Genèse de L’Esprit des lois
Principes de l’édition critique du manuscrit de L’Esprit des lois
Editer un manuscrit de l’Âge classique : principes de cette édition
Le statut très spécifique du manuscrit de L’Esprit des lois exigeait un traitement particulier au sein des présentes Œuvres complètes de Montesquieu. Aussi les principes de transcription adoptés ici sont-ils différents de ceux qui régissent les autres volumes. Mais il importe surtout de définir ce manuscrit, exceptionnel dans l’histoire de la littérature et de la philosophie : manuscrit de travail montrant l’élaboration d’une œuvre qui ne relève ni de la fiction ni de la poésie, et surtout manuscrit antérieur aux XIXe et XXe siècles, qui ont offert à la génétique ses corpus fondateurs, il obéit à des principes de constitution propres à son époque et au(x) genre(s) dont il relève.
Il est également nécessaire de présenter et de justifier méthodologiquement une édition dont la visée est génétique, mais qui ne peut se prévaloir pleinement d’un tel statut, et d’abord une transcription qui n’a évidemment pas la prétention de rendre compte de toutes les particularités du texte, mais seulement de celles qui nous paraissent porteuses de sens – ce qui peut passer pour une atteinte à l’intégrité du texte, au nom de prétentions contradictoires avec l’absolue fidélité qui doit être la règle de l’éditeur. Il faut pour comprendre cela évoquer l’historique de cette édition avant même ses principes.
1. Choix éditoriaux
La décision de faire entrer le manuscrit de L’Esprit des lois parmi les Œuvres complètes de Montesquieu date de l’origine même du projet, à la fin des années 80, et en constitue une des principales nouveautés. Il revient à Georges Benrekassa d’avoir attiré l’attention sur l’extrême intérêt que représentait un tel travail, et d’avoir posé les jalons de ce qui apparaissait d’emblée comme très différent de tout ce que présentent la plupart des entreprises d’Œuvres complètes.
En effet celles-ci, soucieuses d’éviter les redites, ne publient un manuscrit que lorsque celui-ci est extrêmement différent de la version imprimée – sinon elles se contentent d’en reporter les leçons dans l’apparat critique. L’exemple en était donné avec la double édition de l’Emile (manuscrit Favre) ou du Contrat social (première version), au tome III des Œuvres complètes de Rousseau [1]. : l’écart est tel avec les versions imprimées qu’aucune édition critique s’appuyant sur les deux versions à la fois n’est envisageable.
Mais cet exemple ne vaut nullement pour L’Esprit des lois, qui présente deux aspects très différents : à la fois manuscrit de travail, reflétant l’évolution d’une pensée et d’une écriture, au cours de neuf années d’élaboration et manuscrit presque définitif, dont l’écart avec la première version imprimée est faible – on s’en convaincra au seul relevé des différences, que nous avons marquées visuellement dans la transcription [2].
Le premier aspect a longtemps prévalu, et a incité à consacrer deux volumes sur vingt-deux à cet opus particulier, s’ajoutant aux deux qui devaient être consacrés à L’Esprit des lois imprimé. Le caractère exceptionnel pour le premier XVIIIe siècle d’un tel document n’échappait à personne ; et le développement des outils d’investigation à partir des travaux de Robert Shackleton permettait une analyse extrêmement fructueuse.
C’est plus tardivement (vers 2004), au fur et à mesure que le manuscrit et son histoire étaient mieux connus, que s’est imposée l’idée de le mettre en relation avec l’imprimé, plus exactement de faire apparaître la dernière version du manuscrit et de la comparer avec l’imprimé de 1748, et notamment de l’intégrer à l’apparat critique de l’édition de l’imprimé. En effet, si nous ne disposons pas du manuscrit envoyé à Genève, il était patent que celui-ci avait été copié sur le manuscrit subsistant. La « dernière version » était beaucoup plus aisément déchiffrable qu’on ne l’avait pensé d’abord, et surtout il n’existait aucun passage tout au long de ses quinze cents feuillets qui trahît l’inachèvement ou relevât d’une prolifération incontrôlée, auxquels l’éditeur se confronterait vainement.
Ces deux aspects, qui permettent d’inscrire le manuscrit de L’Esprit des lois dans l’histoire du texte et de l’étudier pour lui-même, sont aujourd’hui respectés [3].
Le choix de procéder à une transcription linéarisée de ce manuscrit est ancien (il remonte au début des années 90), et relève d’une décision prise pour l’ensemble de l’édition des Œuvres complètes de Montesquieu ; nous l’assumons pleinement.
