Images et expression du merveilleux dans les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence Première publication : Storia e ragione, Alberto Postigliola dir., Naples, Liguori, 1986, p. 207-218

, par Volpilhac-Auger, Catherine

Pierre Rétat, sous le signe de Montesquieu

Images et expression du merveilleux dans les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence

On éprouve quelque scrupule à parler de « merveilleux » à propos des Considérations. Le mot, dans la langue de Montesquieu et dans celle de son temps, renvoie aux « prodiges », aux « enchantements » de la Fable et des romans, où l’imagination se livre à ses caprices et à ses fictions [1]. Les « récits » de l’histoire, et les réflexions d’une histoire explicative et philosophique ne semblent pas pouvoir se compromettre avec ces égarements de l’esprit.

Toutefois le merveilleux n’est qu’un des ressorts de la « surprise » dont l’Essai sur le goût fait par excellence le sentiment esthétique : « une chose peut nous surprendre comme merveilleuse, mais aussi comme nouvelle, et encore inattendue [2] », et Montesquieu va chercher chez les historiens latins, Florus, Suétone, les exemples de ce « plaisir » que suscite la perception vive d’un spectacle immense et étonnant. En dépit des catégories qui fixent la juridiction des facultés de l’esprit et qui régissent les domaines de la production littéraire, il est manifeste que l’imagination n’est pas étrangère à l’histoire, qu’elle en travaille profondément les intuitions et les dictions.

Rome est un lieu fort de l’imaginaire historique, et de l’imaginaire de Montesquieu. Elle est valorisée, dans les Considérations, à la fois comme modèle d’héroïsme, et comme contre-modèle : les énoncés ne manquent pas qui en dénoncent la violence dévoratrice et dévastatrice. L’héroïsme confine à la férocité, il mène à l’horreur et finalement au chaos. Dans la vaste trajectoire qui conduit du village primitif à Byzance, le nom même de Rome se perd ; issue du néant, elle retourne au néant. La causalité historique se compose en destin, dont la figure se révèle dans le raccourci d’un bref essai. La signification ultime de l’ouvrage semble se concentrer dans cette contemplation des « choses humaines ». Montesquieu ne se donne que rarement le « spectacle » de l’histoire. La rigueur d’un mode d’exposition classique, l’attention aux enchaînements et aux faits le lui interdisent le plus souvent. Mais l’intense intérêt qu’il porte à son sujet, sa passion disposent de la matière historique, lui donnent forme, relief et valeur. Les traces de cette passion sont lisibles à chaque instant dans l’ordonnance de l’ouvrage, dans la découpe des alinéas, dans l’allure de la phrase, dans tout ce qui fait la singularité de la vision et du style de Montesquieu.

Je voudrais ici analyser quelques traits qui convergent vers ce qui me paraît l’expression d’un merveilleux historique. Tout, dans le destin de Rome, est étonnant, admirable ou horrible ; l’extraordinaire et la surprise lancent et entretiennent à son suprême éclat le mouvement multi-séculaire et nécessaire de la contradiction et du retournement, de l’auto-destruction de la visée impérialiste. Les Considérations dévorent le temps, le resserrent et le dramatisent. Cette intensité accompagne les figures successives d’une énormité, d’un objet que sa différence avec tous les autres rend presque irréel. L’histoire de Rome, rêve ou cauchemar, devient une expérience typique par sa monstruosité même.

En dégageant dans le texte les expressions de l’extraordinaire et du paradoxe, les hyperboles et les images, la dramatisation de la grandeur et de la décadence, j’ai tenté de suivre aussi exhaustivement que possible l’emploi de certains mots et de certaines tournures. Ne disposant pas d’index lexical, je confesse une fois pour toutes que mes comptages sont probablement sujets à caution, et qu’ils ne sauraient avoir qu’une valeur indicative.

