Genèse de L’Esprit des lois

Le livre XI de L’Esprit des lois (manuscrit) Transcription, annotations et commentaire

, par Volpilhac-Auger, Catherine

La transcription intégrale du manuscrit de L’Esprit des lois conservé à la Bibliothèque nationale de France constitue les tomes III et IV des Œuvres complètes de Montesquieu (C. Volpilhac-Auger éd., Oxford, Voltaire Foundation, 2008).

Les références de page renvoient à cette édition.

L’ensemble comprend des introductions et des annexes (p. I-CCLI et 897-929), permettant de comprendre les spécificités du manuscrit et les méthodes de travail et de composition de Montesquieu.

Chaque livre est accompagné d’une étude introductive approfondie : genèse, évolution, rapport avec l’imprimé et avec l’ensemble de l’œuvre.

Pour les conventions de transcription, voir
Principes de l’édition critique du manuscrit de L’Esprit des lois
(4. Directives de transcription)
http://montesquieu.ens-lyon.fr/spip.php?article876

Pour suivre l’actualité de l’édition des Œuvres complètes de Montesquieu :
http://montesquieu.ens-lyon.fr/spip.php?article902

Livre XI

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Montesquieu . De l’Esprit des Lois. NAF 12833
Source : gallica.bnf.fr

La transcription, sous forme de documents pdf téléchargeables, figure à la fin de l’article.

Introduction

Le livre XI est sans doute le plus complexe de tout le manuscrit de L’Esprit des lois, d’abord du fait de sa longueur : presque cent vingt feuillets (soit presque 10% de l’ensemble), à peine moins que le livre XXI, alors que dans l’imprimé il est moitié moins long ; le livre V, qui est à peine plus court dans l’imprimé, tient sur moitié moins de feuillets.

Cette disproportion, qui constitue un cas unique, s’explique facilement : pour le chapitre 12, qui dans l’imprimé sera subdivisé en huit chapitres (12-19), Montesquieu a conservé plusieurs versions successives, la version « définitive » (celle qui sera recopiée en 1747 et que l’on trouvera assez proche de l’état imprimé) occupant les feuillets 211-249 et 269-273 ; à partir du feuillet 202, tous les autres feuillets, soit trente, sont des brouillons, continus ou non, où l’on trouve une ou deux fois les passages qui seront corrigés ou amplifiés pour la version finale.

Le quart du livre XI est donc constitué de versions rejetées ; par ailleurs nombre de feuillets sont biffés presque entièrement, et conservés parce qu’une ou quelques lignes en sont réutilisées [1].

Est-ce à dire que la gestation en fut particulièrement laborieuse ? L’apparence pourrait être trompeuse, ou plutôt il faut éviter de confondre nos impressions de lecteurs, déconcertés par la masse documentaire comme par l’absence d’indications laissées par l’auteur, et la complexité intrinsèque du processus d’écriture. Celle-ci n’est pas niable, mais elle ne doit pas être surestimée ou jugée a priori supérieure à celle des autres livres de L’Esprit des lois : quand nous disposons d’une version sans rature, celle-ci est forcément issue d’un cheminement qui avait toute chance d’être tout aussi tortueux que celui dont nous avons les traces pour le livre XI – sinon, pourquoi se livrer à un recopiage ? C’est dans ce livre que nous avons le plus de trace de passages dictés (et donc d’hésitations), alors qu’une grande partie du manuscrit est constituée de recopiages. La spécificité de ce livre est plutôt de nous présenter le travail sur le vif.

De surcroît, l’examen des écritures permet de nuancer le jugement. Il a été souvent répété que le cœur de ce livre, voire de L’Esprit des lois, le chapitre 6 qui analyse la « constitution d’Angleterre », remonte à une époque ancienne, puisqu’il est de l’écriture E ; or le quart seulement de l’ensemble, environ trente feuillets correspondant aux chapitres 2 et 5-7, date d’une période antérieure à l’intervention de L (1743-1744) ; doivent être attribués à ce secrétaire seulement deux chapitres (partiellement), mais ils ont l’avantage de permettre de dater assez précisément la relecture, car le papier est de type périgourdin donc « bordelais »
 [2] – alors qu’au livre précédent, le papier utilisé par L était « parisien ». C’est donc en Bordelais que Montesquieu a procédé à la relecture du livre XI, que l’on peut donc dater de l’automne 1743.

