Penser la peine à l’âge des Lumières, revue Lumières, Luigi Delia et Gabrielle Radica dir. Flávio Borda d’Água

, par Volpilhac-Auger, Catherine

« Penser la peine à l’âge des Lumières », Lumières, 2e semestre 2012, numéro 20, Presses universitaires de Bordeaux.

La livraison du numéro 20 de la revue Lumières a été confiée à Luigi Delia et Gabrielle Radica. Ils se saisissent d’un thème, « Penser la peine à l’âge des Lumières, » qui a été, au XVIIIe siècle, et est encore de nos jours largement débattu. La problématique de la peine est une des questions transversales sous les grandes plumes de l’Ancien Régime. Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Jousse, Muyart de Vouglans et, bien entendu, Cesare Beccaria, ont consacré une partie, ou toute leur œuvre, à la question pénale et à l’identification de la peine.

Le long processus de réflexion, durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, s’accélère avec la publication chez Barrillot à Genève de L’Esprit des lois de Montesquieu en 1748. La forte machine de diffusion de l’imprimé, qui se fait sentir à cette époque, l’amène à être présent dans pratiquement toutes les bibliothèques de souverains européens et d’administrations royales. Catherine II, impératrice de Russie, elle-même avoue avoir pillé le président de Montesquieu, et s’être fortement inspirée de Voltaire et de Beccaria, dans l’élaboration de son instruction du Nakaz (1767) publié trois ans à peine après Dei delitti et delle pene.

L’originalité de ce numéro de la revue Lumières tient au fait que sept historiens, historiens du droit et philosophes interrogent la peine au travers d’auteurs autres que ceux de l’habituel panthéon pénal dix-huitiémiste. Ce sont les lumières italiennes avec Francesco Mario Pagano (1748-1799) et Gaetano Filangieri (1753-1788), tous deux contemporains de Charles-Louis de Secondat, qui sont appelés à alimenter la réflexion des contributeurs.

L’étude s’organise en trois parties distinctes. Elle se consacre tout d’abord au questionnement « pourquoi punir ? » puis « comment gouverner les peines » pour aboutir à une réflexion sur la peine de mort.

Dario Ippolito, maître de conférences en histoire du droit, s’appuie sur les travaux de Pagano, Montesquieu et Filangieri pour faire valoir les arguments dits de droit naturel, fortement inspirés de John Locke, afin de démontrer qu’il existe une théorie utilitariste de la fonction préventive des peines. L’idée est d’autant plus originale qu’elle fédère, en général, la pensée pénale des Lumières. Ippolito dégage, entre autres, l’argument de la relation dépendante entre les lois et la « nature des choses », conduisant ainsi à une dichotomie entre les lois naturelles et les lois positives, telle que la propose Montesquieu dans le livre premier de L’Esprit des lois.

Elisabeth Salvi pour sa part se saisit de l’espace de la Suisse francophone pour démontrer que le territoire helvétique et les républiques de Neuchâtel et de Genève privilégient la peine exemplaire, tout en démontrant le cadre juridique complexe, et parfois contradictoire, qui marque le début de la réflexion autour du pénal durant le XVIIIe siècle. Cette démonstration est par ailleurs faite par l’intéressante approche de l’étude sur la création des chaires de droit, l’utilisation de la Caroline et la diffusion des idées de Beccaria. Il va sans dire que l’ombre de Montesquieu et de Voltaire planent sur les lumières pénales helvétiques étant donné la présence du patriarche de Ferney dans les environs et les diverses affaires qu’il suit attentivement depuis son château.

Une fois posé le cadre du « pourquoi », Céline Spector se penche sur le gouvernement des peines, en particulier sur les enjeux politiques d’un cas précis de crime : celui de lèse-majesté. Elle prend comme base de discussion le livre XII de L’Esprit des lois, qui représente une nouvelle « version du Prince de Machiavel, un Anti-Richelieu plutôt qu’un Anti-Machiavel dont l’objet n’est pas la conservation du pouvoir du prince mais celle de la liberté des sujets, renommés “citoyens” » (p. 65). Ce livre dénonce en effet les pratiques arbitraires de Richelieu qui confond lèse-majesté et opposition à sa personne. C’est un exemple parmi tant d’autres, tout comme au Portugal pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle, où le marquis de Pombal, confond lèse-majesté et opposition à sa personne et à sa politique et n’hésite pas à faire « disparaître » une famille de la noblesse sur l’échafaud. Céline Spector renforce cette idée en indiquant que le chef d’accusation sert en particulier à punir les pensées, les mœurs, les écrits subversifs plutôt que de punir des actes. Elle suggère pour le coup une image d’un Montesquieu défenseur des nobles qui sont particulièrement touchés par cet instrument pénal.

