Rolando Minuti, Una geografia politica della diversità. Studi su Montesquieu, Naples, Liguori, 2015 Alessandro Tuccillo

, par Volpilhac-Auger, Catherine

Rolando Minuti, Una geografia politica della diversità. Studi su Montesquieu, Naples, Liguori, 2015, p. XIV+247

Le livre de Rolando Minuti Una geografia politica della diversità. Studi su Montesquieu [Une géographie politique de la diversité. Études sur Montesquieu], récemment publié par les éditions Liguori de Naples, témoigne de façon exemplaire des importants résultats atteints dans les dernières années par la recherche sur Montesquieu. Comme l’explicite l’auteur, les neufs essais qui composent le livre « ont eu comme milieu et condition essentielle de réalisation le chantier de travail constitué autour de la nouvelle édition des Œuvres complètes de Montesquieu » (p. XI). R. Minuti est en effet parmi les protagonistes de la grande entreprise éditoriale, fondée par Jean Ehrard, dirigée par Pierre Rétat et Catherine Volpilhac-Auger, qui aboutira à la première édition exhaustive et critique des œuvres de Montesquieu. Plusieurs volumes des 22 tomes prévus par le plan de l’ouvrage ont déjà paru. Ce renouvellement de la base philologique a permis d’affiner, ou bien de réorienter, les interprétations sur la pensée de Montesquieu. C’est le cas de ces neuf essais de Minuti qui peuvent être lus comme les étapes de son parcours de recherche sur Montesquieu, puisque la plupart d’entre eux (le chapitre IX est le seul complètement inédit) ont été publiés au cours de ces deux dernières décennies. R. Minuti les a réunis, traduits en italien, revus, intégrés et même corrigés à la lumière des résultats les plus récents de la recherche.

Ces études se concentrent sur l’exigence de Montesquieu d’expliquer et de définir à l’intérieur d’un cadre interprétatif unitaire la diversité humaine dans toutes ses manifestations. Ce qui est du plus grand intérêt, c’est que les thèmes sur lesquels les textes de Montesquieu ont fait date – des formes du gouvernement à la séparation des pouvoirs, des institutions juridiques aux dynamiques des relations sociales et économiques, etc. – sont examinés à travers la perspective de l’anthropologie politique qui les sous-tend. R. Minuti teste donc la première hypothèse de recherche développée dans L’Esprit des lois et annoncée dès la préface : « J’ai d’abord examiné les hommes ; et j’ai cru que, dans cette infinie diversité de lois et de mœurs, ils n’étaient pas uniquement conduits par leurs fantaisies ».

Ce ne sont pas les « fantaisies », mais les données environnementales et géographiques qui représentent pour Montesquieu les outils interprétatifs principaux pour comprendre la diversité humaine. R. Minuti nous fait entrer dans ce laboratoire de recherche de Montesquieu en nous montrant l’évolution de sa réflexion depuis les premiers ouvrages édités jusqu’à L’Esprit de lois et au-delà. L’analyse attentive des manuscrits (édités et inédits) permet, en effet, de saisir le processus de commentaire et de sélection des sources, de sonder les hésitations de Montesquieu et aussi les développements de sa pensée postérieurs à la première édition de 1748 (voir le chap. VII « Dopo L’Esprit des lois : Montesquieu e la letteratura di viaggio » [« Après L’Esprit des lois : Montesquieu et la littérature de voyage »]). La carte de la diversité sociale et politique dessinée par Montesquieu se révèle dynamique, orientée pour rendre compte des différences entre les peuples, tant dans le contexte européen, que par rapport aux contextes extra-européens où l’altérité humaine et politique était plus radicale. R. Minuti se penche sur ce dernier volet qui, par ailleurs, est au cœur de ses intérêts de recherche sur les Lumières françaises et européennes [1]. Il renverse la lecture répandue, mais presque caricaturale, qui voit L’Esprit des lois vicié par un déterminisme climatique rigide utilisé comme méthode unique d’analyse ; une interprétation qui ne maintient son intérêt que pour étudier la querelle sur L’Eprit des lois (p. 10). En revanche, R. Minuti définit la notion d’« esprit » d’un peuple chez Montesquieu comme le résultat d’une pluralité de facteurs où les caractères naturels sont intégrés par l’histoire, la variété des circonstances et l’action politique.