La parabole romaine sur le destin des grands empires tire toute sa vertu de ce qu’elle est unique et extrême. Sa valeur universelle va de pair avec son anormalité. Montesquieu accumule les expressions de l’exception, du contraste entre Rome et toutes les autres nations : « On ne trouve point ailleurs, dans les histoires, une suite non interrompue de tels hommes d’État et de tels capitaines » (I, p. 70 [p. 90 ; ajout de l’édition de 1748]). Rome était faite pour s’agrandir, « elle ne s’est pas trouvée plus sage que tous les autres États de la terre en un jour, mais continuellement » (IX, p. 120 [p. 159]). « La force de son institution avoit été telle, qu’elle avoit conservé une valeur héroïque, et toute son application à la guerre, au milieu des richesses, de la mollesse et de la volupté ; ce qui n’est, je crois, arrivé à aucune nation du monde » (X, p. 122 [p. 162]). Le spectacle du retournement fatal se donne dans tout son éclat à cause de la singularité même de l’objet : Rome aurait dû périr plus tôt, si une « institution » d’une force étonnante et une conjonction de circonstances ne l’avaient forgée pour la conquête du monde ; la difficulté et le retard des premiers succès la préservent pour un avenir exceptionnel : « S’ils avoient rapidement conquis toutes les villes voisines, ils se seroient trouvés dans la décadence à l’arrivée de Pyrrhus, des Gaulois et d’Annibal ; et, par la destinée de presque tous les États du monde, ils auroient passé trop vite de la pauvreté aux richesses, et des richesses à la corruption » (I, p. 74 [p. 96]). « Trop vite » : il fallait que tout fût à son comble pour que la chute fût plus profonde [3]. Les indices du texte pointent implicitement vers une providence obscure qui dispose le drame des « choses humaines ». L’exception ne vaut pas seulement pour la constance et l’héroïsme de la Rome républicaine ; la déchéance n’est pas moins inouïe : « On est fatigué de voir, dans l’histoire des empereurs, le nombre infini de gens qu’ils firent mourir […]. Nous ne trouvons rien de semblable dans nos historiens modernes […]. » Le peuple romain « étoit devenu le plus vil de tous les peuples » (XV, p. 148-149 [p. 200-201]). Montesquieu peut donc jouer magistralement du contraste entre les extrêmes, non seulement dans l’économie d’ensemble de l’ouvrage, mais en de longues séries à l’intérieur de certains chapitres [4]. L’histoire romaine, prise de haut vol, se déploie comme une fiction tragique.

L’exception historique de Rome l’oppose particulièrement aux États de l’Europe moderne. Montesquieu la signale par un « au lieu que » qui met en regard la vigueur des soldats-citoyens de la République et la faiblesse des armées modernes. « Nous n’avons plus une juste idée des exercices du corps […] au lieu que, chez les anciens, tout, jusqu’à la danse, faisoit partie de l’art militaire » (II, p. 77 [p. 100 ; ajout de l’édition de 1748]) ; [...] « au lieu qu’il arrive presque continuellement, aujourd’hui, que des armées, sans avoir combattu, se fondent, pour ainsi dire, dans une campagne » (II, p. 79 [p. 102]) ; « Dans nos combats d’aujourd’hui, un particulier n’a guère de confiance qu’en la multitude : mais chaque Romain […] » (ibid.). Il refuse certes de considérer les Anciens comme « d’autres hommes que nous » ; il donne de la puissance relative des petites républiques une explication économique et sociale. Mais, au même moment, il laisse entendre que la « différence de situation » est une dégradation et un « dérèglement » (III, p. 81 [p. 106]). Comme dans L’Esprit des lois, on voit ici s’affronter une intense valorisation de l’Antiquité républicaine et une démarche rationnelle de relativisation. « La prodigieuse fortune des Romains nous paroît inconcevable » (III, p. 80 [p. 105]). Montesquieu s’est donné pour mission de la concevoir, mais tout manifeste que le prodige excède et défie toujours la conception.

Les Considérations abondent en expressions de l’« inconcevable », du prodigieux, de la singularité, de l’admirable [5]. L’index du vocabulaire de Montesquieu révélerait sans doute à cet égard des constantes remarquables dans toute son œuvre. « Admirable » est de ces adjectifs dont le retour et l’effet sont frappants dans L’Esprit des lois. J’en ai relevé dix occurrences dans les Considérations. Il faut noter que les adjectifs intensifs ne s’appliquent pas uniquement à l’élévation de Rome, à ses lois, à ses institutions, mais à tout ce qui porte un caractère de grandeur et d’énergie : Mithridate (qui, « seul », s’oppose à tant de rois avilis), les Parthes inaccessibles, les stoïciens, Attila. L’admiration est chez Descartes « la première de toutes les passions [6] ». Elle domine aussi sans doute l’âme de Montesquieu.

