Stéphane Bonnet, Des nouveautés très anciennes : De l’esprit des lois et la tradition de la jurisprudence Jean Terrel
Stéphane Bonnet, Des nouveautés très anciennes : De l’esprit des lois et la tradition de la jurisprudence, Paris, Publications de la Sorbonne, 2020, 372 pages
Stéphane Bonnet propose une nouvelle interprétation de L’Esprit des lois et de son objet, « les Loix, les Coutumes & les divers Usages de tous les peuples de la Terre [1] ». L’audace consiste ici à étendre l’enquête à tous les peuples passés et présents, en utilisant aussi bien les récits des historiens que les relations de voyages qui se sont multipliées depuis la Renaissance : il y aurait ainsi une sorte de « présent universel » où « toutes les particularités […] ont égale dignité » (SB, p. 10-11), non au sens d’une même valeur normative à reconnaître à chacune, mais d’une commune appartenance au même ensemble dont l’unité devient dès lors problématique, du fait de l’infinie diversité de ses composantes et même de leurs contradictions, qui le mettent sans cesse en mouvement comme une immense machine (Pensées, n° 2092 ; SB, p. 20).
Pour débrouiller l’écheveau des cas particuliers pouvant ainsi être indéfiniment accumulés, Montesquieu est seul : lui-même parle de son enquête comme d’un très long voyage vers des terres inexplorées avant lui, où il ne trouvait la vérité que pour la perdre [2]. Plus encore que ne l’avait fait avant lui Althusser [3], Stéphane Bonnet met en scène sur cette solitude : bien au-delà de ce que ce dernier décrit, le navigateur solitaire ouvrant de nouvelles voies ou découvrant un nouveau continent, elle signifie pour lui que Montesquieu a été jusqu’à présent mal compris, qu’il l’ait été à la lumière de la querelle des Anciens et des Modernes commencée au siècle précédent (SB, p. 10), des deux révolutions française et américaine (SB, p. 15) ou de la sociologie qui va naître moins d’un siècle plus tard (SB, p. 8-9). Althusser lui-même aurait saisi la nouveauté de L’Esprit des lois sans cependant la comprendre pleinement : grâce à « une révolution dans la méthode » (Althusser, chap. I, p. 11-27) et « une nouvelle théorie de la loi » (Althusser, chap. II, p. 28-42), Montesquieu donne selon lui à la science politique, dont beaucoup ont eu avant lui le projet, un nouvel objet, « l’histoire entière de tous les hommes qui ont vécu » (Althusser, p. 13, SB, p. 8), mais c’est pour servir le parti pris d’un noble nostalgique de l’ordre féodal faisant grief à la monarchie « d’avoir affaibli les grands et de préparer ainsi des révolutions populaires » (SB, p. 9). Après avoir crédité Althusser d’avoir compris Montesquieu mieux que beaucoup d’autres, Stéphane Bonnet s’en éloigne : le Montesquieu d’Althusser « apparaît pleinement comme un homme du
Pour mieux comprendre la solitude de Montesquieu, Stéphane Bonnet veut interpréter les nouveautés de L’Esprit des lois de manière nouvelle en les inscrivant dans la tradition très ancienne de la jurisprudence. Il en donne une première illustration avec le personnage du Légiste, dans le Dialogue des Common Laws, l’interlocuteur du Philosophe, c’est-à dire de Hobbes lui-même : le Philosophe se réclame de la raison naturelle, capable de démontrer la nécessité d’un souverain dont toute loi tire son autorité ; le Légiste se réclame d’une autre raison, qui se construit et se corrige sans cesse à travers la comparaison et la confrontation des décisions de justice dont l’ensemble constitue la jurisprudence [4]. La posture initiale de Montesquieu ne serait ni celle d’un philosophe ancien ou moderne, ni celle d’un philosophe politique mais celle d’un jurisconsulte connaissant de l’intérieur l’histoire du droit romain et du droit médiéval. Montesquieu prendrait le temps de demeurer juriste et historien du droit et ne deviendrait philosophe et penseur politique que tardivement, en approfondissant et en élargissant son enquête historico-juridique.
Le grand intérêt de ce livre est de proposer une analyse minutieuse et fine de textes, de chapitres et de livres jusqu’ici relativement peu étudiés à propos du droit romain et du droit médiéval : du droit prétorien, abordé à partir de textes du livre VI et d’un important fragment rejeté de L’Esprit des lois intitulé « Idée de la jurisprudence romaine [5] » ; de l’équité romaine en ce qu’elle se distingue de l’ἐπιείκεια d’Aristote dans l’Éthique à Nicomaque (SB, I, 7, p. 62-67) ; de l’usure, des successions, de la loi voconienne, objets de la seconde partie du livre (SB, II, p. 70-95) ; du droit français à partir de la dislocation de l’Empire romain analysé dans sa troisième partie (SB, III, p. 98-146).