On sait qu’un tel mode de transcription, en imposant une interprétation du texte, est sujet à caution – la transcription diplomatique ne vaudrait-elle pas mieux ? Celle-ci est devenue cependant moins indispensable depuis la numérisation intégrale du manuscrit de L’Esprit des lois [4]. L’extrême lisibilité de la plus grande partie du manuscrit (seules les ratures en rendent parfois la compréhension difficile) autorise tout lecteur consultant la version numérisée à la confronter facilement avec notre transcription. D’autre part, la spécificité des manuscrits de Montesquieu, dont les strates sont repérables et datables grâce à la chronologie relative et absolue des secrétaires qui en sont responsables [5], permet de présenter aisément au lecteur la succession des interventions par la seule identification des « mains » et de fournir une interprétation relativement sûre, qui constitue non seulement une aide à la lecture, mais encore un aspect essentiel de notre étude. Il n’est pas impossible à une transcription diplomatique de faire apparaître les trois ou quatre mains, et donc les trois ou quatre campagnes de relecture qui peuvent intervenir sur la même page ; mais une transcription linéarisée est beaucoup plus adaptée à un tel manuscrit et à de tels instruments d’analyse.
Enfin, il est évident que la matérialité même de l’écriture, dans un manuscrit où la part autographe n’est guère supérieure à 2%, ne peut jouer le même rôle que là où prime le geste de l’auteur, quand sa main se confronte à la page blanche [6] ; la notion d’espace (de la ligne, de la page, mais aussi l’espace même dévolu au mot) ne joue plus guère quand celui qui en est responsable n’est pas l’auteur [7]. Les quelque quinze secrétaires (si l’on compte aussi deux « mains » qui sont intervenues dans les chapitres rejetés) ont chacun leurs habitudes, voire leurs tics, dont le détail importe peu à l’œuvre même [8].
De plus, au XVIIIe siècle, l’habitude de la dictée, ainsi que la pratique ordinaire de la composition mentale, incitent à percevoir autrement le rapport à la page, voire à la rédaction elle-même, à l’acte d’écrire, qui est au centre de l’étude génétique des manuscrits modernes [9] : l’opération d’écriture apparaît dans un certain nombre de cas comme un résultat plutôt que comme un processus, et si les corrections successives (et parfois la dictée, qui trahit le travail « sur le vif ») révèlent l’évolution du raisonnement, sa constitution même est généralement antérieure ; un énorme travail de mémoire permet à un auteur de méditer des pages entières avant de les jeter sur le papier. Ainsi il ne s’agit ni d’une « écriture à programme » ni d’une « écriture à processus », pour reprendre une distinction canonique [10], malgré quelques traces, exceptionnelles, sinon de programme, du moins d’intentions [11].
Il faut surtout garder en mémoire que la visée rhétorique et argumentative d’un texte comme L’Esprit des lois est première – sans même parler de ce qu’implique son statut de texte « philosophique ». Sans envisager l’idée, évidemment simpliste, qu’il soit tout entier tendu vers l’objet de sa démonstration, on remarquera néanmoins que l’aléa ou le jeu lui sont étrangers. L’efficacité de l’argumentation fait partie de ses objectifs fondamentaux : les moyens pour y parvenir (et ils sont nombreux : de la rigueur scientifique au nerf de la satire, en passant par la démonstration juridique) ont beau être divers et s’imposer différemment à l’auteur au fur et à mesure de la composition, en fonction des sujets traités et de l’évolution de l’ouvrage, elle n’en apparaît pas moins clairement comme l’ambition ultime ou comme le fondement de l’œuvre. Si le texte philosophique se définit par sa liberté tout autant que le texte dit littéraire, il suit d’abord le chemin de la difficulté vaincue, de la clarté laborieusement conquise, en un mouvement sinon continu, du moins constant et méthodique. Aussi trouvera-t-on souvent mention de « corrections » – notion peu admise en critique génétique, mais qui nous paraît pleinement justifiée tant les règles en vigueur dans ce manuscrit (souci d’éviter les répétitions ou l’ambiguïté, d’alléger l’expression alourdie par des additions successives, de garder ferme l’idée principale en dépit de toutes les inflexions qui s’y ajoutent) sont claires et constantes.