Elle est une faculté d’étonnement, de surprise et, du même coup, elle inspire le goût, la passion d’étonner. C’est là le moteur qui, sans arrêt, anime le style de Montesquieu, le principe qui régit la phrase et l’alinéa brefs, le temps impulsif si caractéristique de sa prose. Je ne signalerai ici que deux traits dont la récurrence dans les Considérations est presque obsédante : la clausule lancée par un « et » dramatique après une ponctuation (en général forte, ou sentie comme telle), effet de culmination-rupture propre aux coups de théâtre, aux conclusions brutales, inattendues ou paradoxales. Je cite seulement deux exemples, pris au hasard : « et l’incendie de la ville ne fut que l’incendie de quelques cabanes de pasteurs » (I, p. 75 [p. 98]) ; « et, sans être compatriotes, ils étoient tous Romains » (VI, p. 108 [p. 141]). Le second trait est l’emploi de « même » en fonction adverbiale après un nom. J’en ai repéré trente et une occurrences, auxquelles il faudrait ajouter les tournures voisines (« jusqu’à », « pas même ») ; elles se concentrent surtout dans les chapitres IV, V, VI, XI et XV [7]. On y voit toujours à l’œuvre la volonté de faire saillir la singularité ou la violence d’un événement, l’extrémité d’une situation ou la contrariété qui la déchire. Montesquieu éprouve un plaisir renouvelé à exercer ainsi l’acuité brachylogique de son esprit dans l’écriture. L’histoire devient, parfois dans d’infimes circonstances, le lieu de l’étrangeté et du paradoxe. Un exemple suffira. Montesquieu écrit à propos de la « lâcheté naturelle » d’Octave : « Peut-être même que ce fut un bonheur pour lui de n’avoir point eu cette valeur qui peut donner l’empire, et que cela même l’y porta » (XIII, p. 137 [p. 184]). Et il ajoute : « Il n’est pas impossible que les choses qui le déshonorèrent le plus aient été celles qui le servirent le mieux ». La formule paradoxale, volontiers antithétique, abonde dans les Considérations. Loin d’être un jeu rhétorique, elle exprime l’essence même de l’histoire telle que la voit et la représente Montesquieu. Elle révèle une forme de fantastique au cœur du réel. « Dans cette idée, ils augmentoient toujours leurs prétentions à mesure de leurs défaites ; par là ils consternoient les vainqueurs, et s’imposoient à eux-mêmes une plus grande nécessité de vaincre » (I, p. 73 [p. 94]) ; « et Sylla fait si bien travailler les soldats de son armée effrayée de la guerre contre Mithridate, qu’ils lui demandent le combat comme la fin de leurs peines » (II, p. 79 [p. 101]). Voilà pour la grandeur, et voici pour la décadence : « Rome étoit en ce malheureux état, qu’elle étoit moins accablée par les guerres que par la paix » (XI, p. 126 [p. 168]).

