Fabiana Fraulini, Il medievo di Montesquieu.... Christian Cheminade

, par Volpilhac-Auger, Catherine

Fabiana Fraulini, Il medievo di Montesquieu. Storiografa, politica, instituzioni, Milan-Udine, Mimesis edizioni, Filosofie no 749, 2021, 167 pages (ISBN 978-88-5758-320-4)

Les livres XXVIII, XXX et XXXI de L’Esprit des lois n’ont pas bonne presse. Ou plutôt, bien souvent, ils n’ont pas de presse du tout. Ajouts tardifs et rédigés dans l’urgence, ces longues considérations historico-juridiques hérissées de références au droit barbare et de citations en mauvais latin, traitant d’un système féodal renvoyé dans le néant quelques décennies à peine après leur publication, ont bien rarement suscité l’attention de la recherche universitaire. Naguère toutefois Iris Cox a entrepris d’en révéler l’importance et d’en élucider le sens [1]. Ses démonstrations et ses conclusions sont largement reprises et en certains points utilement prolongées dans le petit ouvrage que Fabiana Fraulini vient à son tour de consacrer à ces trois « livres historiques ». En les lisant comme une étude des conditions historiques, juridiques et institutionnelles qui ont doté la France d’une monarchie « modérée » par les prérogatives de la noblesse, elle y fait voir la réaction de Montesquieu devant le renforcement de l’absolutisme monarchique mis en œuvre depuis le début du XVIIe siècle, et leur rend toute leur place dans le projet d’ensemble de l’opus magnum. Pour elle en effet, le livre XXVIII n’évoque si longuement et si minutieusement les modalités du combat judiciaire médiéval que pour y déceler l’origine de cet « honneur » érigé dès le début de L’Esprit des lois en « principe » du gouvernement monarchique, tandis que les développements des livres XXX et XXXI sur l’ancienneté et la légitimité de l’existence des fiefs, des justices seigneuriales et des alleux visent à identifier des éléments inhérents à la « nature » de cette même forme de gouvernement – contre l’opinion de juristes tels Loyseau et Chantereau-Lefebvre pour qui ces justices n’étaient que le fruit d’usurpations tardives.

Fabiana Fraulini souligne de façon fort convaincante les origines germaniques de l’esprit et des institutions de cette monarchie féodale. Cependant elle juge trop réductrice une lecture des livres XXVIII, XXX et XXXI qui s’inscrirait purement et simplement dans la perspective de la polémique opposant « germanistes » et « romanistes », où elle ne paraît voir qu’une querelle d’érudits. De même semble-t-elle faire bon marché des intenses recherches et des nombreuses publications suscitées durant toute la première moitié du XVIIIe siècle par la question jugée alors brûlante de l’établissement et des institutions originelles de la monarchie française – de sa constitution, aux deux sens du mot. Au lieu de considérer la publication de L’Esprit des lois comme l’aboutissement et le renouvellement d’un demi-siècle d’activités historiographiques, elle dirige la lumière vers ce qui, selon elle, place Montesquieu hors de pair : une exigence et une méthode de critique historique – inspirées ou nourries, pense-t-elle, par la rencontre et la lecture de Muratori – lui permettant d’accéder seul à la vérité et de rectifier les erreurs et contrevérités de ses prédécesseurs français. Elle l’oppose notamment à Dubos, repoussoir à ses yeux facile dont les livres XXVIII et surtout XXX dénonceraient à juste titre « une utilisation délibérément erronée des sources en vue de valider ses propres prises de position politiques [2] » (p. 45).