Tout aussi ferme, mais autrement difficile à apprécier, le chemin qui prend délibérément l’allure d’un désordre « baroque », alors même qu’il relève à la fois de l’esthétique et de la démarche proprement philosophique [12]. La transcription doit en rendre compte, mais seul le commentaire le fera véritablement apparaître. C’est là que l’édition, en restituant la dimension diachronique de l’écriture, prend tout son sens, dans des introductions où nous proposons l’interprétation de phénomènes de grande ampleur, portant sur des chapitres ou des livres entiers. Les bifurcations possibles, les choix susceptibles de remettre profondément en cause l’orientation du texte en devenir [13], ne s’observent guère qu’à cette échelle, même s’ils induisent évidemment des modifications au niveau du détail. La profondeur de l’œuvre est aussi celle de tous les possibles successivement rejetés.
2. Un dossier génétique ?
La première caractéristique de l’écriture de Montesquieu est d’abord la constitution de dossiers que l’on pourra appeler génétiques tout aussi bien que documentaires, puisqu’ils sont constitués d’extraits au cours desquels Montesquieu formule un commentaire, qui constitue une prérédaction de certaines formules de L’Esprit des lois [14] et qui en même temps alimente la réflexion, sans l’orienter définitivement ni même avoir pour perspective L’Esprit des lois.
Si cet ouvrage en est bien l’horizon, si Montesquieu du moins a amassé une telle somme d’extraits pour écrire un jour un ouvrage où il condenserait l’ensemble de sa pensée, leur destination ne s’y résume pas ; ils ont été constitués en grande partie, pour ce que nous en connaissons, à une époque (1734-1739) où il n’a pas encore commencé à écrire L’Esprit des lois [15]. Ils en sont le terreau avant d’en devenir la matière – d’où notre hésitation à les traiter seulement comme « dossier génétique » d’une œuvre particulière. Ces notes de lecture sont en cours de publication : le premier tome des Extraits et notes de lecture, avec les Geographica (2007), a précédé la présente édition mais a bénéficié de sa préparation, et l’annotation en souligne constamment la fonction, en définissant constamment sa relation à l’œuvre-maîtresse ; le second tome, qui comporte aussi beaucoup d’extraits postérieurs à L’Esprit des lois (mais parfois utilisés dans les corrections et donc dans l’édition posthume de 1757), paraîtra prochainement sous la direction de Rolando Minuti.
D’autre part, le principe fondamental de la rédaction est, on l’a dit, la réorganisation ou recomposition, au point que la quatrième partie de notre introduction (« Genèse de L’Esprit des lois ») parle d’« œuvre mobile ». « Ecriture à recomposition », écriture se constituant dans l’expérimentation de combinaisons diverses, ces expressions rendraient assez bien compte de ce fonctionnement – sans qu’on aille jusqu’à la notion d’« écriture combinatoire », trop liée à des expériences beaucoup plus modernes et radicalement différentes. C’est sans doute là l’aspect le plus original de la rédaction de Montesquieu ; c’est aussi ce qui constitue l’aspect le plus difficile, et le plus intéressant, de l’étude du manuscrit de travail conservé à la Bibliothèque nationale de France.
Au-delà de ce manuscrit, la recherche est rendue possible par l’examen d’une partie importante du dossier génétique proprement dit (et là, aucune restriction terminologique n’est à observer), dossier conservé à Bordeaux sous la cote « 2506 » et souvent intitulé improprement « Rejets de L’Esprit des lois » [16]. Il regroupe des chapitres exclus de l’ouvrage, quel qu’en soit l’avancement de la rédaction, et d’autres matériaux, sauvegardés et classés en fonction de la nouvelle destination que Montesquieu voulait leur donner, généralement des dissertations académiques. Nous l’avons fait figurer comme il se devait dans cette édition, puisque ces feuillets abandonnés ont, à un moment donné et dans plusieurs cas jusqu’en 1745-1747, fait partie de l’ouvrage, ou devaient en faire partie moyennant correction ou reprise.
Autre aspect, et non des moindres : ce dossier présente des fiches de travail qui permettent de reconstituer la méthode même de Montesquieu ; quelques-unes sont antérieures à certains chapitres rédigés, d’autres simplement jointes à ceux-ci, ou à des développements encore presque informes, pour une rédaction future : c’est à partir de ces notations parfois sommaires que le chapitre aurait pris consistance. Cela rend encore plus remarquable le cas de L’Esprit des lois, à la fois pour son époque et parmi les manuscrits philosophiques et littéraires, car il offre au chercheur autant de matériel que certains auteurs d’époque moderne auxquels la critique génétique s’est intéressée bien plus tôt.