La scène de l’histoire romaine est prodigieuse : ce n’est pas, comme nous dirions maintenant, le bassin méditerranéen, dont les confins sont élargis jusqu’à la Germanie ou au territoire des Parthes. Dans le langage de Montesquieu, la scène est l’« univers », ou le « monde », une totalité qui ne laisse au dehors que le quasi-néant de la barbarie. Il imite, certes, le langage des historiens romains, langage courant de l’historiographie classique de Rome [8], mais il n’en est pas moins remarquable que les Considérations nous plongent, avec une sorte d’ivresse, dans l’hyperbole de l’équation urbs-orbis. Le mot « univers » n’apparaît qu’une fois dans son sens propre, à propos de l’« unité d’harmonie » dans le corps politique : « Il en est comme des parties de cet univers, éternellement liées par l’action des unes et la réaction des autres » (IX, p. 119 [p. 157]). Dans tous les autres cas, le mot désigne le lieu d’expansion de l’Empire romain dans son immensité et sa totalité. Le langage joue du prestige d’une sorte d’infini réalisé, ou d’une finitude parfaite selon le sens du cosmos antique. Rome, dès l’origine, « s’exerçoit à des vertus qui devoient être si fatales à l’univers » (II, p. 74 [p. 97]). À partir du chapitre VI, les Romains deviennent les « maîtres de l’univers » (VI, p. 106 [p. 139]), ils attirent à eux « tout l’argent du monde », ils accablent leurs ennemis, « pour ainsi dire, du poids de l’univers » (VI, p. 107 [p. 140]), leur ville devient « la tête du corps formé par tous les peuples du monde » (ibid.). Au moment des guerres civiles, c’est le « monde entier » qui est l’enjeu (XIII, p. 138 [p. 185 ; addition de l’édition de 1748]), avant que son énormité même ne se retourne contre Rome : « Rome ne fut plus la maîtresse du monde, mais elle reçut des lois de tout l’univers » (XVI, p. 157 [p. 214]), et que l’empire ne devienne le champ de destruction livré aux empereurs : Caracalla va « promener sa fureur dans tout l’univers » (XVI, p. 158 [p. 215]).

Le temps de l’histoire romaine n’est pas moins prodigieux. À la totalité de l’espace répond celle de l’« éternité ». À vrai dire, l’éternité s’oppose plus qu’elle n’appartient au temps (dont j’étudierai plus loin le traitement dans les Considérations) ; elle est l’absolu qui le transcende. Elle installe Rome dans un au-delà de l’histoire, dans l’essence qui la définit au-delà de toutes ses manifestations. Il s’agit encore d’un cas, monstrueux, d’exception, d’une transmutation. L’excès du langage est assurément conforme à l’usage venu du latin, et la « ville éternelle » était une hyperbole commune [9]. Montesquieu la voit poindre, dès l’origine, au temps des rois : « On commençoit déjà à bâtir la ville éternelle » (I, p. 69 [p. 89 ; addition de l’édition de 1748]). Mais l’adjectif, relevé en neuf occurrences, exprime presque toujours la majoration extrême de la qualité (continuité, puissance), et devient une métaphore de l’intensité. « Rome étoit donc dans une guerre éternelle et toujours violente » (I, p. 73 [p. 94]) ; « ce qui rendit ses forces éternelles » (IV, p. 86 [p. 113]) ; Massinisse était l’« ennemi éternel » de Carthage (V, p. 92 [p. 121]) ; Auguste « rendit les corps des légions éternels » (XIII, p. 142 [p. 191]). Montesquieu se livre à l’ivresse de la qualification, qui inspire cette phrase étonnante : « Cette ville, fondée sous les meilleurs auspices, ce Romulus, leur roi et leur dieu, ce Capitole, éternel comme la ville, et la ville, éternelle comme son fondateur, avoient fait autrefois, sur l’esprit des Romains, une impression qu’il eût été à souhaiter qu’ils eussent conservée » (X, p. 121 [p. 161]). L’éternité est l’image de la valeur éminente des origines, impérissable dans l’oubli même et la corruption.