Quant à la partie la plus importante quantitativement, près de quatre-vingts feuillets, elle est très précisément datable de 1745, année où interviennent simultanément les secrétaires N et N’, dont les écritures s’entrelacent en se corrigeant mutuellement. La mise au point des huit derniers chapitres, ou plutôt de l’interminable chapitre 12 qui sera ultérieurement scindé en huit, n’occupe donc que quelques mois – même si nous devons tenir compte du fait que plusieurs pages dues à N et à N’ constituent de simples recopiages issus de travaux qui peuvent être bien antérieurs. La numérotation finale de tous les chapitres est de N’ ; elle ne diffère de l’imprimé que pour le chapitre 12 : jusqu’en 1747, Montesquieu n’a donc retravaillé la structure du livre qu’en opérant la scission du chapitre final (sans modifier l’ordre du texte), et pour l’imprimé il se contente d’ajouter un chapitre, le dernier (20, « Fin de ce livre »). Le livre XI présente donc la caractéristique d’offrir à la fois des éléments très anciens (qui ne subissent presque aucune modification) et ceux qui ont trouvé leur forme définitive en quelques mois.

La relation avec le livre XII mérite d’être d’ores et déjà posée ; en effet, celui-ci introduit avec force, mais assez tardivement (mains L et N), aux chapitres 1 et 2, la distinction avec le précédent ; avant 1742, puisque H intervient après lui, Montesquieu avait inscrit un titre très général : « MDu raport des loix avec la liberté dans les divers gouvernements ; Het ce qu’elles peuvent faire pour en favoriser l’esprit » [3]. C’est avec l’intervention de L qu’apparaît le « rapport avec le citoyen » qui fonde dès le titre la spécificité du livre XII, et c’est sans doute de cette période qu’il faut dater la séparation des deux livres [4], même si l’absence de page de titre pour le livre XI rend plus difficiles les conjectures. On en trouve confirmation dans l’examen du livre XII, où la notion même de citoyen (le terme étant le plus souvent employé au singulier, de manière générique), apparaît quelquefois sous la plume de H [5], mais beaucoup plus systématiquement et de manière caractérisée chez L, N ou N’, avec les définitions des premiers chapitres et des formules à portée générale [6] qui ne sont donc pas antérieures à 1743. Ainsi il paraît probable qu’après août 1743 (puisque tous les ajouts de L sont sur papier « bordelais » [7]), les chapitres consacrés à la liberté du citoyen ont dû prendre leur autonomie. C’est ce que corrobore également la numérotation fluctuante de la page de titre du livre XII (11/9/10/11), qui saute à 13 au temps de L, quand elle ne porte plus que sur ce livre et doit donc laisser place au livre XI, et que s’intercale un autre livre qui modifie d’un rang de nombreuses numérotations.

Composition d’ensemble

voir fichier joint

http://montesquieu.ens-lyon.fr/IMG/doc/TAbleau_composition_livre_11.doc

Ce tableau montre que le livre (dont la page de titre, rappelons-le, est absente [8]) a compté jusqu’à quinze chapitres (du moins avant la scission d’avec le livre XII), mais on peut en tirer bien d’autres enseignements. Le premier chapitre (N’) entraîne une renumérotation subséquente des chapitres plus anciens mais aussi d’autres chapitres de la même main : il a donc été introduit tardivement, mais avant l’apparition du douzième qui, lui, n’a pas été renuméroté ; le livre s’ouvrait initialement avec l’actuel chapitre 2, « Diverses significations donnees au mot de liberté ». Le chapitre 1 permet en fait de renforcer la continuité (et la différenciation) des livres XI-XII, énoncée au début du chapitre 1 du livre XII (dès 1743-1744, main L), sans rien modifier à la présentation du livre XI : on a déjà constaté qu’à l’époque de N’ se manifeste pour les livres IX et X un même souci de renforcer rhétoriquement la structuration de livres successifs ; de plus, après 1743, Montesquieu souhaitait renforcer la différence entre les deux livres récemment séparés.

