Montesquieu, De l’esprit des lois - Anthologie, Denis de Casabianca éd. Diego Vernazza

, par Volpilhac-Auger, Catherine

Montesquieu. De l’esprit des lois. Anthologie, Choix de textes, introduction, notices, notes, chronologie et bibliographie par Denis de Casabianca, Paris, Flammarion, « GF », 2014, 395 pages. ISBN : 978-2-08-127984-1.

L’Esprit des lois est un ouvrage qui se caractérise par la nouveauté de sa démarche mais aussi par sa complexité et son extension. L’Anthologie proposée par Denis de Casabianca, avec la collaboration de Catherine Volpilhac-Auger, montre qu’une subtile sélection et un réarrangement des chapitres peuvent aider à une meilleure compréhension de l’ensemble. Cette perspective est exposée dès l’Introduction : « On trouve dans L’Esprit des lois une réflexion politique (sur les différents gouvernements) et une enquête sur les sociétés humaines (sur la diversité des peuples et des institutions) qui ont pour enjeu la liberté et la justice : ce sont les quatre temps qui structurent notre anthologie » (p. 17). Ce choix de textes, structuré autour des nœuds problématiques, est le bienvenu, aussi bien pour un lecteur qui se confronte pour une première fois au texte que pour celui qui souhaite revenir à un classique sous un nouvel angle d’approche.

En plus de précieuses notes et références qui l’accompagnent, l’un des grands mérites de cette Anthologie est de placer la notion de « convenance » au cœur de la logique complexe de L’Esprit des lois. Comme Montesquieu l’écrivait dans sa Défense, son objectif était d’examiner les lois « qui conviennent le plus à la société, et à chaque société ». La notion de convenance lui permettait d’aborder directement l’une des questions centrales de l’ouvrage : comment penser la liberté et la justice en partant de l’irréductible diversité des lois et des mœurs qui composent le monde ? Comme l’explique Casabianca, « la notion de convenance permet d’indiquer ce jeu de déterminations en relevant les accords ou les désaccords qui peuvent exister entre les diverses lois, le climat, les mœurs, etc. » (p. 58). Il va sans dire qu’il y a derrière cette difficulté épistémologique une question normative fondamentale : « Peut-on éviter l’écueil sceptique et relativiste, lorsque l’on déploie une pensée des rapports, lorsque l’on pense les lois relativement aux lieux et aux mœurs des peuples ? » (p. 13). Comment penser, de manière rigoureuse, « ce qui est mieux en situation » (p. 15) ?

Un autre point fort de l’ouvrage présenté par Casabianca, est son insistance sur le thème de la liberté. A priori, Montesquieu peut apparaître comme un penseur de la détermination, de l’empire implacable des causes structurelles. Or, l’ensemble de cette Anthologie, en particulier la quatrième partie, montre que L’Esprit des lois cherche à sauver l’idéal de liberté en le plaçant à l’intérieur d’une réflexion sur les possibilités réelles de l’action humaine, c’est-à-dire des conditionnements physiques et moraux qui échappent au contrôle volontaire du législateur et, plus généralement, du politique. La liberté est pour Montesquieu un bien, peut-être même le bien suprême, pour la simple raison que « nous ne faisons rien de mieux que ce que nous faisons librement, et en suivant notre génie naturel » (EL, XIX, 5). L’être humain est plus sociable, plus heureux, plus créatif, plus fécond, quand il est libre. De ce point de vue, réfléchir sur le climat, dans son rapport à l’esclavage, fait partie d’un enjeu pratique et théorique majeur : il s’agit de saisir, à partir d’un cas extrême, les différents degrés de détermination (« Il y a de tels climats où le physique a une telle force que la morale n’y peut presque rien »,EL, XVI, 8), pour penser à nouveaux frais les conditions d’une liberté réelle et durable qui, comme tout le reste, dépend en dernière instance de la politique et des lois. Casabianca résume très bien cette idée lorsqu’il écrit que « cette théorie des causes participe […] finalement, d’une visée normative : […] le caractère tempéré des climats européens, et donc sa relative indétermination, n’entraîne pas nécessairement la liberté, même s’il la rend possible (VIII, 8). Puisque alors le sort de la liberté dépend de la bonté des lois, il importe au plus haut point d’éclairer la raison législatrice en examinant les conditions de son exercice » (p. 250).

Les grandes questions politiques et constitutionnelles, la découverte sociologique des causes structurelles, ainsi que la problématisation des thèmes classiques comme la liberté et la justice, structurent les quatre temps de cette Anthologie. La question qui traverse l’ouvrage reste d’une grande pertinence : « Comment faire tenir ensemble l’étude des déterminations objectives des sociétés humaines et la nécessité de penser un fondement stable qui permette de bien juger ces institutions ? » (p. 10).

Diego Vernazza

CONICET (Argentine) / EHESS (France)