Une étude approfondie du vocabulaire des Considérations révélerait bien d’autres hyperboles, qui prouveraient encore combien l’imagination de Montesquieu est fascinée par la violence des extrêmes [10]. Cette fascination fait éclore également les images et les métaphores, dont la plupart, et les plus éclatantes, composent l’arrière-fond d’un drame élémentaire et cosmique : l’eau impétueuse, la terre secrète, la pesanteur oppressante. L’eau est de loin l’élément dont la présence est la plus fréquente et la plus significative. La puissance en expansion de Rome est un « torrent » (V, p. 97 [p. 127]), toutes les nations vont « se perdre peu à peu dans la république romaine » (VI, p. 107 [p. 140]), ce qui rappelle une phrase célèbre de L’Esprit des lois. Au terme du destin de Rome, l’eau exténuée : l’empire d’Orient « finit comme le Rhin, qui n’est plus qu’un ruisseau lorsqu’il se perd dans l’Océan » (XXIII, p. 209 [p. 285]) [11]. Mais, dans les convulsions de l’Empire, martyre de Rome, l’eau violente : « Comme on voit un fleuve miner lentement et sans bruit les digues qu’on lui oppose, et enfin les renverser dans un moment […] » (XIV, p. 143 [p. 193]). Au sommet de sa puissance, Rome fonctionne comme une énorme machine de distillation : « C’étoit une circulation des hommes de tout l’univers : Rome les recevoit esclaves, et les renvoyoit Romains » (XIII, p. 142 [p. 191]) [12]. Elle conserve, dans son occupation de l’espace, la souveraineté suprême de la mer : « Et il est admirable qu’après tant de guerres, les Romains n’eussent perdu que ce qu’ils avoient voulu quitter, comme la mer qui n’est moins étendue que lorsqu’elle se retire d’elle-même » (XV, p. 154 [p. 210]). Lorsque les Barbares l’envahissent, c’est l’image d’une gigantesque marée qui s’impose : « Il se fit un reflux de nations et un transport de peuples de ce côté-là. Les passages de l’Asie étant mieux gardés, tout refouloit vers l’Europe […] » (XIX, p. 180 [p. 245]) [13].

Rome triomphante, puis écrasée est successivement bénéficiaire et victime d’une physique fantastique : « lorsqu’ils faisoient la guerre à quelque prince, ils l’accabloient, pour ainsi dire, du poids de tout l’univers » (VI, p. 107 [p. 140]) ; « Il sembloit que les nations se précipitassent les unes sur les autres ; et que l’Asie, pour peser sur l’Europe, eût acquis un nouveau poids » (XVII, p. 170 [p. 231]). Machine d’anéantissement, de broyage et d’absorption des peuples, Rome est à son tour anéantie par des peuples sortis des confins de son « univers » ; il ne faut pas moins qu’une génération spontanée, selon le vieux mythe de l’autochtonie, pour ressusciter des Barbares : « Par l’événement du monde le plus extraordinaire, Rome avoit si bien anéanti tous les peuples, que lorsqu’elle fut vaincue elle-même, il semble que la terre en eût enfanté de nouveaux pour la détruire » (XVI, p. 162 [p. 220-221]). Par un jeu hardi de l’imagination sur la totalité et la limite, sur les flots submergeants, Montesquieu ajoute : « Si aujourd’hui un prince faisoit en Europe les mêmes ravages, les nations repoussées dans le Nord, adossées aux limites de l’univers, y tiendroient ferme jusqu’au moment qu’elles inonderoient et conquerroient l’Europe une troisième fois ». L’image étonnante de l’adossement de la force arrêtée et menaçante, semble ne pouvoir se réaliser que dans une vision titanesque inspirée de la peinture ou de la statuaire baroques.

L’enfantement des peuples renvoie à la terre profonde, lieu des miracles, des longues maturations et des créations. La secte stoïque, si « admirable, qui étoit comme ces plantes que la terre fait naître dans des lieux que le ciel n’a jamais vus » (XVI, p. 155 [p. 211]), est produite elle aussi par cette magie de l’ombre.

Les Considérations contractent l’histoire de Rome en un court essai qui suit la chronologie des faits. Il ne s’agit évidemment pas d’un résumé : Montesquieu dispose et choisit la matière en fonction de la grande loi du devenir, de la relation de l’« institution » à sa fin, qu’il dégage. On a pu déjà le constater, il met en scène un drame à la fois exemplaire et extraordinaire. Il le noue et le conduit jusqu’à sa catastrophe. La méditation sur les « causes » et l’interprétation se développent à partir d’un récit elliptique qui porte, dans son allure et son énergie même, sa propre signification : il est, à lui seul, la figure du prodige romain, il en accumule tous les signes, menus, pressés, innombrables. Une analyse de tous les aspects du texte, à cet égard, m’entraînerait plus loin que je ne veux ni ne peux aller. Je ne retiendrai que quelques-uns de ces signes.

