Pierre Briant, Alexandre des Lumières. Fragments d’histoire européenne Myrtille Méricam-Bourdet
Pierre Briant, Alexandre des Lumières. Fragments d’histoire européenne, Paris, Gallimard, coll. « Nrf essais », 2012, 739 pages.
L’ouvrage de Pierre Briant constitue indéniablement une somme, tant dans le domaine des recherches sur la figure d’Alexandre le Grand, que dans celui de l’historiographie des Lumières, situées dans un contexte large remontant à la seconde moitié du XVIIe siècle et s’étendant sur le début du XIXe. Mais si l’étude met en son centre les Lumières françaises, elle prend aussi en compte un espace européen plus large, comprenant principalement l’Angleterre, l’Écosse et l’Allemagne. L’importance de la bibliographie (43 pages pour les sources primaires, 22 pages pour les sources secondaires) donne à elle seule la mesure de ce travail touffu qui s’appuie sur un corpus extrêmement vaste et varié et prétend à l’exhaustivité. Les sources envisagées sont aussi diverses – œuvres historiques, traités militaires, essais, dictionnaires, peintures, discours… ; sources savantes et sources « populaires »… – en raison des enjeux complexes associés à la figure d’Alexandre. Au-delà de la question des connaissances relatives à cette période de l’Antiquité et des débats qui agitèrent les érudits et les historiens quant à l’établissement des faits qui constitue les événements en histoire (voir la première partie, « Genèse et affirmation d’une critique historique »), l’histoire d’Alexandre intéresse surtout l’actualité politique (au sens large) du XVIIIe siècle. Par son destin exceptionnel, le roi macédonien permet d’interroger la notion d’empire, la fondation et le devenir des colonies, mais aussi le développement des échanges commerciaux. La dialectique de la guerre et de la paix se trouve ainsi envisagée de multiples manières en suscitant des polémiques qui ne cessent de partager les points de vue au fil du XVIIIe siècle élargi.
Dans ce contexte général, l’œuvre de Montesquieu occupe une place centrale par les échos qu’elle eut sur le reste du siècle et même au-delà, mais aussi par les dialogues qu’elle noue avec de nombreuses sources et traditions, qu’elles soient antiques ou plus récentes. Elle est surtout l’une de celles qui pose peut-être le plus de questions à cette histoire, principalement dans L’Esprit des lois (livres X et XXI), évidemment, mais aussi dans les Pensées ou le Spicilège. Pris dans son ensemble, le corpus témoigne de l’ambivalence du regard porté sur le conquérant, qui hésite entre la condamnation de la vanité du despote et l’admiration pour le génie du bâtisseur d’empire, même si des évolutions sont à noter entre ces deux attitudes au profit certain de la seconde. La nouveauté présentée par l’œuvre de Montesquieu, que l’on trouve aussi dans celle de Voltaire, réside pour Pierre Briant dans l’articulation qu’elle propose de ces éléments antithétiques (p. 238) afin de parvenir à une synthèse globale qui se situe à distance de toute posture morale, religieuse ou politique qui viendrait a priori biaiser le jugement. Ce sont même de nouvelles perspectives, juridiques par exemple, qui viennent sous-tendre un raisonnement dont Pierre Briant illustre ainsi parfaitement le caractère « philosophique » novateur qu’il eut dans le siècle.
Des grandes lignes qui se dégagent de l’étude, on retiendra la vision d’un stratège mûrissant pas à pas le projet d’un empire en fonction des forces en présence – notamment celles de l’adversaire perse –, mais aussi des nouvelles connaissances acquises au cours des expéditions, qui font d’Alexandre un cas majeur pour l’étude de la géographie de l’Asie. Le plan et la conduite du roi macédonien servent alors d’étalon pour jauger la suite de l’histoire, qu’elle soit étrangère avec la figure de Charles XII, roi de Suède, ou française avec la question du développement de la marine et des compagnies de commerce. L’étude de Pierre Briant se distingue par des connaissances approfondies des champs les plus vastes qui lui permettent de situer ces questionnements aussi bien au sein de l’œuvre même de Montesquieu, en interrogeant cohérences et divergences internes, qu’au sein de la tradition critique variée sur laquelle Montesquieu s’appuie de manière évidente ou sur laquelle il a pu méditer. Si Arrien et Plutarque sont ainsi des sources évidentes, Montesquieu a probablement aussi fait son miel de l’Histoire de Polybe (1727) de l’historien militaire Folard. Mais la question des conquêtes et de leur inhumanité possible est par exemple aussi restituée dans le cadre plus large des livres X et XXI de L’Esprit des lois qui lui confère un sens. La mise en perspective se trouve complétée par l’étude des résonances que l’œuvre de Montesquieu eut chez ses successeurs, français ou étrangers. Peuvent ainsi surgir les incomplétudes éventuelles de la pensée de Montesquieu, ou plutôt des non-dits ou des liens non explicites que le regard rétrospectif ainsi proposé permet de réinterroger voire d’interpréter. On en verra un exemple frappant dans la question de l’effondrement de l’empire (voir le chapitre XV).
Appelé à devenir un ouvrage de référence sur la question, qui tout à la fois synthétise et complète de manière extrêmement minutieuse et documentée de très nombreuses études critiques sur Montesquieu mais plus largement sur le XVIIIe siècle, le livre de Pierre Briant ne pouvait faire l’économie d’allers-retours constants entre les œuvres, les auteurs et les différents moments qui constituent l’histoire de la réception d’Alexandre dans un XVIIIe siècle étendu. Ce sont là les inconvénients des avantages : la figure ne prend ici sens que dans une mise en relation complexe de tous ces éléments qui interdit une lecture strictement monographique consacrée à tel ou tel auteur, a fortiori dans le cas de Montesquieu.