La forte continuité de la fin du chapitre 2 et du début du chapitre 3, et surtout la première numérotation du chapitre 5, indiquent que les chapitres 3-4, des mains N’ et N, plutôt que des interventions tardives, sont des reprises de chapitres antérieurs, datant au moins de 1743 (date de la main I). Ils étaient dès cette époque immédiatement suivis du chapitre 5, qui est fortement uni au chapitre 6 [9], un des plus anciens, puisqu’il porte un titre et un numéro de la main G et inclut de longs passages de E [10]. Ce chapitre a été plusieurs fois déplacé, mais à une époque (celle de H) qui n’a guère laissé de traces dans ce livre ; il a été 14e comme le 7e a été 15e ; ces deux chapitres apparaissent solidaires : de la même main G, ils sont fortement unis par la transition « Les monarchies que nous connoissons n’ont pas comme celle dont nous venons de parler […] » (f. 188r, début du chapitre 7). Or cette formule, corrigée par N’, était à l’origine « …comme celles dont… ». De même, à la fin du chapitre 9, on trouve un passage biffé : « Les anciens qui ne connoissoient pas la distribution des trois pouvoirs que nous avons vû dans quelques monarchies modernes » (f. 194v ; écrit et corrigé par N’). Montesquieu aurait donc étudié la distribution des pouvoirs et la liberté d’un autre pays que l’Angleterre, dans un développement qui existait en 1741 et qui a été conservé jusqu’en 1745 ? Cette autre « monarchi[e] modern[e] » ne serait-elle pas la France ? Mais cette analyse, qui aurait été un brûlot, aurait dû laisser des traces dans le corpus non publié de Montesquieu. S’agit-il de l’Italie, de la Suède, de la Pologne [11]. … ?

En fait l’expression « monarchies modernes » peut tout aussi bien désigner celles qui se sont imposées en Europe après la chute de l’empire romain [12], ce qui faisait l’objet du chapitre 8 – on y reviendra, car ce chapitre se révèle particulièrement intéressant si l’on en examine en détail la composition. Constatons pour le moment que le chapitre 7, « Des monarchies que nous connoissons », était jusqu’en 1741 [13] placé à la fin du livre, et constituait donc sa conclusion.

Le chapitre 8, qui a donc pu à une certaine période précéder les actuels chapitres 6 et 7, prend une autre orientation, puisqu’il éprouve la distinction des pouvoirs à travers des gouvernements anciens ; il porte un intitulé de N’ ; mais ce secrétaire n’a fait sans doute que reprendre au premier feuillet un matériau existant : dès le second feuillet du chapitre (f. 190), apparaît la main L, qui se raccroche à la rédaction de G (f. 193) et poursuit un développement qui finalement disparaît [14]. Il était sans doute suivi de l’actuel chapitre 11, dont les deux renumérotations (il était initialement 9e, puis 10e) proviennent de l’apparition en 1745 des chapitres 9 et 10, « Manière de penser d’Aristote » et « Continuation du même sujet », ce dernier constitué en fait de la fin du chapitre 9 [15] … Rappelons d’abord que le présent manuscrit ne peut révéler que l’époque à laquelle un texte a été recopié, et plus rarement celle où il a été écrit [16]. Que Montesquieu ait pu écrire ce chapitre à son retour d’Angleterre (printemps 1731), voire en Angleterre même, ce n’est pas impossible ; mais tout ce qu’on peut tirer du manuscrit et de la transcription par le secrétaire E, c’est qu’il a été écrit et recopié au plus tard au début de 1739 (date de fin d’activité du secrétaire), et qu’il a pu être recopié à partir de 1734, et écrit à une date indéterminée, à partir du voyage en Angleterre. La seule raison qu’on ait de le dater plus précisément, c’est le témoignage de Jean Baptiste de Secondat : lors de la publication des Romains, « le livre sur le gouvernement d’Angleterre, qui a été inséré dans L’Esprit des lois, était fait alors, et M. de Montesquieu avait eu la pensée de le faire imprimer avec les Romains. » [17]. Rien n’a jamais permis d’infirmer ou de confirmer cette thèse, Secondat se montrant par ailleurs aussi excellent informateur que négligent témoin. On se contentera de conclure que la date de 1733 ou 1734 est possible voire probable, mais non assurée.

Ce chapitre est introduit par le secrétaire G, lui-même fortement corrigé par H et par la main de Montesquieu, de manière à en rendre le titre plus simple, et peut-être à piquer davantage la curiosité, non sans passer par plusieurs étapes qui en modifient la portée conceptuelle [18]. L’intervention de G sert d’abord à raccorder ou plutôt intégrer à la structure de L’Esprit des lois ce qui du temps de E consistait en un développement autonome, doté d’une foliotation d’origine (f. 164-181) ; le premier feuillet, remplacé par l’intervention de G (f. 163), a disparu – mais comme on s’en aperçoit par le jeu des raccords et des biffures, G ajoute une définition de la liberté politique comme « opinion que chacun a de sa liberté » qui ne se trouvait pas dans la version E. Le suivant (f. 164 folioté 2) ouvre une série de dix-sept feuillets, qui ne comportent presque aucune rature et ne seront pas davantage modifiés en passant dans l’imprimé [19].