Le « dossier génétique », puisque celui-ci existe bien, ne serait pas complet si l’on n’y incluait un gros ensemble documentaire, le Spicilège, publié en 2002 par Rolando Minuti et Salvatore Rotta, et surtout les Pensées, qui recueillent des « réflexions » éparses et des développements plus ou moins fragmentaires. Beaucoup d’entre eux réapparaissent dans L’Esprit des lois, d’autres y sont recueillis après que Montesquieu a renoncé à les faire entrer dans l’ouvrage. Là encore, la finalité n’est pas proprement celle de L’Esprit des lois : il s’agit de recueils constitués pour servir à toutes les œuvres que Montesquieu avait en tête – et l’on sait qu’il en commença et en abandonna beaucoup [17]. C’est donc à un ensemble considérable que l’on a affaire, dont la complexité n’est pas due à sa présentation matérielle, mais au statut des divers sous-dossiers qui le composent.
Ainsi, sans s’inscrire parmi les grandes éditions que l’ITEM a produites, celle-ci respecte néanmoins certains des principes fondamentaux de la génétique, et s’inspire de méthodes qu’elle a développées – s’appuyant même fortement sur l’étude des papiers développée par Claire Bustarret. C’est dans cette perspective que s’est placé notre travail d’observation et d’interprétation, propre à l’étude d’une œuvre de l’Âge classique, période pour laquelle il existe fort peu de travaux [18] et qui comporte tant de traits spécifiques. Si nous n’avons pu réaliser une étude génétique complète de L’Esprit des lois, au moins présentons-nous ici ce texte en mouvement, pour fournir au lecteur un certain nombre de moyens qui lui permettront d’aller plus loin.
Chacun des vingt-six livres du manuscrit de L’Esprit des lois (vingt-sept si l’on compte les derniers feuillets, épars), intégralement transcrit, est donc précédé d’une introduction qui rend compte de sa place dans l’économie de l’ouvrage en devenir, et des mouvements d’ensemble qui ont affecté sa composition, dans les deux sens du terme, c’est-à-dire dans son élaboration comme dans sa disposition [19], et ce depuis la partie la plus ancienne du manuscrit jusqu’à son évolution ultérieure dans l’imprimé (notamment pour rendre compte des phénomènes d’autocensure, qui s’amplifient à l’approche de la publication). Tous ces aspects sont développés à partir de phénomènes identifiés et désignés tout au long de la transcription, parfois en note quand celle-ci ne suffit pas.
3. Conventions de transcription : principes généraux
Tout édition se définit nécessairement comme résultant au mieux d’une conciliation, au pire d’un louvoiement entre lisibilité (c’est-à-dire respect du lecteur) et fidélité – cette dernière notion pouvant elle-même se comprendre soit comme respect de la matérialité du manuscrit, soit comme fidélité à l’intention de l’auteur, parfois trahie par celle-là, surtout dans le cas présent puisque Montesquieu s’en remet la plupart du temps à des secrétaires, et que comme la plupart de ses contemporains il est indifférent aux usages orthographiques et typographiques et en remet le soin à d’autres [20]. Ainsi l’éditeur, passant d’un point de vue à un autre, est constamment amené à résoudre des contradictions. La nôtre n’échappe pas à cette règle.
Ainsi notre transcription se veut évidemment « fidèle » – mais au sens plus qu’à la matérialité de l’écriture, comme on l’a exposé plus haut, et dans les limites qu’implique notre principe, fondamental, d’offrir au lecteur un texte relativement accessible : toute personne s’intéressant à L’Esprit des lois, quelle que soit sa formation (juridique, philosophique, politique, littéraire), doit pouvoir l’utiliser. N’étant pas diplomatique, et visant à l’élucidation plus qu’à une restitution d’une absolue fidélité, elle nécessite d’assez nombreuses interventions (mais pas plus que dans les précédents volumes des présentes Œuvres complètes), d’autant que nous avons été constamment consciente de la transformation radicale qu’implique le passage du manuscrit à l’imprimé.
Il nous a semblé inutile, alors même que nous accordions la plus grande attention à la distinction des « mains » dans l’interprétation du développement du texte, de sacraliser en l’imprimant ce qui procède des pratiques individuelles des secrétaires, tout en sachant que certaines de ces pratiques sont loin d’être insignifiantes, puisqu’elles témoignent d’une culture et permettent de discerner des traits individuels – mais c’est le texte de Montesquieu que nous éditons, et non la copie en tant que telle. De surcroît, notre but n’était pas de feindre de reproduire le manuscrit – pareille prétention aurait de toute manière été rendue illusoire par la numérisation.
