La bibliothèque de Bordeaux met en ligne des manuscrits de Montesquieu Réouverture et rénovation de la bibliothèque municipale de Bordeaux

, par Volpilhac-Auger, Catherine

La bibliothèque de Bordeaux a réouvert le 16 mai 2013 : elle offre de nouveau de très bonnes conditions de travail aux chercheurs, dans la salle rénovée des fonds patrimoniaux. Celle-ci n’est cependant ouverte que l’après-midi (13-19h), du lundi au samedi (jusqu’à 18h le samedi), comme auparavant.

Si l’on apprécie l’amplitude hebdomadaire de cette ouverture, il est dommage, surtout pour les chercheurs étrangers, que les horaires soient ainsi limités : le rayonnement international d’une bibliothèque aussi remarquable que celle de Bordeaux en souffre, et la recherche aussi.

Sans doute afin de compenser cela, la bibliothèque vient de nous faire l’heureuse surprise de mettre en ligne, de manière tout à fait inattendue, un certain nombre de documents du plus haut intérêt. Ceux-ci portent sur Bordeaux au XVIIIe siècle, mais aussi sur Montesquieu : des manuscrits et plusieurs imprimés.

Certains paraissent presque anecdotiques, comme Un petit-fils de Montesquieu en Amérique et Charles Louis de Montesquieu à l’armée, 1772-1782, par Raymond Céleste, ce bibliothécaire bordelais qui a voulu rompre, il y a plus d’un siècle, le silence entourant le petit-fils du philosophe, ou Montesquieu considéré comme critique d’art, de Charles Marionneau (1882), qui doit néanmoins intéresser les spécialistes de cet historien de l’art, qui a compté dans la vie artistique bordelaise de la fin du XIXe siècle [1]. Mais quand on sait que la bibliothèque de Bordeaux possède une des plus belles collections au monde d’œuvres de Montesquieu publiées au XVIIIe siècle, et près de la moitié des livres qui composaient sa bibliothèque (certains d’entre eux sont rarissimes, et n’ont jamais été numérisés par aucune bibliothèque), dont certains annotés de sa main, on regrette qu’aucun de ces ouvrages n’ait bénéficié du même traitement. On risquera même une suggestion : quand, pour la première fois depuis 1988, les Lettres persanes sont en 2014 au programme des agrégations de lettres, n’aurait-il pas été opportun de proposer la numérisation de l’édition originale ? Il n’est peut-être pas trop tard pour offrir à des milliers de candidats l’occasion de découvrir un livre ancien, qui de plus leur réservera bien des surprises.

Certains ouvrages numérisés sont sans doute plus intéressants que les opuscules de Céleste, mais on manque d’informations pour les apprécier (de plus certains liens ne fonctionnent pas : défaut de jeunesse du système, qui sera sans doute promptement remis en service). Ainsi de cette édition des Lettres familières : s’agit-il de l’édition originale ? d’une des réimpressions non autorisées qui ont essaimé à partir de celle-ci ? La description bibliographique est trop sommaire pour qu’on puisse le savoir, et de plus la cote de l’ouvrage n’est pas donnée. Tout cela sera certainement réparé en décembre 2013, date de publication prévue du tome XIX des Œuvres complètes, deuxième volume de la Correspondance de Montesquieu ; on aura alors intérêt à se reporter à la bibliographie détaillée des Lettres familières, due à Cecil Courtney (Christ’s College, Université de Cambridge), qui paraîtra dans ce volume, pour apprendre à laquelle des éditions on a affaire, tant l’histoire éditoriale des Lettres familières a connu de vicissitudes.

Quant à l’édition de L’Esprit des lois qui est également annoncée, on espère pouvoir bientôt y avoir effectivement accès pour en dire plus et aider ceux qui souhaiteront la consulter — car c’est un véritable maquis que les éditions de L’Esprit des lois, et il faut une solide introduction pour s’y retrouver [2].

Apparaissent aussi des ouvrages du plus haut intérêt pour les chercheurs les plus spécialisés, comme le Catalogue de la vente des manuscrits de 1939 : document rarissime, qui a été fort utile aux éditeurs des Œuvres complètes en cours, car il offre le fac-similé de deux ou trois documents perdus depuis — les autres informations qu’il contient sont évidemment périmées, puisque la quasi-totalité des manuscrits connus (hormis la correspondance) se trouve dans des bibliothèques publiques, et que des descriptions complètes et scientifiques sont désormais disponibles. Nul doute que le public bordelais, qui a contribué au succès de cette vente en souscrivant à l’achat de plusieurs pièces maîtresses, ne soit lui aussi encore vivement intéressé par ce témoignage d’ordre historique.

Une des pièces principales de cet ensemble destiné à faire date chez les amateurs de l’œuvre de Montesquieu, est le Geographica II. Pour mesurer l’importance de ce document, et notamment pour comprendre pourquoi la bibliothèque de Bordeaux offre le tome II, et non le tome I, on se reportera au tome XVI de nos Œuvres complètes (Oxford, Voltaire Foundation, 2007). On regrettera de manière générale que rien ne soit dit de ce travail d’édition, comme c’est le cas pour la totalité des documents manuscrits présentés par la bibliothèque de Bordeaux, qui ont été étudiés de manière approfondie dans plusieurs volumes de la même collection : c’est précisément pour donner au public les moyens de comprendre et de mieux lire des documents originaux qu’œuvrent les chercheurs, et la Société Montesquieu avait depuis longtemps offert son aide pour cela à la bibliothèque de Bordeaux, dans l’esprit d’une parfaite collaboration. On aura sans doute jugé que le public n’en avait pas besoin ; nous n’en recommandons pas moins, si l’on ne veut pas se contenter de faire défiler des images et de cliquer au hasard et si l’on veut éviter des erreurs d’interprétation, de se reporter aux Œuvres complètes.