Ils sont foliotés en continu jusqu’au feuillet 181 (folioté 17), mais avec deux interruptions : les feuillets 170-171 (Depuis « gouverné par lui-même » jusqu’à « resolutions actives »), de la main H relayée par la main L, remplacent le feuillet 8, qui a disparu, et dont le texte, qui porte sur la représentation du peuple, double alors au moins de longueur [20] ; le feuillet 176, en revanche, ne remplace rien (il commence par la première ligne du feuillet suivant, qui de ce fait est biffée), mais vient s’intercaler pour amplifier le développement consacré à la necessité de renouveler le corps législatif [21].

Le développement initial était plus long, mais il ne peut être reconstitué : il ne subsiste dans la suite du chapitre, soit six feuillets, qu’un seul de la main E, sur le rôle des armées [22]. Cette partie n’en est pas moins relativement ancienne, puisqu’aucun passage n’est postérieur à 1743 [23], un seul feuillet étant de G (f. 185) ; les quatre autres sont recopiés par I (1743) ; c’est alors qu’est opérée la synthèse finale sur les relations du double corps législatif et de la puissance exécutrice qui se contiennent mutuellement (f. 182-183), et que le chapitre se conclut en plaçant l’Angleterre moderne dans la continuité des Germains de Tacite, et en inscrivant son avenir dans la perspective de « toutes les choses humaines » – ce qui rattache le chapitre, comme à son début, au dessein de L’Esprit des lois.

Chapitre 12

Le chapitre 12 a suscité moins de commentaires – on comprendra aisément pourquoi. Il se présente (outre les feuillets rejetés) comme un développement de plus de quatre-vingts pages qui parcourt six siècles d’histoire, de la Rome royale jusqu’à la fin de la République, et dont la version finale sera recopiée sans différences majeures pour l’envoi à l’imprimeur – sinon la subdivision en chapitres, qui renforce la structuration chronologique de cet ensemble [24], pour mieux en faire ressortir la structuration thématique aux beaux temps de la république [25] : simple artifice rhétorique, voire typographique, puisqu’il suffit alors d’ajouter un titre sans modifier le texte [26].

Quant au futur chapitre 19 de l’imprimé, lors de sa transcription initiale (main N’), il constituait déjà un chapitre indépendant, et portait à la fois le titre qui sera le sien dans l’imprimé, et une numérotation indiquant que sa place n’a guère changé : 14, puis 13. Son absorption par le chapitre 12 n’aura donc été que provisoire.

Comment se présente l’ensemble de ce chapitre-fleuve, encore encombré de ses déchets ? A une première rédaction continue, aux feuillets 202-210 (sous le titre général « De la distribution des trois pouvoirs dans le gouvernement de Rome »), succède une rédaction achevée en près de quarante feuillets (f. 211-249), qui porte le même titre. Cette seconde rédaction est beaucoup plus ample et reprend également de nombreux éléments regroupés aux feuillets 250-268, qui eux-mêmes s’organisent en étapes successives [27] que nous pouvons suivre en partant du début de la rédaction : une première version (f. 250-252) se trouve amplifiée et développée aux feuillets 253-260, selon deux axes destinés à montrer la répartition et surtout la limitation réciproque des pouvoirs du peuple et du sénat allié aux magistrats :

(1) f. 253-255, les limites de la puissance législative du peuple (qui fournira la matière des feuillets 216 et suivants, c’est-à-dire du futur chapitre 16 de l’imprimé) ;

(2) f. 256-260, la puissance exécutive exercée par les magistrats (f. 230-231, futur chapitre 17).

Un troisième axe, aux feuillets 261-268, est consacré à la puissance de juger ; il réapparaît, amplifié, aux feuillets 234-248 (futur chapitre 18), mais après avoir été recopié aux feuillets 206-209. La matière de ces trois chapitres est donc d’emblée fortement organisée.

Mais ces étapes peuvent elles-mêmes être décomposées, ou plutôt on peut remonter de la rédaction finale aux précédentes et suivre l’évolution des idées, car d’une rédaction à une autre, l’articulation en est différente – même si toute analyse se heurte aux difficultés posées par l’absence de continuité et l’interruption des développements.

Ainsi le droit qu’a le peuple de déclarer la guerre est à l’origine lié à l’état de guerre continuel qui caractérise Rome ; cela apparaît d’abord au feuillet 250, comme un « droit naturel » au peuple qui, sous la royauté, est exercé de manière modérée, comme cela est évoqué au feuillet 259 : l’idée est alors traitée pour elle-même. Reprise au feuillet 257, elle évolue, car elle est évoquée selon la grille qui distingue puissance législative et puissance exécutrice : ce droit du peuple relève plutôt de la première. Aux feuillets 231v-232r (version « définitive » correspondant à la fin du chapitre 17), une récapitulation sur le long terme réduit l’importance de ce droit et le subordonne à la question plus générale du balancement entre le peuple et le sénat.