Cela ne veut pas dire que nous avons résolu tous les problèmes, loin de là : obligée de reconduire ce jeu d’oppositions, nous nous sommes trouvée par là même parfois réduite à des apories. C’est pourquoi il nous a semblé que pour les dépasser et pour donner tout son sens à l’édition de ce manuscrit [21], il était possible de trouver un autre point de vue que ceux de l’auteur et du lecteur d’aujourd’hui. Ne pourrait-on se donner aussi comme objectif de replacer le lecteur dans la situation qui pouvait être celle d’un lecteur contemporain de Montesquieu, comme le fut par exemple le secrétaire chargé de copier ce manuscrit pour en établir la version définitive destinée à être envoyée à l’imprimeur ? En conservant toutes les irrégularités et les ambiguïtés, voire les aberrations et les erreurs qui pouvaient en gêner la lecture en 1747, mais en supprimant silencieusement (suivant des règles que nous énonçons ci-après) celles qui relevaient des habitudes du temps mais entravent aujourd’hui la compréhension, et en fournissant les moyens de surmonter celles qui offrent une réelle difficulté, de lecture ou d’interprétation, par des additions expressément signalées ou des notes.
Ainsi l’orthographe est intégralement respectée, même quand elle est purement phonétique ; tout écart important par rapport à la forme normalisée est signalé en note (« Lire xxxxxx. ») ; les ajouts nécessaires à la compréhension, réduits au plus strict minimum, figurent entre crochets droits [xxxxxx] [22]. Mais l’expérience des volumes précédents nous a persuadée que deux des points qui gênent le plus le lecteur moderne (mais nullement les contemporains de Montesquieu) sont la liaison entre mots distincts et surtout l’absence d’apostrophe, notamment entre l’article et le nom ; or ce dernier cas est extrêmement fréquent. On ne saurait envisager de rétablir chaque fois l’apostrophe entre crochets ; nous l’avons donc silencieusement et systématiquement rétablie, et avons séparé les mots liés.
Les majuscules (ou plutôt « grandes lettres ») ont été supprimées ; seules restent en capitales les lettres initiales qui suivent un point et celles des noms propres, quelle que soit la forme que leur donne le scripteur, ainsi que celles des adjectifs substantivés de nationalité, afin de pallier la disparité des usages, y compris dans la même phrase [23] : rien de cela n’est générateur d’ambiguïté, et il faut éviter de figer (comme le fait immanquablement tout imprimé) ce qui relève des habitudes propres à chaque secrétaire, voire de l’arbitraire le plus total [24] ; mais il importait encore davantage de ne pas prendre pour des majuscules des lettres qu’un secrétaire trace toujours de la même façon en position initiale, en les grossissant plus que d’autres, sans qu’il ait la moindre intention de leur donner statut de majuscule. Ce qui à première vue laisse penser que tous les mots commençant par un c ou un e sont dotés d’une majuscule… Il s’agit donc d’une uniformisation plus que d’une normalisation [25]
.
La ponctuation, elle, est intégralement respectée, dans la mesure où elle est lisible (les virgules ne le sont pas toujours, tandis que des altérations du papier peuvent être prises pour des virgules). On ne fait pas apparaître (sauf exception, figurant entre crochets droits), de ponctuations supplémentaires, même quand le sens le réclame : soit celui-ci est évident, et le lecteur n’a pas besoin d’ajout (on pense notamment aux virgules dans une énumération, ou au point d’interrogation quand la phrase l’appelle) ; soit il ne l’est pas, et le lecteur se retrouve dans la situation du secrétaire [26]
– et de fait toutes les ambiguïtés n’ont pas forcément été levées. En ajoutant tous les signes qui auraient pu sembler nécessaires, notamment des points, des deux-points ou des points-virgules, non seulement nous aurions imposé une interprétation [27]
, mais nous nous serions surtout conformée aux habitudes typographiques de l’époque ou aux nôtres plus qu’à l’intention de Montesquieu, manifestement indifférent, comme la plupart de ses secrétaires, aux usages conventionnels de la ponctuation.
Les points après les chiffres, usuels au XVIIIe siècle, ont été conservés, pour la raison qu’ils pouvaient créer une certaine confusion en risquant d’être confondus avec des ponctuations ; il nous a semblé nécessaire de conserver là encore l’ambiguïté. En revanche, on a supprimé les points qui se trouvent sous les exposants (ou un peu à droite, ou un peu à gauche) : ils n’ont pas de sens en eux-mêmes, car ils servent seulement à « confirmer » la mise en exposant d’une lettre, ce qui risquerait d’échapper au lecteur du manuscrit, mais certainement pas au lecteur d’un imprimé.