Il est dommage que sur ce point Fabiana Fraulini – reprenant ici presque à la lettre les exemples et les assertions d’Iris Cox – accorde une totale confiance à Montesquieu, et ne manifeste pas devant ses assertions le sens critique dont elle le crédite généreusement. Assurément les hypothèses fragiles, les reconstructions audacieuses, les traductions sujettes à caution ne manquent pas dans l’Histoire critique de l’établissement de la monarchie française dans les Gaules ; nul n’est cependant contraint de suivre Montesquieu les yeux fermés lorsqu’il anathématise certaines opinions défendues par Dubos, notamment (XXX, 24) à propos du ralliement des Armoriques à Clovis, thèse déjà soutenue en 1727 par Fréret [3], ou de la lettre de saint Rémy à ce même Clovis, dont l’objet, contrairement à ce qu’avance Montesquieu, était si peu « connu » qu’elle a, entre le début du XVIIe et le milieu du XVIIIe, donné lieu à une demi-douzaine d’interprétation différentes.

Fabiana Fraulini emprunte à Iris Cox [4] et met en exergue quelques exemples des avancées historiographiques selon elle permises par l’érudition profonde et par la rigueur critique qu’elle veut déceler chez Montesquieu ; mais il semble que ni l’une ni l’autre ne soient remontées aux sources d’où Montesquieu assure tirer ses conclusions, d’une façon aussi orientée que celle imputée à Dubos. Ainsi relève-t-elle (p. 52) qu’il réattribue à Clotaire II un acte que Baluze date « d’environ 560 », ce qui en ferait l’œuvre de Clotaire Ier (XXXI, 2). Le premier argument (sur trois) de Montesquieu est qu’« il y est dit que le roi conservera les immunités accordées aux églises par son père et son aïeul », et que cela ne saurait être le cas de Clotaire Ier, dont le grand-père Childéric était païen. En fait on lit dans ce document : avi vel genitoris aut germani nostri immunitatem meruerunt [5] ; Montesquieu dans sa présentation du texte retient bien avi vel genitori nostri : « notre père ou notre aïeul », mais sans le dire élimine germani : « notre frère », car Clotaire II n’eut aucun frère roi – quand Clotaire Ier en a eu plusieurs [6] . Un peu plus loin (p. 59), Fabiana Fraulini accorde à Montesquieu le mérite d’avoir confronté tous les textes de la loi salique édités par Lindenbrog, Baluze, Eckhart et Dom Bouquet, parce qu’une seule fois (XXVIII, 21) dans tous les livres XXXVIII, XXX et XXXI, il compare un article de la version alors tenue pour la plus ancienne (Herold) avec l’article correspondant de la version carolingienne (Lex emendata). Mais nul besoin pour cela de confronter quatre volumes, car les deux versions du texte figurent dans le recueil d’Eckhart [7]. Partout ailleurs Montesquieu utilise, toujours d’après Eckhart, la seule version Herold, sans doute en raison de son ancienneté supposée, certes, mais aussi et peut-être surtout parce qu’elle est le seule à lui fournir la « preuve » qu’après la conquête franque, les Romains vaincus pouvaient librement adopter le statut juridique de leurs vainqueurs, et qu’il trouve là l’explication de l’abandon rapide du droit romain dans le regnum Francorum – alors qu’il s’agit peut-être bien d’une faute de copiste [8]. Montesquieu n’était pas moins que ses prédécesseurs et parfois adversaires attaché à la défense de thèses dont il jugeait la vérité assurée et pour la défense desquelles il pouvait sélectionner et réinterpréter ses sources, sinon les solliciter.