Une question apparemment majeure, car elle permet de distinguer puissance législative et puissance exécutrice, finit même par disparaître : la distinction entre « créer les magistratures » et « nommer les magistrats ». Elle se lit d’abord au feuillet 259r (2e paragraphe), puis au feuillet 228v, sous forme d’une « maxime », mais elle est finalement biffée. De même, la création de magistratures aux pouvoirs exceptionnels, le dictateur et les tribuns du peuple, qui se limitent mutuellement. Au feuillet 255v, il s’agit d’une « branche de la puissance législative » ; au feuillet 259 (3e paragraphe), elle devient une exception à la maxime précédemment évoquée, car avec le dictateur (nommé par le sénat) le peuple perd de sa puissance exécutive. Enfin, au feuillet 227 (fin du chapitre 16), cette institution ne fait plus qu’illustrer l’heureuse capacité de Rome à borner la puissance législative d’un peuple qui ne connaît plus ses limites. Là encore, l’ampleur croissante du champ d’investigation amène à réduire l’importance du cas étudié.

Les pages consacrées au pouvoir judiciaire (futur chapitre 18) semblent originairement plus fermement organisées [28] ; elles n’en connaissent pas moins une évolution certaine. La première version évoque successivement les points suivants :

(1) pouvoir exorbitant des consuls au début de la République (f. 261) ;

(2) époque de la loi Valérienne et de tout ce qui restreint leur pouvoir (f. 262) ;

(3) la liste des juges (f. 262-263) ;

(4) les juges décident du fait, la question du droit relevant des centumviri (f. 263) ;

(5)
jugement des affaires criminelles, jusqu’à Coriolan (f. 264-265r) ;

(6) le questeur et la manière dont il est choisi, affaire de Lucius Scipion évoquée par Tite-Live (f. 265v-266) ;

(7) le juge de la question (loi d’Antoine, cas de Publius Scipion) (f. 267-268) ;

(8) le sénat des Cent à Carthage (f. 268v).

La dernière version n’est pas une simple reprise de ces points : le (1) et le (4) disparaissent ; les suivants ne se trouvent pas dans le même ordre, comme nous l’indiquons sommairement : f. 234-235, (3) ; f. 236-237, (2) ; f. 238-242, (5-7), mais le feuillet 266 est repris au feuillet 241v ; f. 243, (8).

Quant au développement final (f. 244-249), il n’a pas d’antécédent ici ; compte tenu de tout ce qu’on vient d’observer, on est tenté de penser qu’il n’y a jamais eu qu’une version de cette dénonciation virulente des traitants. Celle-ci contient quelques corrections formelles, signe supplémentaire qu’on n’a pas affaire à un recopiage ; une confusion sur ses sources (Polybe pour Diodore de Sicile) renforce encore l’idée qu’on saisit ici sur le vif une manifestation d’indignation contre les hommes d’argent, anciens et modernes, qui s’emparent du pouvoir. L’imprimé tempérera cet accès, en transposant à l’imparfait ce qui apparaît ici au présent : « gens naturellement avides et par consequent corrompus qui sement les malheurs dans les malheurs qui font naitre les besoins publics des besoins publics […] » La phrase devient en 1748 : « ils étoient avides, ils semoient les malheurs dans les malheurs, & faisoient naître les besoins publics des besoins publics » [29]. Nouvelle manifestation d’autocensure dont on trouve régulièrement des marques tout au long de L’Esprit des lois.

Chapitre 8

Après ces analyses, les autres modifications pourraient passer pour mineures. Elles n’en offrent pas moins des surprises. La seconde moitié du chapitre 8, consacrée aux Germains, date de 1743-1744, mais en fait elle reprend en partie une rédaction G (1739-1741) ; à l’origine, le développement était nettement plus long, comme en témoignent à la fois une note de régie de la main N’ (« Abreger » : f. 191v) et un talon subsistant entre les feuillets 192 et 193 [30] ; on y trouve l’écriture de Montesquieu, celle de L et celle de N [31] :

Mrois/ parce/ comen/ reun/ l’esto

[signe de raccord] Lde la/ race fa/ electifs / la cour/ jointe/ maires/ palais

NC’est/ ce qui for/ suiven/ ne la

S’il est impossible de reconstituer ce texte, on se doute néanmoins qu’il s’agit ici de la première apparition de la distinction entre roi et maire du palais, ou plutôt de l’union des deux pouvoirs qui donne naissance à la dynastie carolingienne, telle qu’elle sera développée au livre XXXI [32]
, conjonction dont l’évolution devait être suivie avec soin : en effet il s’agit sans aucun doute de l’étude d’une de ces « monarchies modernes » qu’évoquait la partie biffée du chapitre 9 . Elle n’avait sûrement pas l’ampleur de l’analyse de la constitution d’Angleterre, mais elle devait pouvoir soutenir la comparaison ; elle comprenait en tout cas à l’origine quelques passages tout à la gloire du « gouvernement gothique » qui, en donnant des privilèges aux villes, les tire de « l’esclavage », et qui surtout « parvint à sa perfection » en donnant au peuple « l’ame », c’est-à-dire la liberté (f. 192r et 193r ).