Ceux de la continuité, en premier lieu. L’organisation des chapitres impose à l’histoire romaine, en particulier dans sa phase ascendante, une perspective dissociative et sélective. Il faut attendre la fin des guerres de Mithridate, achèvement du « spectacle » de la grandeur (VII, p. 111 [p. 144]), pour voir évoquer, en un bref chapitre, le fonctionnement interne de la cité (VIII). Après quoi tout bascule dans la « corruption ». Rome était faite pour l’expansion, et la suite des guerres est propre à manifester l’extraordinaire continuité de la vaillance romaine, une sorte de miracle perpétuel. C’est ici le lieu privilégié de l’intensité hyperbolique, de la réitération des expressions de la constance, de l’opiniâtreté, de l’exercice inlassable, du courage indomptable. Les Romains se rendent « plus qu’hommes » par la « guerre continuelle » (I, p. 73 [p. 94]), par un « travail continuel », « immense », des fatigues « continuelles » (II, p. 76 [p. 99-100]) ; « aussi les voit-on continuellement, dans les histoires […] arracher enfin la victoire » (II, p. 79 [p. 103]). Grâce à l’institution des consuls, il n’y a « pas un moment de perdu pour l’ambition » (I, p. 72 [p. 93]), ils agissent selon des « principes toujours constants » (VI, p. 103 [p. 135]), des « maximes constantes » (VI, p. 104 [p. 135 ; addition de l’édition de 1748]). L’adverbe « toujours » apparaît sans cesse, dans ces pages, comme un leitmotiv obsédant. Rien n’use Rome, ni ne l’arrête, elle possède en elle le principe d’un mouvement sans fin, qui doit aller aux bornes du possible, aux limites où le temps bascule dans l’éternité et l’espace conquis dans l’« univers ». L’excès des mots n’est que le point extrême où portent spontanément l’étonnement et l’admiration du spectateur de l’histoire. « Rome fut un prodige de constance » (IV, p. 89 [p. 117).

Les signes de l’immédiateté vont de pair avec ceux de la continuité. Tout va très vite dans les Considérations, et cette rapidité n’est pas l’artifice du narrateur-commentateur, elle tient à la « nature de la chose », pour reprendre une expression chère à Montesquieu, à l’énergie et à l’intelligence des acteurs, à leur extraordinaire vertu d’initiative, de décision et d’adaptation, à la soudaineté des actions ou à leur violence. L’adverbe « d’abord » dans son sens classique, me paraît le principal outil, lui-même concis et remarquablement opératoire, de cette constante rupture [14]. Il intervient en trente-cinq occurrences, réparties dans l’ensemble de l’œuvre, mais avec une fréquence exceptionnelle dans le chapitre VI (sept occurrences). « On se servoit des alliés pour faire la guerre à l’ennemi ; mais d’abord on détruisoit les destructeurs. Philippe fut vaincu par le moyen des Etoliens, qui furent anéantis d’abord après […] » (VI, p. 100 [p. 130). « Lorsqu’ils laissoient la liberté à quelques villes, ils faisoient d’abord naître deux factions » (VI, p. 102 [p. 133]). « Quand quelque prince avoit fait une conquête, qui souvent l’avoit épuisé, un ambassadeur romain survenoit d’abord, qui la lui arrachoit des mains » (VI, p. 103 [p. 134]). Ces citations suffisent à faire sentir l’effet produit, réitératif et percutant. Ce chapitre VI sur la conduite du sénat romain porte à son éclat extrême l’image que Montesquieu veut donner, et dont il est lui-même saisi, de la fulguration. La puissance de Rome réside dans une maîtrise totale et effrayante du temps et des circonstances, dans la magie de l’à-propos et de la rapidité. La répétition du schéma temporel dans les attaques d’alinéas par la conjonction ou l’adverbe de temps, la montée méthodique, irrésistible, aux extrêmes, inscrivent dans le texte toutes les opérations d’une véritable sorcellerie politique. L’effet d’immédiateté est ici à son comble, mais on le retrouve partout, dans les guerres de Mithridate, chef-d’œuvre de narration elliptique, dans les massacres des empereurs [15], dans le récit des invasions ou l’évocation des croisades.

