(Re)lire L’Esprit des lois, Luigi Delia et Catherine Volpilhac-Auger dir., Presses de la Sorbonne, 2014 Phiippe Audegean

, par Volpilhac-Auger, Catherine

(Re)lire L’Esprit des lois, études réunies par Catherine Volpilhac-Auger et Luigi Delia, Paris, Publications de la Sorbonne, 2014, 196 pages (ISBN : 978-2-85944-799-1)

Issu d’un séminaire qui s’est tenu à l’École normale supérieure de Lyon, ce volume offre une belle illustration du renouvellement critique dont bénéficient depuis une quinzaine d’années les études sur Montesquieu. Consacré à L’Esprit des lois, il ne privilégie ni une approche particulière, ni un thème ou un problème spécifique. Au contraire, il propose une série d’analyses, toutes passionnantes, centrées sur différents aspects de l’œuvre : autant de tensions, de questions et même d’énigmes que ces contributions éclairent à nouveaux frais, avec finesse et profondeur.

Dans sa brève introduction, Catherine Volpilhac-Auger trace d’abord une cartographie très éclairante de ce renouvellement : la bibliographie récente offre une meilleure connaissance de la genèse des œuvres de Montesquieu, dont elle renouvelle également l’interprétation sur des points essentiels. L’Esprit des lois, en particulier, n’apparaît plus comme l’œuvre d’un féodal attaché à ses privilèges : contemporain de la formation de la pensée libérale moderne, son auteur cherche lui aussi à penser les conditions d’une convergence des intérêts individuels en direction du bien commun. De ce point de vue, la question du rapport à la pensée du XVIIe siècle – points de rupture et lignes de continuité – traverse un grand nombre des contributions rassemblées ici : quel héritage Montesquieu recueille-t-il de la théorie de l’amour-propre et du jusnaturalisme moderne ?

Céline Spector s’interroge ainsi sur la disparition du terme d’amour-propre dans L’Esprit des lois. Cette éclipse peut d’abord être expliquée par le fait que, avec ce livre, on passe de la psychologie à la sociologie. Ce passage est crucial : la science des causes et des conditions se substitue aux réflexions sceptiques sur l’inconstance du moi. Mais cette explication est insuffisante : sous un autre nom, l’amour-propre réapparaît en effet dans L’Esprit des lois, puisque c’est à la faveur de l’honneur que « chacun va au bien commun, croyant aller à ses intérêts particuliers » (EL, III, 7). L’augustinisme est ainsi subverti par Montesquieu, puisque la voie du salut se trouve désormais dans les effets naturels de la vanité et dans l’espace immanent de la société civile.

Diego Vernazza poursuit l’enquête sur le rapport de Montesquieu aux auteurs qui l’ont précédé (Pascal, Malebranche, Locke, Leibniz), cette fois autour du thème de l’inquiétude. Le chapitre 27 du livre XIX montre que l’inquiétude des Anglais, déterminée par des conditions climatiques et sociales, explique leur amour de l’indépendance. Or, cet amour ne s’exprime pas dans le repli sur la sphère privée, mais dans la participation ou l’attention aux affaires publiques : aussi procure-t-il l’avantage de « déconcerter les projets de la tyrannie ». À la faveur de cette sociogenèse d’une manière d’être collective, l’inquiétude apparaît ainsi comme le présupposé anthropologique des sociétés libres et modernes.

Pour clore cette première partie consacrée aux rapports entre individu et société, Gabrielle Radica montre comment Montesquieu définit la spécificité du droit domestique (dans ses rapports avec le droit civil, le droit politique et le droit naturel) comme celle d’une « sphère de justice » au sens de Michael Walzer. Si la famille participe à l’objectif collectif de la propagation de l’espèce, elle doit en effet être protégée contre les pressions extérieures. Or, cette protection est une condition de la liberté individuelle : pour que l’individu soit protégé, il faut que ses relations familiales le soient aussi. Contre une version purement « égoïste » de l’individualisme, Montesquieu montre ainsi que nous sommes libres si nos relations à nos proches sont protégées, et pas seulement notre personne.

La deuxième partie de l’ouvrage poursuit l’enquête sur le rapport à la tradition, cette fois sous l’angle de l’histoire de la pensée politique. Selon Till Hanisch, c’est en recueillant un héritage antique, notamment platonicien, que Montesquieu parvient à définir l’équité et la modération comme les formes de réalisation de la justice. L’équité est une forme de mesure qui s’exprime dans un rapport de convenance, mais qui doit elle-même être soumise à la modération, principale qualité exigée du législateur.

Dario Ippolito étudie ensuite la présence chez Montesquieu de la doctrine jusnaturaliste, trop souvent marginalisée dans la tradition historiographique. La valeur normative de la notion de « nature des choses » est en effet fréquemment attestée dans L’Esprit des lois : le droit positif n’est pas toujours « dicté par la nature », puisqu’il peut au contraire être jugé au nom de la nature. Montesquieu n’a donc pas coupé les ponts avec la doctrine du droit naturel : inscrite dans le cœur humain, la loi naturelle exerce en outre une ample compétence juridique (au sein du droit des personnes, du droit des gens, du droit de la famille, du droit pénal, etc.), dont ce chapitre offre plusieurs exemples précis.