Contrairement à ce qui s’observe dans les premiers volumes publiés dans les présentes Œuvres complètes, nous n’avons pas rétabli le trait d’union quand il manquait : ce raffinement typographique peu en usage dans les manuscrits (et parfois complètement absent chez certains secrétaires) est à peu près inutile à la compréhension.
Enfin, nous n’avons transcrit dans la continuité du texte que des éléments purement textuels, relevant de la rédaction de Montesquieu, excluant les signes métatextuels (restitués en marge ou en note) et les signes « parasites » (voir 2.6-9) ; les notes de régie apparaissent en marge (voir 2.8). Les notes de Montesquieu [28]
sont appelées par un exposant alphabétique ; les notes d’éditeur sont appelées par un exposant numérique.
D’autres conventions relèvent des principes généraux de l’édition : comme nous ne représentons pas spatialement la page et ne figurons donc pas la succession des lignes (voir ci-après), il n’aurait été d’aucun sens de garder les guillemets au long ; ils sont remplacés par des guillemets ouvrants et fermants, mais nous signalons en note la présence des guillemets au long.
Comme pour tout volume des Œuvres complètes, nous indiquons entre crochets le passage d’une page à une autre [29] : [f. 127r]… ; nous n’indiquons pas les feuillets vierges : ce sont ceux qui n’apparaissent pas. Nous avons numéroté de notre propre chef les talons subsistant dans le manuscrit, qui n’ont pas été foliotés par la Bibliothèque nationale de France (nous leur donnons le numéro du feuillet précédent + la mention bis), afin de pouvoir les prendre en compte dans notre présentation du texte : ils témoignent d’un état antérieur du manuscrit, certains portent même des traces de rédaction identifiables. Ce sont donc des vestiges importants.
L’ensemble des opérations dont on vient de donner les justifications et les principes entraînent un certain nombre d’applications, qui vont être examinées en détail.
4. Directives de transcription
1. Transcription des opérations simples d’écriture
Notre transcription est linéaire et chronologique : elle ne cherche pas à rendre la place des lettres ou mots dans l’espace de la page, mais à représenter la succession des opérations d’écriture. Cela induit un certain nombre de conséquences.
1. 1. Ce qui est barré dans l’imprimé l’est dans le texte manuscrit [30] : xxxxxx. Quand un passage a été barré en plusieurs fois, on le fait apparaître en interrompant la ligne barrée : xxxxxx xxx. Pour les numérotations successives des chapitres, voir ci-après, 2. 3.
1. 2. Quand tout un passage du manuscrit est biffé ou barré [31], il apparaît entre accolades xxxxxx, avec en marge un trait vertical. Cela permet de faire apparaître ce qui a été raturé avant la décision de faire disparaître tout le passage, et de garder une présentation plus claire.
1. 3. Quand le texte manuscrit est souligné, il est transcrit en italiques, si ce soulignement était justement destiné à signifier l’italique (par exemple dans des citations) : xxxxxx.
1. 4. Quand un ou plusieurs mots du texte manuscrit sont soulignés afin d’attirer l’attention sur la nécessité d’une correction, il est transcrit souligné ; quand ce soulignement est barré (la correction ayant été opérée), cela est expliqué en note (voir ci-dessous 2. 7).
1. 5. Quand une nouvelle rédaction utilise un ou plusieurs mots de la précédente, on s’efforce de rendre compte de la reprise de ces mots et on ne transcrit comme addition que ce qui est effectivement ajouté. Dans les rares cas où cette solution posait trop de problèmes techniques et risquait de rendre la lecture trop difficile, nous avons signalé la difficulté en note.
1. 6. Les feuillets sont transcrits, non pas systématiquement à leur place actuelle, mais selon leur ordre de rédaction, quand cela est possible [32]. Cela s’applique entre autres aux pages de titre et à certains débuts de chapitre, dont plusieurs, par un souci évident de lisibilité, ont été placés (par Montesquieu ? par des lecteurs postérieurs ? par la Bibliothèque nationale ?) soit juste après la page de titre définitive, soit à la fin du livre ou du chapitre. Il en est de même de feuillets totalement recopiés par d’autres (et donc « périmés »), qui avaient été placés après ceux-ci pour ne pas rompre la continuité de la rédaction finale. Nous avons chaque fois justifié ce déplacement.