Stéphane Bonnet a choisi de placer en exergue de son livre cet aveu de Montesquieu :
À peine eus-je lu quelques ouvrages de jurisprudence que je la regardai comme un pays où la raison voulait habiter sans la philosophie.
Pour celui qui a derrière lui la longue enquête de L’Esprit des lois – l’article n° 1658 des Pensées dont cette déclaration est la dernière phrase est copié tardivement, entre 1748 et 1750 –, c’est là une évidence qui n’a pas nécessité une longue pratique de la jurisprudence. Montesquieu aurait-t-il choisi, comme le suggère Stéphane Bonnet, de séjourner longtemps dans ce pays en se passant de philosophie ? Il s’agit plutôt ici, me semble-t-il, de critiquer la manière aveugle dont la jurisprudence est le plus souvent pratiquée : à deux reprises, Montesquieu compare l’ensemble formé par les jurisconsultes (et leurs commentateurs) au monstre Polyphème, « monstre horrible et énorme » (Monstrum horrendum ingens), Virgile ajoutant « informe » et « aveugle » [6]. Peut-être Montesquieu se souvient-il de l’époque (
Il est vrai qu’il invoque à deux reprises la posture du jurisconsulte pour se défendre de ne pas avoir parlé de la religion comme les théologiens qui mettaient L’Esprit des lois en accusation. C’est, déclare-t-il, « un ouvrage de pure politique et de pure jurisprudence » (Défense, OC, t. VII, p. 71 ; SB, p. 31, note 21) ; ma défense, ajoute-t-il encore, est celle « d’un jurisconsulte qui connaît les livres de droit et n’a jamais lu que huit jours les livres de théologie » (Réponses et explications données à la faculté de théologie, OC, t. VII, p. 257 ; SB, p. 31, note 21). Mais il faut s’écarter du contenu littéral de ces références pour y voir l’affirmation d’un primat de la jurisprudence sur la pure politique ou sur la philosophie dans la recherche dont résulte L’Esprit des lois.
Nous connaissons tous l’ordre que Montesquieu suit et suggère donc à ceux qui veulent le lire : 1. philosophie générale du projet (livre I) ; 2. philosophie politique (livres II à XIII) ; 3. déterminants multiples des mœurs ou encore de l’esprit général de chaque nation (étendue du territoire, climat, nature du terrain, commerce, monnaie, population, religion, livres XIV-XXV) ; 4. histoire des lois romaines réglant les successions (livre XXVII) et du droit français à partir des invasions barbares (livres XVIII, XXX, XXXI) [8]. L’hypothèse interprétative de Stéphane Bonnet le conduit à inverser cet ordre. Après avoir présenté et justifié ses hypothèses interprétatives (introduction et 1re partie), il étudie ce que Montesquieu dit du droit romain (2e partie), puis de la naissance du droit français (3e partie), pour revenir au début de L’Esprit des lois (4e, 5e et 6e parties). Aux objections que cette démarche ne manquera pas de susciter, il ne répond d’abord, curieusement, que dans une note de la première partie : même rédigés tardivement et présentés par l’auteur comme des suppléments, les livres « historiques » seraient « le laboratoire où cristallise la différence de l’ancien et du moderne […]. Il est donc probable que la comparaison des Romains et des Français, et donc du droit romain et du droit français, soit l’une des sources d’inspiration majeure de L’Esprit des lois » (SB, p. 49, note 61). Stéphane Bonnet a sans doute jugé un peu courte cette première réponse et y revient dans le cours du texte, à un moment charnière du livre, quand il lui faut « quitter le cercle du droit romain et français pour comprendre ce que peut être l’édification d’une histoire entière des hommes qui ont vécu, autrement dit comprendre comment le jurisconsulte et historien du droit français a pu écrire De l’esprit des lois ». Pour répondre à cette question, déterminer si les passages étudiés dans les 3e et 4e parties consacrées aux droits romain et français « ont été conçus avant ou après que prenne forme le reste de l’ouvrage » importe peu : Stéphane Bonnet, en cela peut-être insuffisamment attentif au sens des particularités dont il crédite Montesquieu et qui selon lui manquent souvent aux philosophes, se contente d’une relation ténue entre l’ordre des raisons, essentiel selon lui, et l’ordre des faits : il lui suffit que Montesquieu, « longtemps avant la rédaction de L’Esprit des lois, se soit appliqué à l’étude du droit romain et du droit médiéval » ou même que, comme magistrat au parlement de Bordeaux (1714-1726) [9], il en ait eu la connaissance minimale usuelle à un juriste de l’Ancien régime (SB, p. 50).
