Alain Cambier, Montesquieu et la liberté. Essai sur De l’esprit des lois, Paris, Hermann, 2010, 274 pages.
Désireux de découvrir le « fil d’Ariane », ou « l’épine dorsale » de L’Esprit des lois, Alain Cambier se propose de « mettre en évidence le pouvoir de la liberté, qui permet à l’homme de s’arracher aux pesanteurs de l’éternel hier et de témoigner d’une capacité irréfragable d’initiative et d’action » (p. 17). Tout en soulignant que Montesquieu distingue « liberté politique » et « liberté philosophique » (opinion que l’on a d’exercer sa volonté), l’auteur entend ainsi revenir aux fondements de sa théorie de la liberté, découvrir ses « conditions » ou ses « racines ». À cette enseigne, Montesquieu devient le théoricien de « l’enroulement de la liberté sur la causalité » (p. 19) – le philosophe dont l’originalité tient à sa croyance dans la compatibilité entre causalité et liberté. C’est encore son « réalisme causal » qui aurait incité Montesquieu à se démarquer des conceptions classiques de la liberté, puisque l’objet de sa réflexion est de savoir « comment la causalité peut se muer en liberté, et lui donner ainsi force et effectivité » (ibid.). Associée à un « principe d’imputation », la liberté est interprétée comme libre-arbitre, aptitude à s’autodéterminer. S’il n’est pas un « empire dans un empire », l’homme dispose d’une marge de manœuvre réelle ; et si la liberté humaine est d’emblée donnée comme faillible, minée par les passions et les préjugés (livre I), du moins peut-elle être régulée (par les lois) et arrimée (à la réalité). Ainsi est-elle associée, chez l’homme, à sa « dignité » – à sa protection contre la vulnérabilité. La liberté est une puissance ou une force – un « pouvoir de s’écarter de la stricte causalité mécanique naturelle », de faire échec au déterminisme (p. 97).
Dès lors, les différents moments de l’ouvrage n’ont d’autre ambition que de déployer les conditions d’une telle liberté : dans la nature des choses, les mœurs, la société civile, l’État. Mais un seul gouvernement permet effectivement de réaliser la liberté : le « gouvernement innommé », horizon de la modernité. La définition originale que propose Montesquieu de la liberté l’aurait même conduit, chemin faisant, à infléchir sa typologie initiale pour faire droit à ce régime d’un genre nouveau – l’Angleterre, le gouvernement de la liberté. Sans rappeler la genèse réelle de L’Esprit des lois (le chapitre consacré à la « constitution d’Angleterre » faisant partie de ses toutes premières strates, sans doute rédigée en 1733-1734, en tout cas recopié avant 1739, et donc antérieur à toute autre partie de l’ouvrage), l’auteur tire donc des conséquences drastiques de l’ordre d’exposition de l’ouvrage. La typologie des gouvernements subit à ses yeux un « bouleversement tectonique » lorsque les principes du gouvernement et de la société anglaise sont abordés. Ici, l’État n’est plus qu’un être de raison soumis au principe de la libre autodétermination des sujets ; traversé par la dynamique de la société civile, il n’a d’autre objet que de promouvoir les libertés individuelles et le débat d’idées (p. 266). Ainsi Montesquieu conclurait que l’exercice du pouvoir politique ne peut être efficace et juste que là où le peuple exprime son opinion, grâce aux représentants de la nation. Surtout, seul l’État qui permet à chacun « d’épanouir pleinement ses potentialités dans le respect de tous », et qui favorise le mérite, peut réellement déployer les conditions de la liberté (p. 205).
Témoignant d’un louable souci de problématisation, soucieux d’éclairer les formules et les passages obscurs (la « nature des choses », la théorie des fibres, celle des corps intermédiaires rebaptisés « média-corps »), l’exégèse d’A. Cambier demeure cependant tributaire d’un jargon philosophique parfaitement étranger à Montesquieu. Oubliant sa prudence initiale, l’auteur s’engage dans une exploration de la liberté « philosophique », que Montesquieu a pris soin de congédier – ou du moins qu’il a ostensiblement décidé de laisser de côté : la liberté politique « consiste dans la sûreté, ou du moins dans l’opinion que l’on a de sa sûreté », alors que la liberté philosophique « consiste dans l’exercice de sa volonté, ou du moins (s’il faut parler dans tous les systèmes) dans l’opinion où l’on est que l’on exerce sa volonté » (XII, 1). Non seulement Montesquieu refuse ainsi de trancher la question métaphysique de l’existence du libre-arbitre (malgré ses critiques récurrentes, par ailleurs, de Hobbes et de Spinoza), mais il creuse un fossé entre ce qui faisait l’objet de la philosophie moderne (Descartes, Spinoza, Leibniz, Malebranche...) et l’objet de sa propre théorie : ce qui importe désormais est la tranquillité d’âme qui procède de la croyance que l’on se trouve à l’abri de l’arbitraire et de l’abus de pouvoir. C’est de cette liberté définie de façon radicalement nouvelle que Montesquieu va donner les conditions de possibilité, qu’elles relèvent du droit politique (livre XI) ou du droit civil (livre XII). Aussi la confrontation avec les thèses polémiques de Hobbes, de Locke, voire des républicains italiens ou anglais serait-elle ici féconde : tout en suivant Hobbes dans sa critique de la définition républicaine de la liberté comme pouvoir de se gouverner, L’Esprit des lois entérine la critique lockienne du hobbisme : la liberté est conçue comme protection du citoyen contre l’arbitraire et l’abus de pouvoir dont tendent à se rendre coupables les détenteurs de l’autorité, autant que comme protection des citoyens les uns à l’égard des autres [1]. Cependant, la définition lockienne de la liberté politique demeure elle-même insuffisante. Montesquieu insiste sur la perception subjective qu’ont les hommes de leur liberté, sur leur sentiment : « Les hommes qui jouissent du gouvernement dont j’ai parlé [l’Angleterre] sont comme les poissons qui nagent dans la mer sans contrainte. Ceux qui vivent dans une monarchie ou aristocratie sage et modérée semblent être dans de grands filets, dans lesquels ils sont pris, mais se croient libres. Mais ceux qui vivent dans les États purement despotiques sont dans des filets si serrés que d’abord ils se sentent pris » (Mes pensées, no 828). Ainsi « les droits sur les marchandises sont ceux que les peuples sentent le moins » (XII, 7) ; mais il faut encore que le montant du droit soit proportionné à celui de la marchandise, sans quoi « le prince ôte l’illusion à ses sujets » et « leur fait sentir leur servitude au dernier point » (XIII, 8). Le lecteur est donc en droit de se demander si Montesquieu défend une liberté réelle garantie par la loi ou s’il se satisfait d’une illusion de liberté [2].
Faute d’avoir interrogé cette difficulté, faute d’avoir privilégié l’analyse du despotisme, faute enfin d’avoir vu que les nations (plutôt que les individus) sont ici les véritables sujets de l’histoire, A. Cambier ne se donne pas les moyens de cerner l’originalité véritable de Montesquieu, ni de restituer son ambition propre. Aussi faut-il faire écho à l’idée singulière selon laquelle « la liberté est en nous une imperfection ; nous sommes libres et incertains, parce que nous ne savons pas certainement ce qui est pour nous le plus convenable » (Spicilège, n° 391). Si Montesquieu, dans L’Esprit des lois, n’a d’autre objet que d’identifier les conditions de possibilité de la liberté (politique et civile), c’est qu’il doit éclairer le législateur sur les normes qui conviennent réellement aux hommes, en situation.
Céline Spector
Université de Bordeaux 3