Ce dernier aspect assume une importance capitale pour l’évaluation des systèmes politiques et, notamment, des législateurs qui les ont forgé à partir des conditions naturelles : « les mauvais législateurs sont ceux qui ont favorisés les vices du climat et les bons sont ceux qui s’y sont opposés » (EL, XIV, 5). C’est un principe qui donne à la réflexion de Montesquieu une dimension réformatrice, puisqu’il reconnaît la possibilité d’agir sur les contraintes naturelles. En outre, sur le plan de la théorie politique plus générale, cette attention aux marges d’intervention de la politique permet de nuancer des analyses qui souvent prennent le risque de rester figées dans les principes et les catégories auxquels Montesquieu essaye de reconduire les cas particuliers : « j’ai posé les principes ; et j’ai vu les cas particuliers s’y plier comme d’eux-mêmes, les histoires de toutes les nations n’en être que les suites, et chaque loi particulière liée avec une autre loi, où dépendre d’une autre plus générale » (L’Esprit des lois, Préface). Comme le montre très bien R. Minuti, cette tension vers la construction d’une architecture inclusive de tous les cas particuliers expose Montesquieu à des contradictions qui parfois sont résolues à travers la variable, toujours possible, de l’exception. Des problèmes de cohérence argumentative qui parfois se révèlent plus explicitement dans les manuscrits préparatoires, où nous retrouvons les ébauches d’analyses, les extraits et les commentaires des sources utilisées.

Certes, comme le souligne R. Minuti (chap. I « L’ambiente naturale, la società, i governi » [« Le milieu naturel, la société, les gouvernements »]), cet extraordinaire effort de systématisation implique aussi des simplifications. Au-delà de toutes les médiations que lui suggèrent la lecture des sources (notamment la littérature de voyage, voir le chap. VII), l’espace géographique de la liberté – et donc des possibilités de développement économique et civil – reste pour Montesquieu celui de l’Europe. Ainsi, l’absence de zones tempérées en Asie ne fait pas sortir l’analyse des systèmes politiques de ce continent de la catégorie du despotisme, même quand l’action politique forcerait les limites d’une lecture de ce type. C’est le cas de la Chine, où les bonnes lois, surtout des premiers législateurs, avaient contrasté les vices d’une situation climatique qui portait naturellement les hommes à l’obéissance servile. Toutefois, face à ces constats, et à d’autres qui lui laissent entrevoir des éléments de la république et de la monarchie dans ce système politique, tout discours sur la Chine reste ancré aux formes du despotisme. À cet égard, le passage des Pensées, n° 1880 cité par Minuti (p. 16) est emblématique : parmi les despotismes, celui de la Chine est « peut-être le meilleur de tous ».

La question de l’immobilisme des systèmes politiques orientaux est radicalisée à propos de l’Inde (voir chap. V « La presenza dell’India nell’opera di Montesquieu » [« La présence de l’Inde dans l’œuvre de Montesquieu »]) qui est décrite comme un État despotique différent de la Chine. Si les empereurs chinois avaient eu le mérite de corriger la situation environnementale négative, le gouvernement des Moghols l’avait au contraire renforcée. En effet, la concentration du pouvoir, le manque de propriété privée de la terre, unis à la « paresse naturelle » (EL, XIV, 7) dérivant du climat apparaissent à Montesquieu comme des éléments qui marquent une continuité dans l’histoire de l’Inde depuis l’Antiquité. L’Inde avait été depuis cette époque le lieu où les dynamiques du commerce faisaient concentrer un grand nombre de richesses et de métaux précieux qui permettaient au système despotique de se maintenir. C’était ce mécanisme qui représente le mieux l’immobilisme de l’Inde : « Les Indes ont été, les Indes seront ce qu’elles sont à présent ; et, dans tous les temps, ceux qui négocieront aux Indes y porteront de l’argent, et n’en rapporteront pas » (EL, XXI, 1). Le système des castes est analysé dans sa dimension socio-politique plutôt que comme expression de la religion indienne. Montesquieu s’intéresse surtout aux conséquences des pratiques religieuses dans la société et, d’après ce paramètre, il considère négativement un système qui faisait, par exemple, mépriser les hommes entre eux.

Cette « approche laïque et séculaire au problème religieux » (p. 239), typique de l’univers intellectuel des Lumières, est appliquée par Montesquieu également aux autres religions : le christianisme est exalté comme la meilleure des religions avant tout parce qu’il est apte à diffuser la liberté et la douceur des mœurs ; l’islam est critiqué âprement pour son lien avec le despotisme (voir chap. IX « Montesquieu e l’islam : una rilettura » [« Montesquieu et l’islam : une relecture »]). Cette méthode concerne également le problème de la tolérance (voir chap. VIII « Montesquieu e la storia dell’intolleranza » [« Montesquieu et l’histoire de l’intolérance »]). Montesquieu joue à la fois sur le plan de la dénonciation de la fureur de l’intolérance religieuse – sans hésiter à fustiger l’Inquisition catholique – et sur le plan de la méfiance envers l’introduction d’une nouvelle religion dans des contextes qui lui sont étrangers. Comme le germe de l’intolérance est dans toutes les religions qui tendent à l’expansion, la maxime qu’il formule suggère la nécessité d’une conduite visant à prévenir les tensions plutôt qu’à une revendication de principes absolue (comme ce fut le cas pour Voltaire) : « quand on est maître de recevoir, dans un État, une nouvelle religion, ou de ne pas la recevoir, il ne faut pas l’y établir ; quand elle y est établie, il faut la tolérer » (EL, XXV, 10).