Ces paragraphes ont été supprimés pour « abrége[r] » le texte, tandis qu’un ou plusieurs feuillets étaient découpés : Montesquieu, soucieux comme à l’ordinaire de ne rien laisser perdre, met de côté ce qui lui sera utile trois ans plus tard, quand il rédigera en hâte les livres ultimes – dont une des idées maîtresses n’a pas attendu 1748 pour naître.

Variations textuelles

Parmi les quelques modifications introduites entre 1747 et l’imprimé (on remarquera qu’elles sont peu nombreuses et souvent mineures [33]), il faut signaler la disparition de toute mention du gouvernement « æsymnétique » [34], tel qu’il était évoqué par Aristote, Politique, III, 9, 5-6 : « tyrannie élective », mais non héréditaire, et parfois limitée dans le temps, comme celle de Pittacos à Mitylène. Montesquieu a confondu la royauté archaïque et cette forme « mixte » de royauté et de tyrannie qu’Aristote désigne comme existant encore de son temps ; l’erreur ne portant que sur le mot, il suffisait de le remplacer ou de le supprimer.

On relève aussi, et c’est beaucoup plus important, la disparition d’une phrase sans doute trop explicite sur l’analyse de la constitution d’Angleterre : « chacun pourra calculer a son aise le degré de liberté dont chaque nation jouit et le degré de bonheur qui y est attaché » (f. 162r). Certes, dans l’imprimé subsiste celle qui la précédait immédiatement : « la liberté y paroîtra comme dans un miroir » ; mais il est clair que la fonction démonstrative du chapitre 6, et partant ses applications polémiques par le jeu des comparaisons, sont ainsi désamorcées.

On signalera enfin l’intérêt des comparaisons entre les différentes versions que permet l’état du manuscrit ; nous nous contenterons de renvoyer à titre d’exemple aux trois stades que portent les feuillets 206, 268v et 243v : le texte s’allège, la preuve passe en note. De même, du feuillet 209v au feuillet 243v, puis à l’imprimé, la phrase se fait plus ample, puis plus vive, pour dépeindre le coup mortel porté au sénat :

(1) Tiberius Gracchus fit ordonner qu’au lieu de prendre les juges dans l’ordre des senateurs on les prendroit dans celui des chevaliers changement si considerable que Gracchus se venta d’avoir dans un seul jour fait disparoitre le senat de la republique (f. 209)

(2) Les juges furent pris dans l’ordre des senateurs jusqu’au tems des Gracches. Tiberius Gracchus fit ordonner qu’on les prendroit dans celui des chevaliers changement si considerable que le tribun se venta d’avoir coupe les nerfs de l’ordre senatorial, & par une seule rogation fait disparoitre le senat de la republique (f. 243)

(3) Les Juges furent pris dans l’ordre des Sénateurs jusqu’au tems des Gracches. Tiberius-Gracchus fit ordonner qu’on les prendroit dans celui des Chevaliers : changement si considérable que le Tribun se vanta d’avoir par une seule rogation coupé les nerfs de l’ordre des Sénateurs. (XI, 18, imprimé)

Nul doute qu’il reste beaucoup à expliquer et à exploiter dans ce livre, cette introduction n’ayant vocation qu’à ouvrir quelques perspectives dans ces cent dix-huit feuillets où se concentrent les plus redoutables difficultés du manuscrit de L’Esprit des lois. La voie est maintenant ouverte.

Les principes d’édition sont détaillés dans un article à part, disponible dans la même rubrique.

Les directives de transcription peuvent être ainsi résumées :
Identification des secrétaires :
En exposant au début de chaque intervention, et répété si nécessaire au début de chaque page : identification du secrétaire. Pour la chronologie, voir Montesquieu, De l’esprit des loix (manuscrits), C. Volpilhac-Auger éd., Œuvres complètes, t. III, 2008, p. xxxi-lxxix.