Ainsi en est-il des supposées Notes sur Montesquieu, sur L’Esprit des lois et sur la Défense de L’Esprit des lois, qui n’ont parfois rien à voir ni avec L’Esprit des lois ni avec la Défense, et qui sont rarement des « Notes », et en tout cas jamais « sur Montesquieu », et dont il est seulement dit dans la « Notice complète » qu’« une partie a été publiée par Henri Barckausen » en 1904 (sic, pour Barckhausen - l’illustre Bordelais qu’il fut n’en voudra pas à ses admirateurs). Les spécialistes de Montesquieu connaissent mieux sous l’appellation de « Dossier 2506 » cet ensemble composite, voire hétérogène, qui a fait l’objet d’une édition critique et scientifique intégrale en 2001 par Catherine Volpilhac-Auger (ENS de Lyon), avec la collaboration de Claire Bustarret (CNRS) pour l’étude des papiers (Cahiers Montesquieu, n° 7). Ses diverses composantes ont été ou seront reprises dans les volumes auxquels ils se rattachent chronologiquement et intellectuellement, car ces manuscrits, parfois de très petites dimensions, ces fiches, ces chapitres abandonnés, écrits et parfois corrigés en tous sens, ressemblent souvent aux pièces d’un puzzle. La future édition électronique des Œuvres complètes de Montesquieu se devra de relier entre elles ces images et de livrer tous les éléments nécessaires à leur contextualisation, comme le fait d’ores et déjà l’édition imprimée avec les transcriptions.

Mais le plus remarquable est sans conteste le manuscrit des Pensées — car c’est ce qu’il faut reconnaître sous le titre, décidément original, de Réflexions et pensées de Montesquieu ; là encore, rien qui permette d’identifier le manuscrit, dont la cote (Ms 1866, 1-3) n’est pas non plus fournie — mais cela pourra être promptement réparé. Défilent ainsi des pages qui livrent enfin aux curieux et simples amateurs un des manuscrits les plus intéressants du XVIIIe siècle, et un des plus utiles pour connaître et apprécier Montesquieu. Avec le temps, les lecteurs s’habitueront certainement à l’interface de consultation, bien qu’on doute qu’ils puissent jamais arriver à localiser ou retrouver facilement une page parmi toutes celles que matérialisent des centaines de points lumineux ou d’icônes, sans marque ni repère.

Un document complémentaire est également fourni : le seul exemplaire connu à ce jour d’une brochure bordelaise de 1787, Pensées du célèbre Montesquieu extraites de ses manuscrits (cette fois, la cote « Br 161 Rés. » est parfaitement signalée). Bel exemple de numérisation permettant de présenter un document rarissime et contribuant ainsi à sa diffusion comme à sa préservation. On signalera à ce propos qu’on a longtemps vu là une publication exceptionnelle, témoignant de la curiosité suscitée par le trésor manuscrit jalousement conservé au château de La Brède par Jean-Baptiste de Secondat, le fils de Montesquieu [3]. On sait maintenant qu’il n’en est rien, grâce à Philip Stewart (Duke University, Durham USA), qui a découvert que cette brochure se contentait de reprendre (fautes comprises) une publication du Journal de Paris de la même année [4]. Mais cela n’enlève rien, ou pas grand chose, à l’intérêt de cette pièce, qui témoigne une nouvelle fois du succès que remportait auprès des Bordelais tout ce qui touchait à un de leurs grands hommes : en 1787, cette brochure était d’une importance capitale.

On terminera avec les « Notes de lecture », car il s’agit d’une pièce d’actualité pour les chercheurs qui, sous la direction de Rolando Minuti (université de Florence), depuis des années travaillent sur ces « Notes », pour lesquelles on ne disposait jusqu’à la fin de ce mois de mai que de méchantes reproductions de microfilms. Voilà enfin disponible une magnifique numérisation qui livre des documents absolument inédits, indispensables pour qui veut connaître la culture et la documentation de Montesquieu, et la manière dont il tirait matière à réflexion des textes les plus divers. Certes il faudrait en rétablir l’ordre (pourquoi le premier sous-dossier qui apparaisse est-il en fait le quatrième du dossier ?), mais ne boudons pas notre plaisir. Dommage cependant que cette numérisation intervienne si tard, après des années d’un travail difficile pour tous ceux qui s’efforçaient de transcrire fidèlement ces manuscrits, et qu’ils n’aient pas été prévenus de ce qui se préparait à Bordeaux. L’édition à laquelle ils auront contribué (elle devrait être publiée à la fin de 2014, au tome XVII des Œuvres complètes) n’en bénéficiera pas moins de la curiosité qu’aura suscitée cette mise en ligne : signe incontestable que les intérêts des chercheurs et ceux des institutions de conservation sont, ou devraient être, les mêmes.

Catherine Volpilhac-Auger
Co-directeur de l’édition des « Œuvres complètes » de Montesquieu

Voir en ligne : Patrimoine en ligne

Notes

[1Voir sa notice biographique, par Marc Favreau
http://www.inha.fr/spip.php?article2440.

[2On pourra consulter, de Catherine Volpilhac-Auger, avec la collaboration de Gabriel Sabbagh et de Françoise Weil, Un auteur en quête d’éditeurs ? Histoire éditoriale de l’œuvre de Montesquieu (1748-1964), Lyon, ENS Éditions, 2011.

[3L. Desgraves, « L’édition des Pensées de Montesquieu au XVIIIe siècle (1787-1796) », Revue française d’histoire du livre, nos 102-103 (1999).

[4Voir Un auteur en quête d’éditeurs ?, p. 201-204.