La troisième partie de l’ouvrage se heurte alors successivement à trois énigmes, trois difficultés textuelles et théoriques qui déconcertent le lecteur de L’Esprit des lois. La première concerne le livre X : Montesquieu y soutient, de manière apparemment contradictoire, que le droit de guerre ne peut être justifié que par le droit de la défense naturelle, et qu’il existe pourtant un droit de conquête. Pour résoudre cette énigme, Jean Terrel souligne d’abord la nécessité de contextualiser la pensée de Montesquieu à la fois dans sa propre évolution et dans une période historique de transition qui précède la fusion complète du commerce (capitalisme marchand) et de la conquête (États territoriaux). Il propose alors trois réponses possibles : a) la conquête n’est jamais légitime, mais à partir du moment où elle est entreprise, on peut réfléchir aux limites qui s’imposent au conquérant ; b) celui-ci, dans la mesure où il plonge les vaincus dans la misère, a un devoir de réparation envers eux. Ces deux premières réponses sont cependant insuffisantes : c) il existe des formes de conquête qui sont bénéfiques pour étendre le commerce dans le monde et qui ne conduisent pas forcément à un empire despotique incompatible avec la liberté du commerce.

La deuxième énigme est soulevée par le cas où « quelque citoyen, dans les affaires publiques, violerait les droits du peuple » (EL, XI, 6) : dans ce cas, un tel citoyen doit être jugé par la partie noble (en violation du principe voulant qu’on soit toujours jugé par ses pairs) du corps législatif (en violation du principe de la distinction des pouvoirs). Comment expliquer cette double violation ? Comme le rappelle Norbert Campagna, un tel jugement ne peut d’abord être rendu par les juges de la nation, en raison de l’absence d’une loi préalable et de la puissance éventuelle du citoyen jugé. Mais il ne peut non plus être rendu par la partie populaire du corps législatif, qui serait alors juge et partie. L’exception aux principes est donc justifiée, comme toujours dans L’Esprit des lois, par l’intérêt du justiciable à un procès équitable. Il est cependant nécessaire de recourir à des hypothèses pour interpréter cet intérêt, car le texte est suggestif mais laconique : Montesquieu fait peut-être référence à la passion de l’envie ou à celle de la liberté, propres au peuple et non aux nobles et sources possibles d’injustice en pareil cas.

Carlo Borghero s’interroge enfin sur la signification du livre XXVI, généralement considéré comme l’un des livres conclusifs de l’œuvre, après avoir été le plus souvent ignoré par ses premiers lecteurs et critiques. Or, les difficultés d’interprétation sont accrues par la disparition du manuscrit, ainsi que par le caractère relativement peu important des variantes. Ce livre porte sur la distinction des ordres de choses réglés par la loi, et donc sur le danger de la superposition des normes. Des questions cruciales et sensibles y sont ainsi abordées : les relations entre l’Église et l’État (autonomie des juridictions civiles par rapport aux juridictions ecclésiastiques), entre les lois politiques et les lois civiles (défense de la propriété privée, placée hors de portée des lois politiques), entre la loi naturelle et la loi positive (séparation de la morale et de la religion).

L’ouvrage s’achève par des réflexions sur la situation de Montesquieu dans son contexte historique. Alessandro Tuccillo montre d’abord que la pensée antiesclavagiste des Lumières gagne à être étudiée dans une perspective transnationale. L’exemple des discussions italiennes atteste en effet le rôle central joué par L’Esprit des lois dans la naissance de l’antiesclavagisme : ce faisant, il remet en cause la conception de l’antiesclavagisme comme superstructure du colonialisme, puisque les territoires italiens n’étaient pas des puissances coloniales. L’exemple d’Ermenegildo Personè permet en outre de mieux comprendre les textes et les thèses de Montesquieu. En effet, ce détracteur du Bordelais voit juste en établissant que le livre XV se rend coupable d’une déformation du droit romain. Or, cette déformation invite justement à comprendre que la véritable cible est ici la tradition jusnaturaliste et non le droit romain : c’est en critiquant la doctrine de Grotius, Hobbes et Pufendorf que Montesquieu affirme la contradiction entre droit et esclavage.

Le dernier chapitre de l’ouvrage explore enfin les vies et les pensées parallèles du chancelier d’Aguesseau et de Montesquieu : en dépit de leurs divergences, les deux auteurs ont pourtant paru proches à certains juristes du début du XIXe siècle. Isabelle Brancourt montre en effet que l’absolutisme de d’Aguesseau est plutôt un « libéral-conservatisme » qui illustre à sa manière les originalités et les ambiguïtés intellectuelles de la haute robe du XVIIIe siècle.

De la lecture de ce volume, on sort ainsi mieux armé pour lire ou relire L’Esprit des lois : mieux armé pour en saisir les significations, mieux armé aussi pour en percevoir les difficultés et les énigmes.


Philippe Audegean
Université de Paris III