Fabiana Fraulini me fait l’honneur de consacrer une longue note (p. 51, note 94) à un article déjà ancien où je présente l’extrait réalisé par Montesquieu à l’occasion de sa lecture du Conseil de Pierre de Fontaines et utilisé ensuite pour la rédaction de plusieurs chapitres du livre XXVIII concernant le combat judiciaire [9]. J’y relevais que dans ses notes comme dans son livre, il ne reprend pas les références à l’Écriture sainte présentes chez Fontaines ; cette constatation me conduisait à écrire que Montesquieu manifeste le « souci de laïciser » sa source. Fabiana Fraulini n’estime pas ce point de vue acceptable car, dit-elle à juste titre, je ne fournissais aucune hypothèse expliquant pourquoi Montesquieu aurait voulu « laïciser » l’ouvrage médiéval. Peut-être son livre me permet-il aujourd’hui d’avancer l’hypothèse demandée. Selon elle, la définition d’une procédure probatoire a longtemps constitué l’enjeu d’une lutte d’influence entre noblesse et clergé, celui-ci défendant la preuve par serment prêté devant ou dans une église, tandis que celle-là finit par faire prévaloir le recours au combat en champ clos (p. 147-148). Cependant, si le combat relève en effet des valeurs nobiliaires, il constitue aussi un jugement de Dieu, et à ce titre n’est pas étranger aux valeurs cléricales. N’est-ce pas pour accuser sur ce point l’opposition entre noblesse et clergé que Montesquieu passe sous silence tout élément religieux présent dans la procédure du combat, qu’il soit d’ailleurs mentionné par Fontaines ou par une autre de ses sources ? Ainsi, au chapitre 20, résumant un passage de Beaumanoir [10], il ne rappelle pas qu’avant l’engagement, les parties doivent prêter serment sur l’Évangile, puis prier Dieu et les saints afin qu’ils punissent le parjure. Sous sa plume, le combat apparaît bien comme une procédure essentiellement laïque.

Mais la part la plus nouvelle semble-t-il de l’ouvrage de Fabiana Fraulini est ailleurs. Lorsque, selon la formule de son titre, elle parle du « Moyen Âge de Montesquieu », elle ne l’envisage pas seulement comme la période qu’il étudie dans les livres XXVIII, XXX et XXXI, mais aussi comme celle où il puise une part de son inspiration tant formelle qu’idéologique. Elle relève notamment sous sa plume des images : celle de l’arbre et de ses branches (XXXI, 32), celle de la mer et des fleuves (XXVIII, 27), dont elle découvre la matrice dans l’Arbor imperialis de Raymond Lulle (p. 132) ou dans les commentaires Super feudis de Balde (p. 136). Ces rencontres rhétoriques attestent en effet la connaissance qu’avait Montesquieu des écrits des juristes médiévaux. Peut-on aller plus loin, et suivre Fabiana Fraulini lorsqu’elle pense entendre dans les livres XXVIII, XXX et XXXI des échos de thèses développées par ces mêmes juristes ? Selon elle en effet, la dette de Montesquieu envers Balde et à ses pairs dépasse largement l’emprunt de quelques métaphores. Lorsqu’elle lit chez Montesquieu (XXX, 22) : « On ne peut […] pas prouver par des contrats originaires, que les justices, dans les commencements, aient été attachées aux fiefs », elle rapproche (p. 125-126) cette mention d’un possible « contrat » féodal, de la conception défendue par Jean de Blanot, puis par Balde, d’un contractus feudi liant le roi et son vassal, contrat irrévocable car selon les civilistes médiévaux, si le souverain est délié des lois, il demeure lié par les contrats. De même pour elle, si Montesquieu assure (XXXI, 16 et 32) que devant la faillite de la deuxième race, « on » décida de remettre le pouvoir à Hugues Capet comme au détenteur du plus grand fief du royaume, c’est peut-être qu’il se représente ce transfert de pouvoir sur le modèle de celui opéré par la Lex regia de imperio, dont les glossateurs, tels encore Balde, déduisaient que la nation était la source de la souveraineté, mais qu’elle pouvait y renoncer irrévocablement en la remettant à un monarque (p. 141-144). Même s’il peut sembler surprenant de découvrir une telle empreinte du droit romain dans des livres de L’Esprit des lois si attachés à mettre en lumière l’essence germanique de la monarchie française, il est de fait que Montesquieu a consulté des textes de Balde un an avant de commencer à rédiger les livres historiques . Il y a du moins là des pistes qui méritent d’être explorées.