Gouverner les peines et les mettre en relation avec la construction d’une citoyenneté est l’approche particulière, mais non moins intéressante, défendue par Francesco Berti. Berti fait une lecture minutieuse de la Science de la législation de Gaetano Filangieri et défend l’idée que le pouvoir de l’État devrait se baser sur le consensus des citoyens. Il valorise pour le coup la procédure accusatoire et l’importance de la présence d’un jury. Jury qui représente mieux le peuple que la procédure inquisitoire qui est légion en Europe continentale. Cette lecture de Filangieri confirme l’idée qu’une peine doit œuvrer dans la prévention mais elle doit principalement jouer un rôle de correction et de rétribution – « rétributivisme » cher au président Montesquieu.

Cette deuxième partie se clôt sur une étude de cas, où Constanţa Vintilă-Ghitulescu prend comme point d’analyse la justice des mœurs en Roumanie, au travers du tribunal ecclésiastique d’Ancien Régime : le sobor. Elle identifie rapidement la difficulté qui se présente à ce tribunal de rendre un verdict dans un temps jugé correct. Le droit canon collabore pour le coup avec le droit laïc afin de corriger, redresser, effrayer, remettre de l’ordre et affirmer l’autorité du pouvoir. Les influences, et divergences, politiques et religieuses apparaissent dès lors comme un frein à ce que le tribunal présente une sentence. Les débats tournent surtout autour du fait que le tribunal séculier condamne les corps tout en séquestrant l’âme des individus. L’idée générale de l’adoucissement des peines tout au long des Lumières est donc de réduire les tortures corporelles au détriment d’un châtiment infamant ou de la séquestration.

La troisième partie sur la peine de mort s’ouvre sur un remarquable essai philosophique sur les stratégies d’argumentation de Cesare Beccaria dans Des délits et des peines en faveur de la modération pénale. Kevin Ladd démontre, par les limites de la souveraineté à l’époque des Lumières et par le progrès que Beccaria donne une importance particulière à la dimension morale de la peine. La peine a de surcroît une dimension d’efficacité, politique, juridique et morale.

Luigi Delia clôt cette réflexion sur la peine au temps des Lumières et se saisit d’une problématique bien particulière : la querelle de la peine de mort en France pendant l’Ancien Régime. L’angle d’attaque est celui du projet de réforme de Guillotin présenté à l’Assemblée. Luigi Delia se demande si la guillotine est tributaire de la culture juridique des philosophes des Lumières. Ce projet constituerait le point d’équilibre entre ceux qui refusent l’égalitarisme pénal, tels Jousse et Muyart de Vouglans, et ceux qui, comme Voltaire, Montesquieu et principalement Beccaria, souhaiteraient des peines proportionnelles aux crimes commis. Une des idées fortes issues de cette réflexion est que la mort est acceptée comme peine au temps des Lumières mais qu’il est nécessaire de l’humaniser. L. Delia évoque aussi l’idée qu’il faudrait confier le condamné aux mains d’un chirurgien, plutôt que d’un bourreau, afin d’humaniser la peine. Le projet que Joseph-Ignace Guillotin présenté à la salle du Jeu de Paume bénéficie également d’un perfectionnement technique par les réflexions anatomiques d’Antoine Louis, secrétaire de l’Académie royale de chirurgie et de médecine. Tous deux ont donc pour but d’humaniser la mort et de la rendre plus douce, sans penser que dans le même temps ils la rendraient plus facile.

In fine, cette livraison de la revue Lumières dégage plusieurs axes, présents dans pratiquement toutes les contributions. Le premier est de montrer que la peine subit, tout au long du XVIIIe siècle une évolution considérable. Il existe chez les philosophes une volonté profonde de séculariser la peine. Elle ne doit plus être vue comme un pêché mais comme une véritable peine proportionnelle au crime commis.

Le second concerne un aspect transversal à ce numéro de la revue, puisque tous les textes et les idées réformatrices de Montesquieu, de Voltaire et de Beccaria sont présents et démontrent l’importance que ces hommes des Lumières ont eue dans l’histoire du droit pénal. L’historiographie italienne ne peut, et ne fait d’ailleurs pas abstraction de l’influence qu’ils ont sur la réflexion générale. Et troisième et dernier lieu, il est également nécessaire de signaler que les études proposées font état d’une production éditoriale importante et où figurent en toile de fond les études de réception produites par Catherine Volpilhac–Auger, Michel Porret et les travaux du regretté Mario Sbriccoli.

Flávio Borda d’Água

Université de Genève – équipe Damoclès
et Institut et Musée Voltaire (Genève)