par son œuvre dans sa nouveauté : « Les Lettres persanes eurent d’abord un débit si prodigieux que les libraires mirent tout en usage pour en avoir des suites. Ils allaient tirer par la manche tous ceux qu’ils rencontraient : Monsieur, disaient-ils, je vous prie, faites-moi des Lettres persanes ». À considérer la prolifération actuelle de nouvelles éditions des Lettres persanes, on serait tenté de croire que les « libraires » modernes ont pris le relais de leurs anciens confrères, et qu’ils tirent mêmement les universitaires par la manche afin d’obtenir de nouvelles moutures d’un texte dont le succès perdure, dopé à intervalles réguliers par son inscription au programme de l’agrégation. De cette activité éditoriale soutenue sinon frénétique, tant les spécialistes que les admirateurs de Montesquieu n’auront garde de se plaindre, jugeant qu’en matière intellectuelle plus qu’en aucune autre, abondance de biens ne saurait nuire.
Dernière en date de ces éditions, celle de Philip Stewart était attendue avec quelque impatience, à la fois pour le renom de son maître d’œuvre et parce qu’elle a naturellement vocation à se substituer à celle jadis donnée par Paul Vernière sous le même label, et qui fit longtemps et à juste titre autorité. L’exercice était donc périlleux pour l’éditeur (au sens anglais du terme), et le pari particulièrement aventureux pour les éditions Garnier, qui se sont ces dernières années engagées avec un succès variable dans un processus général de réédition ou d’actualisation de leur fonds. Plutôt que de se livrer à un fastidieux exercice de comparaison entre l’édition nouvellement proposée et celles offertes concurremment par d’autres maisons d’éditions, académiques ou visant un plus large public, il convient donc de mettre en regard les deux volumes Garnier parus à plus d’un demi-siècle de distance.
Commençons par le plus indéniable : à l’avantage de la nouvelle édition, il faut mettre au premier chef le fait qu’elle bénéficie des avancées les plus récentes de la philologie, en l’occurrence et tout particulièrement du travail considérable effectué dans le cadre de l’édition encore en cours des Œuvres complètes de Montesquieu, dont le premier tome est justement dévolu aux Lettres persanes (2004). Tirant profit des acquis de cette édition savante, due à une équipe dont faisait partie Philip Stewart, celui-ci n’en reprend pas pour autant le principe à son compte : ce n’est pas le texte original de 1721 qu’il choisit de donner, mais, à l’instar de son prédécesseur, un texte composite intégrant à l’édition originale les fameuses lettres supplémentaires d’après l’édition posthume de 1758, qui provenaient soit de l’édition B (1721), soit du recueil du Fantasque (Amsterdam,
1745), soit encore tirées des non moins fameux Cahiers de corrections et
insérées dans l’édition de 1758. Le lecteur se trouvera donc en face du
même nombre de lettres (161) que chez Paul Vernière, mais avec une
numérotation différente, ce dernier ayant fait choix de suivre
l’édition posthume pour l’ensemble de l’édition, tandis que Philip Stewart en revient à la numérotation originale en 150 lettres, les onze lettres surnuméraires apparaissant à leur place mais avec leur numérotation propre (de I à XI). Si l’édition en devient plus savante, la lecture de l’œuvre ne s’en trouve pas facilitée. C’est qu’en l’absence d’une édition définitive dûment revue et corrigée par l’auteur, il n’existe pas de solution parfaite mais trois options également légitimes.
Quant aux principes différentiels de cette nouvelle édition, avec le système d’annotation qui en résulte, Philip Stewart s’en explique à l’orée de sa préface : l’édition Vernière valait notamment, dit-il, par son « étude méticuleuse des multiples sources littéraires et historiques de Montesquieu » (ajoutons pour notre part que cet admirable travail innovait également en replaçant le roman de Montesquieu dans le paysage philosophique contemporain, tâche assurément des plus ardues, notamment face à des lettres aussi retorses que la 94 (97). Prenant acte de l’évolution de la notion de « source », Philip Stewart choisit de faire fond sur l’aspect littéraire de l’œuvre, en mobilisant une exégèse moderne dont la richesse est attestée par la pluralité des volumes collectifs sortis récemment à l’occasion du programme de l’agrégation. Pour autant, l’étude traditionnelle des sources n’est pas absente, loin s’en faut : les notes de la nouvelle édition sont nombreuses mais concises, invitant le lecteur à consulter les textes plutôt que de les citer longuement, tout en infléchissant de façon probante cette quête en elle-même infinie en direction des textes sacrés. Du coup se pose un nouveau problème herméneutique : s’agit-il chez Montesquieu d’une simple imprégnation ou d’une stratégie de remise en cause plus systématique qu’on ne pensait des Écritures, hypothèse qui ferait paradoxalement de l’abbé Gaultier le premier lecteur sagace et compétent des Lettres persanes ? Par où l’on voit qu’en tout état de cause, cette édition est moins encore que la précédente destinée au grand public, puisqu’elle fait appel non seulement à la curiosité du lecteur, mais à sa capacité à reconstituer le très riche arrière-plan intellectuel, tant exégétique que philosophique et littéraire, sur le fond duquel s’écrit un roman qu’il est moins possible que jamais de qualifier de frivole, sauf à se voir retourner l’imputation : il n’y a de frivole dans ce premier chef-d’œuvre de la littérature éclairée que les lectures auxquelles il a pu donner lieu avant que l’édition Vernière n’y mette un premier holà.
Ce que par ailleurs le dossier de cette nouvelle édition fournit de plus relativement à la précédente ne compense pas toujours ce qui s’est perdu dans le transfert : outre bien entendu une bibliographie secondaire remise à jour quoiqu’inévitablement très sélective, on y gagne la liste complète des personnages du roman, un glossaire aux indéniables vertus pédagogiques, un utile index des noms propres, une bien pratique « Table et concordance des lettres » et surtout la précieuse Table analytique de l’édition posthume de 1758, qui témoigne tant du sérieux de l’entreprise éditoriale d’alors que de la piété filiale de son maître d’œuvre, Jean-Baptiste de Secondat. Disparaissent en revanche une petite sélection de jugements sur l’œuvre qui n’étaient pas sans intérêt, et surtout une copieuse bordée de lettres non insérées et de fragments puisés dans les Cahiers de corrections, dans le recueil des Pensées ou le numéro du Fantasque précité ; autant de matériaux qui laissaient entrevoir le chantier jamais absolument stabilisé des Lettres persanes. À mon sens, la plus dommageable de ces pertes est celle de la Suite de l’histoire des Troglodytes, expressément glosée par Montesquieu lui-même : « J’avais pensé de continuer l’histoire des Troglodytes, et voilà quelle était mon idée ». Or cette idée est en elle-même passionnante, et autorise ce me semble une lecture plus acérée du célèbre épisode : suite à la position du problème (lettre 10, la question du bonheur), une première lettre consacrée à l’anarchie délétère, les deux suivantes à l’hypothèse d’une anarchie heureuse, la cinquième aux perturbations inhérentes à l’introduction d’un ordre politique et la dernière à celles résultant prévisiblement du basculement dans l’économie. Ce parti prix, inattaquable au plan philologique mais malheureux à celui de l’herméneutique, n’enlève rien on l’aura compris aux multiples avantages de cette nouvelle édition des Lettres persanes.