Le temps des Considérations est violent, abrupt, celui d’une histoire portée à son degré suprême d’activité. À l’imparfait du chapitre VI s’oppose, avec un effet semblable de répétition, le passé simple de tant d’autres chapitres : dans le IXe, par exemple, sur les guerres civiles, lorsque s’impose l’image de la perte de Rome, le temps verbal suggère une série d’arrachements successifs dont les conséquences sont infinies dans l’avenir : « il ruina […], il inventa les proscriptions […]. Dès lors, il fut impossible de s’attacher davantage à la république » (XI, p. 124 [p. 165]). « Enfin, la république fut opprimée » (XI, p. 129 [p. 172). Le passage d’une extrémité à l’autre se fait instantanément : « Cette épouvantable tyrannie des empereurs venoit de l’esprit général des Romains. Comme il tombèrent tout à coup sous un gouvernement arbitraire, et qu’il n’y eut presque point d’intervalle chez eux entre commander et servir […] » (XV, p. 147 [p. 199-200]). L’histoire de l’Empire est une succession parfois frénétique de catastrophes et de monstruosités, d’où se détachent, de façon quasi miraculeuse, des exceptions elles-mêmes brèves et inattendues (les stoïciens, le règne de Trajan).

Je disais que tout va vite dans les Considérations ; il fallait qu’il en fût ainsi, pour qu’on vît, en un éclair, le « spectacle des choses humaines », et que la fatalité qui poursuit la « grandeur » apparût dans un resserrement vertigineux de la vision : « qu’on voie dans l’histoire de Rome tant de guerres entreprises, tant de sang répandu, tant de peuples détruits […] ; ce projet d’envahir tout, si bien formé, si bien soutenu, si bien fini, à quoi aboutit-il, qu’à assouvir le bonheur de cinq ou six monstres » (XV, p. 150 [p. 204]).

La contraction de temps répond au mouvement d’une intuition fulgurante et totalisante, qui commande l’éclosion spontanée du contraste, de la clausule surprenante, et la saccade du rythme bref.

La vision de l’histoire romaine dans les Considérations ne répond pas à un processus d’idéalisation, du moins au sens courant du terme, mais à une impulsion constante qui pousse Montesquieu à accentuer, à mettre en relief et en drame. Elle manifeste une fascination pour la singularité, la violence, les grands caractères, pour ce qu’on appellera plus tard l’« énergie ». L’énergie du style, les hyperboles, les images, révèlent dans l’écriture une propension à l’excès, une violence intérieure et cachée. L’histoire de Rome, pénétrée de prodige et de magie, devient bien une « fiction » : Montesquieu la façonne, la modèle, la transforme, dans le sens de la plus grande intensité. Il y a, dans la pratique de l’écriture et dans l’esthétique de Montesquieu, une démesure, un élan à la fois brusque et sans frein, qui tend toujours à ouvrir dans le réel historique une perspective extrême et totalisante. Faire tout voir en « peu de paroles », comme il est dit de Florus dans l’Essai sur le goût (p. 1244-1245 [OC, t. 9, p. 492]), c’est le secret du plus grand « plaisir de l’âme » et « l’effet suprême de l’art. L’âme cherche toujours des choses nouvelles, et ne se repose jamais […] » ; « enfin notre âme fuit les bornes, et elle voudrait, pour ainsi dire, étendre la sphère de sa présence » (p. 1243-1244 [p. 491]) ; et, à propos de Suétone : « ainsi l’âme trouve un très grand nombre de sentiments différents qui concourent à l’ébranler et à lui composer un plaisir » (p. 1250 [p. 499]). On a, et avec juste raison, insisté sur la volonté qui habite Montesquieu de composer, de mesurer les forces, sur son idéal de « modération » ; Rome, comme le despotisme dans L’Esprit des lois, en est l’envers effrayant, mais aussi fascinant. Peut-être faut-il donc insister plus encore sur ce que nous révèlent de Montesquieu la pensée, l’imagination et l’écriture de la violence et de la démesure. Elles s’accordent parfaitement à une psychologie de la curiosité, du choc, et du plaisir qui en résulte.

Surprise, étonnement, en quoi se résume presque l’Essai sur le goût, ne sont les maîtres mots d’une poétique [16] que parce qu’ils expriment d’abord un mouvement spontané de la perception : « plaisir » de « voir », de voir le plus loin possible, le plus de choses possibles, tout, tout d’un coup, et de faire voir. Le merveilleux naît tout naturellement dans le trajet impétueux de ce regard.

