Suzanne Simha, Du goût – De Montesquieu à Brillat-Savarin. De l’esthétique galante à l’esthétique gourmande Baldine Saint-Girons

, par Volpilhac-Auger, Catherine

Suzanne Simha, Du goût – De Montesquieu à Brillat-Savarin. De l’esthétique galante à l’esthétique gourmande, Paris, Hermann, 2012, 328 pages.

L’ouvrage de Suzanne Simha se recommande d’emblée au lecteur par une écriture limpide, précise, entraînante. On y trouve des formules ramassées qui permettent d’éclairer rapidement une notion. « Appétit », écrit-elle, par exemple, « désigne la version vivante du conatus et ne devient “désir” que lorsque la conscience s’en mêle » (p. 203). Les pages consacrées à Brillat-Savarin manifestent des talents de romancière : on y voit le brillant magistrat bourguignon faire carrière sous l’Ancien Régime, traverser la Révolution, émigrer, découvrir le Nouveau Monde et revenir en France. Il meurt au début du règne de Charles X, après avoir écrit non seulement sa Physiologie du goût, mais des écrits d’économie politique et de théorie judiciaire sur le duel.

La lecture que Suzanne Simha propose de Brillat-Savarin, ce « gastrosophe », comme l’appelait Charles Fourier (son beau-frère), rend bien compte de l’ambition du texte et de son authentique caractère de « méditation transcendante ». Avant Auguste Escoffier, qui disait de la bonne cuisine qu’elle constituait « la plus sûre des diplomaties et le véritable trait d’union des peuples » (p. 117), Brillat-Savarin voyait en elle le plus ancien des arts, celui qui approprie le mieux à la vie civile, puisque « ce sont les besoins de la cuisine qui nous ont appris à appliquer le feu, et c’est par le feu que l’homme a dompté la nature » (Méditation XXVIII). On songe à Alberti qui donnait la première place non au feu qui rassemble les hommes, mais aux toits et aux murs de l’architecture. Quel est donc l’art le plus ancien et le plus nécessaire ?

Un troisième intérêt du livre – outre le talent romanesque et la force d’analyse – consiste à poser drastiquement la question de « la mort du goût ». « Il faudrait commencer par se démarquer de cette tendance rupturaliste qui oppose le goût au goût et le sens au sens » (p. 9). Suzanne Simha décide d’entrer en guerre contre le rupturalisme, contre « l’écrasement du sens premier de la métaphore » (p. 13) ; et son objet est de restaurer la sensation complète du goût. Or, elle s’appuie à cette fin sur l’Essai sur le goût de Montesquieu et sur son Temple de Gnide, et prétend mettre en évidence ce qu’elle appelle son « esthétique galante ». De l’esthétique galante à l’esthétique gourmande, tel est le second sous-titre de l’ouvrage.

C’est sur ce point que l’auteur du présent compte rendu manifestera sa réserve. Suzanne Simha semble avoir compris la parenté du goût avec le génie au XVIIIe siècle, mais elle ne voit pas comment Montesquieu, avec sa théorie de la surprise – et surtout de la surprise continuée – rejoint la conception du choc (ekplexis) propre au sublime chez Longin, ni comment il complexifie le plaisir par sa théorie de la suspension, du conflit et de l’embarras. Aussi ne peut-elle expliquer le rôle central qu’il donne aux œuvres de Michel-Ange et de Suétone. Montesquieu loue Michel-Ange d’avoir risqué la grandeur, la laideur et l’obscurité, la simplicité. Michel-Ange dit les choses sans pathos inutile, crûment : « Dans la Passion, qui est dans la galerie de Florence [La Pieta de Palestrina ex¬posée à la galerie de l’Académie], il a peint la Vierge debout, qui regarde son fils crucifié, sans douleur, sans pitié, sans regret, sans larmes ». Le spectateur est alors contraint à une tâche ardue : celle de « soutenir » le regard de ce qui lui est montré. La terribiltà qui s’exprime dans la maternité bafouée constitue le punctum saliens de la surprise : elle place le témoin devant la porte du mystère. On comprend alors que la question du goût ne surgit pas ex nihilo au XVIIIe siècle : c’est un héritage de la théologie mystique et de la doctrine des sens spirituels d’Origène à Ignace de Loyola, lesquelles préconisent l’expérimentation du « goût de Dieu ».
Une fois cette réserve énoncée, reste qu’assurément, un fil conducteur relie l’épicurisme, la théorie de Montesquieu, le sensualisme et la physiologie du goût, et que ce fil conducteur est très solidement marqué.