1. 7. Les lettres et mots biffés non déchiffrés sont indiqués comme tels entre crochets et en italiques à leur place dans le texte, y compris pour des ratures minimes qui peuvent être interprétées comme des erreurs, voire de simples traits de plume. Quand un mot est raturé et réécrit en raison du manque d’espace ou de la maladresse de l’écriture, nous l’avons transcrit tel quel. En revanche, nous n’avons pas signalé les cas où plusieurs lettres d’un mot sont décalées vers le haut ou le bas, faute de place à la fin d’une ligne.
1. 8. Les appels de notes sont systématiquement transcrits après le mot sur lequel ils portent, même si sur le manuscrit certains scripteurs ont l’habitude de le placer avant.
2. Cas particuliers, notamment des « enrichissements » de l’éditeur
2. 1. Les « mains » des différents intervenants, secrétaires ou copistes, et la main de Montesquieu lui-même, sont identifiées par une lettre de l’alphabet selon un répertoire constitué dans la troisième partie de notre introduction, « De la main à la plume : les secrétaires de Montesquieu », à la suite des travaux de Robert Shackleton et avec les modifications qui s’imposaient. La main « de base » ou main principale, qui transcrit le texte, est rappelée en exposant au début de chaque page. Dans les notes, l’identifiant du scripteur apparaît systématiquement.
2. 2. L’ajout d’un élément au-dessus, au-dessous ou à côté de la ligne, est signalé, mais sans que sa position soit indiquée : la modification (ou l’ajout) est insérée sur la page par le secrétaire en fonction de la place disponible, non en raison d’une quelconque intention du scripteur ou de l’auteur.
2. 3. Quand les mots ou lettres ajoutés dans le manuscrit sont peu nombreux, ils apparaissent encadrés par deux barres |xxxxxx|, sans qu’il soit besoin de préciser qu’on revient ensuite au secrétaire antérieur (secrétaire « de base » de la page : voir ci-dessus 2.1). Les barres montrent que l’ajout est limité. Dans le cas de « variantes liées » [33] (par exemple passage d’un sujet masculin à un sujet féminin, ou d’un sujet singulier à un sujet pluriel, ce qui entraîne en cascade des modifications d’accord), on ne précise pas que toutes les modifications subséquentes ou parallèles sont dues au même secrétaire (on ne signalera que le cas, rare, où un autre secrétaire modifie des accords imparfaits ou introduit des corrections parallèles).
La flèche vers le haut ↑, obligatoirement suivie du signe + qui marque la fin de l’intervention, n’est utilisée que pour les additions ou corrections d’une certaine longueur (quelle qu’en soit la position, au-dessus, au-dessous ou à côté de la ligne) ; après le signe +, apparaît l’identifiant du secrétaire « de base » (sauf si l’addition ou la correction est du même secrétaire). Dans certains cas où les additions sont nombreuses et surtout enclavées les unes dans les autres, l’usage alterné de flèches et de barres verticales permet de mieux les repérer.
Les renumérotations des chapitres (ou des livres) sont constituées par définition de chiffres supprimés et remplacés par d’autres : nous n’avons pas jugé utile de les faire apparaître avec les signes diacritiques évoqués ci-dessus. Tout chiffre à droite d’un autre chiffre barré est réputé le corriger, quelle que soit sa position effective sur sa page (le degré de certitude, et surtout d’incertitude concernant l’ordre de certains chiffres, est souvent indiqué en note).
2. 4. Les mots en surcharge ne sont pas signalés comme tels : la première version est barrée, la seconde placée à la suite encadrée par des barres verticales, comme pour n’importe quelle correction (voir 2.3) : comme la position au-dessus ou à côté de la ligne, la surcharge n’a aucun sens par elle-même ; elle signifie seulement que le secrétaire a placé la correction là où il le pouvait. Les surcharges ne sont signalées (en note) que si elles nous ont empêchée de déchiffrer la version précédente
2. 5. Une abréviation notée par un tilde ou une barre horizontale au-dessus du mot est transcrite, c’est-à-dire développée, entre barres obliques \xxxxxx\ ; exemple : « co\mm\e » pour « coe » (surmonté d’une barre) ; la quasi-totalité des autres abréviations (rares par ailleurs) étant évidente (pr au lieu de pour, -tn pour la finale en -tion, -mt pour la finale en -ment), il n’est pas besoin de restituer la forme pleine ; dans le cas d’abréviations en latin, notamment, nous les avons développées entre crochets droits.
