Paolo Slongo, La forza della consuetudine.... Gabriele Pulvirenti

, par Volpilhac-Auger, Catherine

Paolo Slongo, La forza della consuetudine. Costumi, costituzione, governo in Montaigne e Montesquieu, Milan, FrancoAngeli, 2020, 230 pages

Le livre de Paolo Slongo réunit des articles déjà publiés (de 2012 à 2019) sur Montaigne et Montesquieu, révisés et augmentés, à l’exception du chapitre 3 (« Consuetudine e servitù », Coutume et servitude), qui est inédit. Le livre, qui malgré quelques répétitions entre les différents chapitres reste assez cohérent, analyse notamment la pensée politique des deux auteurs et plus particulièrement la question de la coutume. Ce faisant, il se propose de mettre en évidence à la fois une « singulière proximité » et un « certain air de famille » entre les deux auteurs, en tant qu’appartenant à une même tradition parlementaire et constitutionnaliste qui fleurit à partir du XVIe siècle et qui trouverait en Montesquieu son dernier héritier et interprète (p. 17).

Dans le premier chapitre, cette tradition constitutionnaliste française est retracée et comprise dans le débat autour de la constitution française au XVIe siècle, qui porte notamment sur le statut de la coutume par rapport aux ordonnances royales et à la loi écrite en général — problème qui est « crucial » pour cette tradition de pensée (p. 95). Du fait de sa formation padouane, Slongo est très attentif sur ce point à l’histoire des concepts qu’il introduit au fur et à mesure dans cette reconstruction préliminaire, comme le montrent bien les notes dont son texte est riche.

Les chapitres suivants, et particulièrement le troisième, s’attachent à montrer la centralité du rôle du concept de coutume chez Montaigne. Contingente, arbitraire, irrationnelle, la coutume n’a pas d’autre fondement que sa durée dans le temps. Il s’agit d’un ordre concret, d’une police, dont la force relève de son caractère collectif. À la différence de la loi, qui est voulue et posée dans le temps et qui est censée être légitime en raison de son origine, la coutume ne devient une règle contraignante que du fait de « l’oubli de son origine » (p. 68). Cela ne conduit pourtant pas Montaigne à en méconnaître le rôle : comme la vraie justice n’est pas atteignable et que toute norme humaine est irrationnelle et arbitraire, la coutume a sur la loi écrite l’avantage d’être naturelle et d’exercer spontanément une fonction sociale utile ; c’est le moyen par lequel la société se gouverne par elle-même. Slongo peut ainsi conclure : « Par un même mouvement de pensée, Montaigne peut à la fois critiquer l’absence de fondement des coutumes, donc leur contenu, et justifier le fait de l’obéissance et du respect que l’on leur doit, parce qu’elles exercent une fonction stabilisatrice, du fait même de leur forme, de leur être-mœurs, c’est-à-dire, d’être un ensemble multiple de règles et de pratiques » (p. 74).

L’un des ponts qui relient les chapitres sur Montaigne à ceux sur Montesquieu est l’idée de convenance, dont l’importance avait déjà été remarquée par Slongo dans sa précédente monographie sur Montesquieu [1]. Déjà pour Montaigne, une loi ou une institution, n’étant ni naturelle ni rationnelle, reçoit sa légitimité de la « convenance singulière au régime et à la forme de vie de ce corps qui la soutient et dans lequel elle est incorporée » (p. 53). Or, une fois abandonnée l’affirmation d’un système unique du juste en faveur d’une pluralité de systèmes, Montesquieu peut suivre Montaigne sur la voie du scepticisme, en disant que le législateur doit connaître et suivre la cohésion interne de son système en adaptant ainsi les lois à l’esprit de la nation. « L’institution des lois doit respecter certaines convenances propres au lieu, s’il [le législateur] ne veut pas qu’elles perdent leur légitimité » (p. 87). D’où le « relativisme juridique » de Montesquieu, « c’est-à-dire le fait qu’un ordre juridique ne peut convenir qu’à un peuple » (p. 97). Ainsi, chez Montesquieu, comme chez Montaigne, il y a une certaine « primauté d’efficacité » des mœurs et des manières par rapport à la loi, laquelle n’exprime que la nécessité d’une « convenance entre la règle et la forme de vie d’une société » (p. 109). Si, en outre, la loi doit régler, sans la choquer, une vie sociale qui reste indépendante et déjà douée de ses propres règles, respecter la « constitution concrète » d’un peuple (p. 148), c’est appliquer un principe d’« économie dans l’emploi de la loi » qui demeure une « véritable constante dans la pensée de Montesquieu » (p. 165).

Si le Montesquieu de Slongo est relativiste, il n’est pourtant pas sceptique : son relativisme « n’est pas un relativisme » (p. 127) ; le bien politique ne varie pas en fonction des opinions, mais des circonstances : dès que l’on apprend à connaître celles-ci, il devient possible de fonder une science qui ait ce bien pour objet — ce qui est justement le but de L’Esprit des lois. La question du droit naturel chez Montesquieu se poserait alors en des termes nouveaux. Il ne s’agirait plus d’identifier d’abord le fondement du droit et d’en faire découler ensuite des normes rationnelles et universelles, mais d’identifier le bien « en situation », selon les convenances variables et particulières. De ce fait, nous dit Slongo, L’Esprit des lois ne s’interrogerait pas vraiment sur le fondement du droit : le droit serait légitimé par sa convenance à l’histoire et non pas à la raison. Toute référence aux concepts classiques de l’école moderne du droit naturel serait située dans un cadre nouveau, qui en change le sens. Apparaît ainsi l’ambiguïté de la position de Montesquieu : sa relation aux jusnaturalistes montrerait une « continuité discontinue », expression d’un « paradoxal jusnaturalisme historique et ethnologique, qui se rapporte toujours à une raison enracinée dans l’histoire et dans la vie de la société. Une raison plurielle qui se déplace vers le concret, s’opposant ainsi à tout système juridique d’orientation axiomatique » (p. 134-135). Cette mise en perspective historique du droit naturel sera précisément au centre de l’attention que Hegel portera à Montesquieu, comme Slongo nous le rappelle dans son dernier chapitre qui nous offre une réflexion comparée sur la philosophie du droit des deux auteurs.

On pourrait sans doute se demander si Slongo ne pousse pas trop loin cette « historicisation » du droit, en privilégiant la parenté avec Montaigne au détriment de celle de l’école du droit naturel : on a là une question qui ne mettra pas d’accord les interprètes de Montesquieu et que le livre de Slongo ne paraît pas résoudre de manière définitive. En soulignant néanmoins l’intérêt de Montesquieu pour le thème de la coutume et pour celui des effets politiques des mœurs et des manières d’un peuple, Paolo Slongo nous montre bien l’influence que Montaigne et la tradition sceptique ont pu avoir sur la pensée de Montesquieu. Ses thèses, qui mériteraient sans doute d’être approfondies, nous offrent de ce point de vue une contribution utile afin d’éclairer l’épineuse question des sources de Montesquieu, ainsi que les débats encore ouverts autour de la pensée de celui-ci.

Gabriele Pulvirenti (Université de Trente)

Notes

[1Il movimento delle leggi. L’ordine dei costumi in Montesquieu, Milan, FrancoAngeli, 2015, 223 p. : voir la recension de cet ouvrage ici.