Notes

[1Voir Essai sur le goût. Œuvres complètes, éd. Roger Caillois, Bibliothèque de la Pléiade, t. II, 1951, p. 1246, 1256-1257 [OC, t. 9, p. 493, 505]. Je me référerai toujours à cette édition, en indiquant seulement, pour les Considérations, le chapitre et la page. [Entre crochets, références à l’édition des Œuvres complètes, t. 2, 2000.]

[2Ibid., p. 1249 [p. 498].

[3Montesquieu avait pensé donner pour épigraphe aux Considérations la formule de Claudien : Tolluntur in altum, ut lapsu graviore ruant.

[4Voir en particulier XVIII, p. 174-175 [p. 236].

[5« Inconcevable » : I, p. 74 [p. 97] ; III, p. 82 [p. 105] ; VI, p. 100 [p. 131 ; addition de l’édition de 1748] ; XIX, p. 182 [p. 248] ; « prodige », « prodigieux », « prodigieusement » : III, p. 82 [p. 105] ; IV, p. 89 [p. 117] ; XIII, p. 142 [p. 190] ; « divin » : XI, p. 132 [p. 175] ; XV, p. 153 [p. 209] ; « singulier » : XX, p. 185 [p. 257] ; XXIII, p. 208 [p. 284].

[6Les Passions de l’âme, art. 53.

[7Chap. IV, 5 occurrences ; V, 4 occurrences ; VI, 5 occurrences ; XI, 4 occurrences ; XV, 4 occurrences.

[8Dans l’Essai sur le goût, Montesquieu traduit deux phrases d’historiens latins ; « totus orbis » et « orbis terrarum » deviennent « l’univers » (p. 1245, 1250 [OC, t. 9, p. 493, 499]). C’est le second sens que donne le Dictionnaire universel de Furetière : « le globe de la terre », « toutes les nations ensemble ». On trouve dans les Considérations dix occurrences d’« univers », et six de « monde ».

[9C’est le second sens de Furetière, art. « Eternel » : « se dit aussi des choses qui durent longtemps » et du Dictionnaire de l’Académie française, 1694 : « qui doit durer si longtemps qu’on n’en sçait point la fin ».

[10Il faudrait suivre, par exemple, l’emploi des mots « fureur » (I, p. 75 ; XVI, p. 158 ; XIX, p. 179 [p. 98, 215, 243]), « désespoir » (IV, p. 86 ; V, p. 96 [p. 113, 125]), « consterner » (V, p. 98 ; VI, p. 100 [p. 127, 130])…

[11L’évocation de la Crimée, au début (I, p. 69 [p. 89]) presqu’île entourée d’eaux, ne répond-elle pas inconsciemment à cette image des Pays-Bas ?

[12La « circulation » désigne communément le mouvement du sang ou de la sève. Mais il faut sans doute se référer ici au premier sens de Furetière : « terme de chymie », « distillation réitérée plusieurs fois dans un vaisseau qu’on appelle pellican ».

[13« Refouler », « en termes de mer, se dit lorsque la marée descend […]. La marée refoule en un tel endroit » (Furetière). Le sens hydraulique semble n’apparaître que dans l’Encyclopédie, art. « Refoulé ». Peut-on ajouter aux images aquatiques (maléfiques) celle de l’« hydre » des disputes théologiques (XXII, p. 210 [p. 274) ? On connaît l’importance de la métaphore des eaux, dans L’Esprit des lois, dans ses composantes antithétiques de l’eau violente et de l’eau domptée (les « canaux »). On trouve aussi dans les Considérations les images du volcan et du feu : VIII, p. 111 [p. 145] ; XV, p. 150 [, 205].

[14Il faudrait compléter l’étude de ce mot par celle de toutes les expressions de la rapidité (« soudain », « à peine… que », « tout à coup »…).

[15Voir XVI, p. 156 [p. 212-213] ; XVII, p. 166 [p. 224-225].

[16Il faut sur ce point se référer à l’étude très suggestive de Jacques Proust, « Poétique de L’Esprit des lois », dans L’Objet et le Texte, Genève, Droz, 1980, p. 295-311.