Je ne prendrai qu’un exemple de la manière dont la mise en évidence de l’importance de la jurisprudence rejaillit sur la compréhension de la partie la plus explicitement « politique » de L’Esprit des lois. Stéphane Bonnet dit en effet peu de choses sur les parties centrales (3e et 4e parties) traitant des facteurs en apparence hétérogènes qui déterminent les mœurs et l’esprit de chaque nation.
Pour expliquer l’apparition d’un gouvernement et d’un droit civil dans chaque nation, Montesquieu prend appui sur un texte de Gian Vincenzo Gravina (Leipzig, 1708) dans lequel cet historien du droit romain et admirateur de Rome fait appel à une forme de contrat pour expliquer l’apparition dans une société donnée des lois et d’une puissance souveraine :
à partir de ces volontés et de ces forces convergeant en une instance unique, viennent se fondre une volonté publique et un pouvoir souverain, la première étant appelée loi, autrement dit raison commune ou sagesse civile ou philosophie publique, le second empire, autrement dit force et pouvoir de tous [10].
Stéphane Bonnet montre très bien comment Montesquieu s’écarte silencieusement de Gravina avec lequel il dit pourtant s’accorder : en séparant ce que ce dernier conjoint, l’union des volontés et l’union des forces dont résulte une souveraineté, et en commençant par la seule union des forces qui, ainsi isolée, ne produit que tel ou tel rapport de force, autrement dit tel ou tel gouvernement. À la différence des grands théoriciens de la souveraineté, Montesquieu fait donc du gouvernement, et non de la souveraineté, l’invariant de toute société politiquement organisée [11]. Stéphane Bonnet remarque de manière tout à fait pertinente qu’il n’est question, au livre II, de souveraineté que pour la république et surtout pour la démocratie où elle est détenue par « le peuple en corps » (L’Esprit des lois, II, 2), le roi n’étant dit souverain que tardivement, au chapitre 2 du livre III (SB, p. 236). Son hypothèse interprétative le conduit à en chercher l’explication dans le droit romain, familier à tout juriste d’Ancien Régime, et en particulier dans un texte du Digeste (I, 4, 1) :
Selon les Institutions d’Ulpien, l’imperium du prince, à savoir sa souveraineté, et sa potestas, à savoir sa puissance, viennent du peuple : [Quod principi placuit, legis habet vigorem : utpote cum lege regia, quæ de imperio eius lata est] populus ei et in unum omne suum imperium et potestatem conferat, « [ce qui a plu au prince a force de loi : parce que, selon la loi royale faite à propos de la puissance de commander de ce prince], le peuple lui a confié et a mis en lui seul toute sa puissance de commander et tout son [pouvoir] [12] ].
Afin que cet article du Digeste soit pertinent pour expliquer que la souveraineté dans L’Esprit des lois soit d’abord républicaine, il faut traduire, comme le fait Stéphane Bonnet après beaucoup d’autres, omne suum imperium et potestatem par « puissance souveraine ». Or, dans la tradition républicaine romaine, la potestas, l’auctoritas et l’imperium sont des réalités qualitativement distinctes : le pouvoir (potestas) est dans le peuple, l’auctoritas dans le sénat et l’imperium dans le magistrat. Déjà les juristes impériaux interprètent la tradition républicaine à leur manière lorsqu’ils attribuent au peuple aussi bien l’imperium que la potestas. C’est le premier théoricien moderne de la souveraineté, Bodin, qui place les imperia des magistrats sous la dépendance de l’auctoritas du sénat, cette dernière sous la dépendance de la potestas de la plèbe, elle-même soumise aux totius imperii summa ou à la majestas du peuple [13] (notons que dans la traduction latine des Six livres de la république, Bodin traduit « souveraineté » par majestas) : la différence qualitative entre imperium, auctoritas et potestas est annulée au profit d’une chaîne hiérarchique dont le sommet est la puissance souveraine (majestas), souvent désignée comme summum imperium parce que le souverain est avant tout celui qui exerce le commandement suprême [14]. Le peuple des démocraties antiques transformé de cette manière en souverain absolu, Bodin et Hobbes peuvent accuser les républicains de partialité quand ils refusent aux rois le même pouvoir [15]. Héritier de Bodin dans son interprétation des démocraties antiques, Montesquieu s’en sépare en refusant d’universaliser la souveraineté par transfert au roi de la souveraineté absolue du peuple [16].
Les remarques qui viennent d’être faites sont le signe de l’intérêt de l’ouvrage de Stéphane Bonnet. On ne peut que le féliciter d’avoir pris le risque d’une lecture si ambitieuse de L’Esprit des lois.
Université Bordeaux-Montaigne