E (1734-1739)

G (1739-1741)

H (1741-1742)

I (1743)

F (1743)

K 1743

L (1743-1744)

L’ (1744)

N (1745)

N’ (1745)

O et O’ (1745-1747)

P (1748-1750)

Indatable, sauf en cas de correction sur une autre main : M (=Montesquieu)

Grisé : passage différent dans l’imprimé (1748)

Entre barres verticales |xxx| : ajout bref ou inclus dans un autre ajout. Après un ajout de ce type, le retour à la main principale n’est pas indiqué : par défaut, il s’agit de la main qui intervenait avant l’ajout.

Entre le signe ↑ et le signe + : ajout long ou incluant un autre ajout. Après un ajout de ce type, le retour à la main principale est indiqué.

Quand aucun identifiant de secrétaire n’est indiqué pour un ajout, cela signifie que l’ajout est de la main principale.

Entre barres obliques \xxx\ : développement d’une abréviation signalée par le scripteur.

Entre accolades et souligné en pointillés xxx : passage biffé dans son ensemble.

Les passages en surcharge sur un mot ne sont pas indiqués comme tels (la position des interventions n’est jamais indiquée, car elle n’est pas signifiante).

Transcription du livre XI
BNF, n.a.fr. 12833, f. 156-273
Livre XI, annexe
BNF, n.a.fr. 12836, f. 260-261

Voir en ligne : Manuscrit de L’Esprit des lois, Bibliothèque nationale de France (n.a.fr., 12835)

Notes

[1Il faut sans doute y ajouter deux feuillets que nous donnons en annexe à ce livre (t. V, f. 260-261) et qui nous paraissent mal placés là où ils se trouvent (au début du livre XXVII)

[2BNF491 et 492, pour les feuillets 190-192 et 198-200.

[3T. III, f. 1v ; la page une fois annulée devient le verso du feuillet, dont le nouveau recto (tête-bêche) porte la page de titre définitive.

[4Ce qui ne signifie nullement, comme on le verra dans l’introduction du livre XII, que l’idée fondamentale de la sûreté du citoyen comme garantie de sa liberté soit aussi tardive.

[5Les seuls exemples probants sont aux feuillets 9v, 18r et v, 21r (deux occurrences), 73-74 (où il est question plus spécifiquement de citoyens romains), et surtout 79r. Un autre le serait (« On detruit la liberté des citoiens […] ») s’il n’était justement biffé et remplacé par une formulation plus anodine : « on porte une inquisition […] » ; le mot citoyens répparaît avec N’.

[6Comme celle qui conclut le chapitre 4 : « NTout ce que je dis est puisé dans la nature et tres favorable a la liberté du citoyen » (f. 19v). Voir aussi f. 2r, 2v, 3r (deux occurrences), f. 5r (titre du chapitre 2), f. 5v (ajout de N’), f. 6v, f. 9r (passage de L biffé), 62v, 65v, 67r (titre du chapitre 20), etc. Notons qu’au feuillet 61v, N’ transforme « quelques-uns » (main H) en « quelques citoyens » ; voir aussi note précédente.

[7BNF491 et 492 (même si ce dernier type de papier présente des traits quelque peu différents).

[8Comme les livres X et XII ont été à l’époque de L respectivement 11e et 13e, on supposera que celui-ci a dû être 12e.

[9Fin du chapitre 5 : « Il y a aussi une nation dans le monde […] nous allons examiner les principes sur lesquels elle la fonde […] »

[10Nous développons ce point ci-après.

[11Justement citée dans un passage biffé du chapitre 11 (f. 199v) ; mais il s’agit d’une simple allusion

[12Ainsi « la destruction des peuples par la relligion les guerres civiles et etrangeres qui en sont nées sont une sorte de mal que nous devons a nos temps modernes » : Montesquieu cite à l’appui des exemples remontant à Dioclétien et Justinien, autrement dit à l’ère chrétienne (2506/8, f. 4 r).

[13Et sans doute jusqu’à 1743-1744, L nous semblant bien avoir écrit la numérotation 15.

[14Sur la composition du chapitre 8, voir ci-après.

[15Voir également notre note ad loc.]

On ne saurait dire pour autant que les chapitres 9 et 10 ont un faible rapport avec le suivant : ils proviennent tous directement de la lecture de la Politique d’Aristote, qui a incité Montesquieu à traiter des gouvernements de l’époque archaïque, sommairement en Grèce (11), longuement pour Rome (12), en un mouvement d’hypertrophie « romaine » que l’on retrouve au livre XXIII (chapitre 21) comme au livre XXVII. C’est donc une assez remarquable continuité qui caractérise ce livre, et les suppressions et modifications que nous avons signalées n’ont nullement pesé sur l’enchaînement de l’ensemble.