Ce n’est pas là d’ailleurs le moindre mérite du petit livre de Fabiana Fraulini, que d’avoir su y montrer la place éminente occupée par l’histoire du Moyen Âge dans les débats politiques, sociaux et institutionnels du XVIIIe siècle : elle y rappelle combien la connaissance du passé national, et notamment de ses périodes les plus reculées, loin de relever d’une curiosité érudite pour d’obsolètes minuties, demeurait alors, même aux yeux d’intellectuels « progressistes », un moyen privilégié pour comprendre les problèmes du présent et pour intervenir sur les questions les plus actuelles.

Christian Cheminade
Paris

Notes

[1Iris Cox, Montesquieu and the history of French laws, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC no 218, 1983.

[2Toutes les traductions sont nôtres.

[3« De l’origine des Français et de leur établissement dans la Gaule », Œuvres complètes de Fréret , Paris, an IV (1796), t. VI, p. 210-218.

[4Sur les deux exemples qui suivent, voir Iris Cox, Montesquieu and the history of French laws, p. 49-50, p. 88-89 et p. 114-115.

[5Baluze, Capitularia regum Francorum, Paris, 1677, t. I, col. 7.

[6Il est vrai que selon Sirmond (Concilia antiqua Galliae, Paris, 1629, t. I, p. 611) et Baluze, Capitularia, t. II, col. 749 et 986, le mot germani ne figure pas dans l’un des deux manuscrits du texte ; mais Montesquieu épargne à ses lecteurs ces minuties de critique textuelle. Quant à Childéric, tout païen qu’il était, ses bonnes relations avec la très catholique sainte Geneviève étaient notoires.

[7Leges Francorum Salicae et Ripuariorum, Francfort et Leipzig, 1720, XXXIII, 5, p. 66 et XXXII, 6, p. 153. Montesquieu lit-il la version Herold dans Eckhart ou dans Dom Bouquet, Recueil des historiens de la Gaule et de la France, t. IV, Paris, 1741 ? Il l’appelle toujours Pactus legis Salicae, ce qui correspond au titre courant dans Eckhart, tandis que chez Bouquet ce titre courant est simplement Lex Salica. Au livre XXVIII, chapitre 1, il se réfère au De origine Francorum de Leibnitz, qui est inséré dans le volume des Leges d’Eckhart et ne figure pas dans le t. IV de Bouquet. Au reste, pour cette version Herold, Bouquet ne fait que réimprimer l’édition d’Eckhart.

[8Selon l’opinion d’Augustin Thierry, Considérations sur l’histoire de France, jointes à Récits des temps mérovingiens, Paris, Tessier, 1840, chap. III, t. I, p. 81-83. Dans Herold, XLIV, 1, on lit : « Si quis ingenuus Franco aut Barbarum, aut hominem qui Salica lege vivit occiderit […] » (souligné par nous ; Leges, p. 82 : « Si un ingénu tue un Franc, ou un barbare, ou un homme qui vit sous la loi salique […] ») ; cela permet à Montesquieu de discerner une catégorie de « non barbares », id est de « Romains » vivant sous la loi salique. Dans toutes les autres versions, le second aut est absent ; l’emendata, XLIII, 1, dit : « Si quis ingenuus hominem Francum aut barbarum occiderit, qui lege Salica vivit […] » (ibid., p. 156 : « Si un ingénu tue un Franc ou un barbare qui vit sous la loi salique […] »). Si Montesquieu a confronté les textes sur ce point, il s’est bien gardé de parler de cette divergence qui fait disparaître le pivot de tout son système – ou du moins suggère que la disposition dont il fait état a dû disparaître entre le VIe et le VIIIe siècle.

[9« Le Conseil à un ami. Montesquieu lecteur de Pierre de Fontaines », dans Montesquieu, œuvre ouverte ? (1748-1755), Catherine Larrère dir., Naples, Liguori, « Cahiers Montesquieu » no 8, 2005, p. 293-304. Voir l’édition que j’ai donnée de ces notes au tome XVII des Œuvres complètes (Rolando Minuti dir., 2017, p. 499-520.

[10Coutumes de Beauvaisis, Paris, 1690, LXIV, p. 329.