2. 6. Les signes de raccord (qui figurent la plupart du temps dans les manuscrits de Montesquieu sous forme de chiffre entre parenthèses, une première fois là où le texte s’arrête, une deuxième là où il reprend) sont expliqués en note (avec renvoi au passage relié par le raccord), et non pas tels qu’ils figurent dans le texte.
2. 7. Les signes métatextuels sont signalés en note et expliqués : le principal est une croix cerclée placée en marge, en face du mot à corriger (lui-même souvent souligné) ; il est explicité comme « appel à correction biffé » (avec en note justification de l’appel à correction ou de la correction elle-même) [34].
Les signes indiquant la continuité d’une ligne (un trait continu, parfois double) ne sont pas transcrits tels quels, mais leur sens est respecté. Il en est de même pour l’indication « alinéa » ou « à la ligne » (qui n’a pu être placée en marge, car elle n’est pas toujours claire), mais elle est signalée et parfois développée en note. Certains chapitres (ou parties de chapitre) comportent une pagination d’origine, due au fait qu’ils ont été constitués de manière autonome ; les chiffres de cette pagination ne sont pas reproduits à leur place (ils n’ont plus de signification à cette étape de la rédaction), mais ils sont signalés (et exploités) en note, voire aussi en introduction.
2. 8. Les notes de régie (= commentaire métatextuel destiné à l’auteur ou au secrétaire, et non à l’impression) apparaissent en marge, quelle que soit leur présentation (en marge, en tête de chapitre – ce qui est signalé en note –, encadrées ou non). Quand elles sont intégrées à une note, cette disposition, qui risquait de poser des problèmes quasi insurmontables de mise en page, est supprimée ; elles apparaissent alors en gras : xxxxxx.
2. 9. Les mentions « parasites » (traces de réemploi, griffonnages sans relation avec le texte, etc.), antérieures ou postérieures au texte, ne sont en aucun cas présentes dans la transcription : elles sont signalées dans une rubrique spéciale (« Signes antérieurs ou postérieurs à la rédaction, et signes parasites »), à la fin de l’introduction de chaque livre, et éventuellement interprétées [35]. L’un d’entre eux mériterait un traitement particulier : un I ou un 1 biffé qu’on trouve en tête de la plupart des chapitres transcrits par le secrétaire I. Nous l’avons signalé dans un cas particulier (réemploi d’un morceau de préface abandonné au livre IX), mais sans pouvoir l’exploiter pour le moment.
2. 10. Quand une phrase biffée figure sur deux pages différentes, elle est transcrite en continu dans sa totalité, avec indication du changement de page à sa place ; quand sa correction commence sur la première page, celle-ci figure à la suite de la version barrée, mais avec rappel du numéro du feuillet initial, en italiques pour que le lecteur voie qu’on a interrompu la succession normale des feuillets, et avec indication du changement de page au cours de la nouvelle rédaction, également en italiques : [f. 127v]…… [f. 128r]
2. 11. Quand un appel de note ne renvoie à aucune note, deux cas ont été distingués : si dans l’imprimé la note existe, à l’emplacement de la note on indique : « [pas de texte de note] » ; si ce n’est pas le cas, on signale en note : « Appel de note sans note. » En effet on suppose alors que c’est le projet même d’introduire une note qui a été abandonné, peut-être immédiatement.
2. 12. Dans les quelques cas où un passage est si fortement corrigé que la transcription en devient difficilement compréhensible, on a fait apparaître au-dessous de la transcription la « première version » et la « dernière version » (i.e., première et dernière sur le manuscrit).
2. 13. Apparaissent en « grisé » les passages qui diffèrent de l’imprimé (Genève, Barrillot & Fils, 1748, 2 tomes). Cela ne signifie pas que l’imprimeur a commis une erreur ou s’est délibérément écarté du texte de Montesquieu, puisque ce manuscrit n’est pas celui qui a été envoyé à Genève, mais que le lecteur est invité à confronter le manuscrit avec cette version de l’imprimé.
Quand la différence est due à une erreur manifeste de l’imprimé
[36] (corrigée dans les errata ou dans les éditions de 1749-1750), nous l’avons signalé en note, sans griser le passage correspondant.
3. Annotation de l’éditeur
Celle-ci est double : elle présente des remarques d’ordre textuel, expliquant certaines particularités de transcription que l’on a vues ci-dessus, et d’autres relevant de l’érudition. Afin d’éviter tout double emploi avec l’édition de L’Esprit des lois imprimé, ne font l’objet de notes que les passages absents de celui-ci.