Composition des principaux chapitres

Chapitre 6

C’est évidemment ce chapitre qui a toujours attiré les regards, en raison de l’ancienneté de l’analyse de la constitution anglaise, telle qu’elle apparaît sous la plume du secrétaire E. Encore faudrait-il éviter les approximations comme les affirmations hasardées : ainsi le manuscrit révélerait qu’il était déjà écrit dès 1733 [[Derathé, t. I, p. 472, note 6.

[16On en donnera justement un exemple plus loin, à propos du chapitre 12

[17Mémoire historique pour servir à l’histoire de M. de Montesquieu (1755), dans C. Volpilhac-Auger, Montesquieu. Mémoire de la critique, Paris, Presses universitaires de la Sorbonne, p. 253

[18Voir notre note ad loc., et notre article « The art of the chapter-heading ».

[19Les variantes des éditions ne sont pas très nombreuses non plus : cette partie du chapitre est restée remarquablement stable jusque dans le détail.

[20Les lignes du feuillet 171 sont très tassées, pour permettre le raccord avec le feuillet suivant., sans qu’on puisse avoir de certitude sur la nature de l’addition Il est certain en tout cas que la référence à Sidney est tardive (main L, addition tassée en marge).

[21L’addition commence à « droit qu’elle a d’executer » et s’arrête à « Le corps legislatif ne doit point ».

[22Depuis « ne dependra plus d’elle » jusqu’à « puissance exécutrice, et cela par » (f. 184.)

[23De la main H il ne reste plus que des traces sur un feuillet supprimé subsistant sous forme de talon.

[24Chapitre 12 : époque des rois de Rome, succédant au chapitre 11 consacré à la royauté à l’âge héroïque en Grèce ; chapitre 13 : passage de la monarchie à la république ; chapitre 14 : affaiblissement progressif du pouvoir des patriciens à l’avantage des plébéiens ; chapitre 15 : tyrannie des décemvirs.

[25Chapitre 16 : puissance législative ; chapitre 17 : puissance exécutrice ; chapitre 18 : puissance de juger.

[26Une main moderne a ajouté au crayon le numéro de chaque chapitre de l’imprimé.

[27Ce qui n’exclut pas d’autres relations ponctuelles, impliquant des réutilisations : ainsi le feuillet 250 est la suite (abandonnée) du feuillet 228, reprise et développée au feuillet 259, qui devait donc se trouver à la suite du feuillet 228.

[28Première version, f. 261-268 ; version finale, f. 234-249. Nous n’évoquons pas ici en détail la version intermédiaire des feuillets 206-209 ; les renvois que nous plaçons en note doivent suffisamment aider le lecteur.

[29De même, au bas du feuillet 249 : « profession qui demande toujours et a qui on ne demande jamais », à comparer avec l’imprimé : « une profession qui demandoit toûjours & à qui on ne demandoit rien ». Montesquieu feindra de s’étonner que les « gens d’affaires se croient […] attaqués » par cette page : au chevalier d’Aydie, 24 février 1748.

[30Nous le foliotons donc 192bis.

[31Le découpage du feuillet (la fin des lignes est signifiée par une barre oblique) rend aléatoire l’interprétation et donc la transcription des mots incomplets.

[32Cf. XXXI, 4 : « Voilà les rois de la première race, et les maires du palais ; les premiers étaient héréditaires, et les seconds étaient électifs. ¶On ne peut douter que ces princes, qui, dans l’assemblée de la nation, se levaient, et se proposaient pour chefs de quelque entreprise à tous ceux qui voudraient les suivre, ne réunissent pour la plupart, dans leur personne, et l’autorité du roi et la puissance du maire. Leur noblesse leur avait donné la royauté ; et leur vertu, les faisant suivre par plusieurs volontaires qui les prenaient pour chefs, leur donnait la puissance du maire. » ; ou XXXI, 16 : « Les rois n’avaient point d’autorité, mais ils avaient un nom ; le titre de roi était héréditaire, et celui de maire était électif. […] Pour lors, l’autorité du maire fut jointe à l’autorité royale. Dans le mélange de ces deux autorités, il se fit une espèce de conciliation. Le maire avait été électif, et le roi héréditaire : la couronne, au commencement de la seconde race, fut élective, parce que le peuple choisit ; elle fut héréditaire, parce qu’il choisit toujours dans la même famille. »

[33Voir cependant ci-dessus

[34Montesquieu l’utilise aux chapitres 11 et 12 (le secrétaire écrit æzimnete et æzimnetique).