Rebecca Kingston, Public Passion. Rethinking the Grounds of Political Justice Diego Vernazza

, par Volpilhac-Auger, Catherine

Rebecca Kingston, Public Passion. Rethinking the Grounds of Political Justice, McGill-Queen’s University Press, Montréal, 2012, 237 pages

Le livre de Rebecca Kingston part du constat que la tradition libérale, notamment anglo-saxonne, a tendance à ignorer un fait premier, fondamental, à savoir que les êtres humains sont des « êtres de sentiments », voire des « êtres qui partagent des sentiments » (p. 8 ; toutes les traductions sont nôtres). D’où le titre du livre, qui combine une question analytique avec un souci normatif : il s’agit de montrer l’importance des passions dans le domaine public, afin de penser à nouveaux frais le problème politique de la justice.

L’ouvrage propose, dans les premiers chapitres, une approche plurielle de la notion de « passion publique », et plus généralement de la dimension « émotionnelle » du politique, en s’appuyant sur des travaux récents de philosophie, psychologie et même de neurosciences. Dans les chapitres III et IV, consacrés à l’histoire du concept dans l’Antiquité et la première modernité, il s’agit d’insister sur le caractère variable, suivant les temps et régimes, de l’idée de « passion publique ». Quatre chapitres (V,VI, VII, VIII), sont consacrés à celui qui, selon l’auteure, actualise cette tradition politique « ancienne », soucieuse des passions publiques, à savoir Montesquieu (p. 21). À la fin du livre, une série de conclusions normatives, visant directement la théorie politique contemporaine, sont développées à partir de thèses tirées des chapitres précédents.

La première partie du livre est donc consacrée à la détermination de la notion de passion publique. Elle y est définie de la façon suivante : une passion publique est « l’expérience de la même émotion partagée par une communauté ou une grande partie de ses membres » (p. 7). Cette définition implique en elle-même l’interrogation normative qui guide l’ensemble du texte. Comme l’auteure l’écrit à la page 46, son livre « explore le travail d’une émotion qui peut être considérée comme une disposition partagée », c’est-à-dire, ajouterions-nous volontiers, comme une vertu civique. C’est ici que la notion de « principe de gouvernement » de Montesquieu, des « passions humaines » qui « font mouvoir » les institutions, devient centrale.

Pour Montesquieu l’homme est un être à la fois « physique », « rationnel » et « sensible » (p. 111), et l’on pourrait même dire, suivant R. Kingston, que c’est avant tout un être sensible, parce que le développement de ses facultés rationnelles dépend du déploiement de sa sociabilité – du « désir de vivre en société » désigné au début de De l’esprit des lois comme une loi de nature. Autrement dit, l’anthropologie de Montesquieu (rationnel, physique, sensible) ne se réalise que moyennant le déploiement des passions sociales. Selon R. Kingston, « les sentiments naturels qui mettent les hommes ensemble fournissent les conditions nécessaires pour l’acquisition de la connaissance ; cette connaissance prépare à son tour le terrain pour le développement d’une vie émotionnelle plus intense […] D’une manière générale, [Montesquieu] dessine un tableau diachronique du développement simultané et symbiotique des facultés rationnelles et passionnelles » (p. 112). La question des passions publiques oblige donc à penser dans les termes d’une triangulation, pourrions-nous dire, entre le naturel, le social et le politique : les facultés naturelles ont besoin de la sociabilité pour se développer, et la forme et le contenu qu’elles auront dépend par conséquent du type de régime politique.

Le problème, soutient Rebecca Kingston, c’est qu’il y a chez Montesquieu deux types d’approche de la question des passions publiques. Dans le livre I de De l’esprit des lois, la question est clairement celle de la dynamique intersubjective des sentiments, mais dans le livre III, où apparaît la notion de « principe de gouvernement », il s’agit plutôt des relations entre les citoyens et le pouvoir, oubliant partiellement la dimension horizontale, intersubjective – sauf dans le cas du principe de l’honneur (p. 121). R. Kingston propose, dans les trois chapitres qui suivent, consacrés chacun à un principe (amour, honneur et peur), d’amender en quelque sorte l’approche de Montesquieu. Dans le chapitre consacré à l’« amour » républicain, son souci principal est de montrer que celui-ci peut être compatible avec une certaine diversité de motivations et par conséquent avec la reconnaissance du pluralisme de valeurs qui caractérise les sociétés libérales et démocratiques. Le chapitre suivant est consacré au principe de l’honneur. Celui-ci ne peut pas être confondu, insiste R. Kingston, avec l’« intérêt », puisque le désir de distinction que le premier implique suppose nécessairement une dimension sociale, intersubjective, ce qui n’est pas le cas de l’intérêt personnel, au moins dans son sens le plus étroit : « À la différence du simple intérêt, l’honneur ne cherche pas des arrangements qui peuvent être mis à profit en privé ; il implique plutôt des distinctions publiques et une reconnaissance préférentielle qui élève la personne ou l’institution aux yeux du public. » (p. 161). L’idée de l’honneur peut être en ce sens compatible avec celle du bien commun. Le chapitre suivant, consacré au principe de la « peur », propose aussi des hypothèses saisissantes. La question générale est celle de savoir s’il y a des émotions intrinsèquement mauvaises. La peur y est définie comme « la reconnaissance de la valeur ou de l’attachement à une certaine chose, personne, ou condition, accompagnée d’une menace de changement ou de perte » (p. 165). La peur sort dans cette définition du domaine du purement négatif, et elle peut même avoir un sens positif quand on l’assimile à la préoccupation pour éviter la perte de certaines lois, coutumes, ou institutions (p. 181).

En conclusion, le livre de Rebecca Kingston offre une approche contemporaine de la question des passions publiques et une interprétation et actualisation de la notion de principe de gouvernement dans l’œuvre de Montesquieu. Elle propose en somme d’avancer dans la voie d’une « psychologie humaine plus sophistiquée » (p. 22) que celle que suppose la tradition libérale, en insistant sur le caractère irréductiblement social, voire politique, des affects.

Diego Vernazza

EHESS, Paris