Les conséquences néfastes de l’intolérance religieuse et de sa propagation sont une partie essentielle de la réflexion de Montesquieu sur le continent américain. Dans l’essai consacré à ce sujet (chap. VI « L’America di Montesquieu » [« L’Amérique de Montesquieu »]), R. Minuti invite à valoriser cet aspect de la « géographie de la diversité » dessinée par Montesquieu souvent relégué au second plan en raison de l’attention majeure portée à l’Asie. Pour Montesquieu l’Amérique n’en est pas moins un laboratoire important où il étudie les conséquences de la colonisation et les modèles de relation commerciale. C’est à propos de l’Amérique qu’il élabore sa réprobation des pratiques de la conquête et sa critique de la légitimité de l’esclavage. Pour cela, il condamne la colonisation espagnole fondée sur la conquête et exalte le modèle “commercial” du Royaume-Uni. Le modèle britannique non seulement mitigeait les effets négatifs pour les colonisés et les colonisateurs (comme, par exemple, le dépeuplement), mais représentait aussi un vecteur pour la diffusion des effets positifs du commerce.

Les réflexions de Montesquieu sur la Chine et sur l’Inde montrent que le despotisme peut se décliner en systèmes de gouvernements assez différents. L’analyse consacrée au Japon, à la Russie et aux Tartares confirme ultérieurement la nature ambivalente de cette catégorie. En effet, le despotisme décrit des réalités “orientales” considérées à la fois comme homogènes dans leurs traits naturels et dans leurs principes fondamentaux, et hétérogènes dans les formes de l’organisation politique. Sous la catégorie de despotisme, outre la Chine et l’Inde, nous retrouvons donc aussi le Japon – qui, selon l’expression efficace de Minuti, est l’un des pires « cauchemars politiques » (p. 39) de Montesquieu – et la Russie, qui est considérée comme un système despotique non asiatique. Pour Montesquieu le Japon est un autre lieu privilégié pour réfléchir sur le rapport entre les lois et la religion (voir chap. II « Il Giappone e la tirannia delle leggi » [« Le Japon et la tyrannie des lois »]). L’excès tyrannique de la répression, qui caractérisait les lois pénales japonaises, était lié à la nature et à la fonction de la religion dominante – le shintoïsme – qui n’établissait ni châtiments ni récompenses après la mort en conséquence des comportements humains. Encore une fois la religion est donc traitée non pas comme un phénomène métaphysique, mais comme l’un des facteurs qui contribuent aux formes de la société : « Ainsi au Japon, la religion dominante n’ayant presque point de dogmes, et ne proposant point de paradis ni d’enfer, les lois, pour y suppléer, ont été faites avec une sévérité, et exécutées avec une ponctualité extraordinaire » (EL, XXIV, 14).

En ce qui concerne la Russie, comme le montre R. Minuti (chap. III « L’immagine della Russia » [« L’image de la Russie »]) avec une remarquable étude des sources utilisées par Montesquieu (à partir de l’État présent de la Grande-Russie de John Perry), le jugement négatif sur Pierre Ier le Grand et sur la nature despotique de ce système politique révèle des contradictions par rapport aux caractères climatiques “froids” normalement associés aux peuples libres. Montesquieu sort de cette impasse en niant la nature asiatique du despotisme russe (qui connaissait aussi une politique réformatrice de la part du czar) et en expliquant les caractères de ce système non pas à travers les données environnementales mais par la circonstance historique des effets de la domination des Tartares sur ces territoires. Pourtant, la nature despotique des Tartares, qui aurait influencé de manière déterminante l’esprit russe, posait également des problèmes à l’architecture argumentative de Montesquieu (voir chap. IV « Il popolo “le plus singulier de la terre” » [« Le peuple “le plus singulier de la terre” »). Barbares, nomades, originaires de zones froides, les Tartares auraient dû être plutôt enclins à la liberté individuelle. Néanmoins, les conquêtes vers les zones chaudes de l’Asie leur avaient fait acquérir des éléments du despotisme chinois avec lequel ils entrèrent en contact. La densité de la réflexion de Montesquieu exigeait aussi bien dans ce cas d’élargir les limites de toute catégorisation figée. Ainsi, les Tartares sont traités comme une exception ; ils étaient en effet qualifiés de peuple « le plus singulier de la terre » (EL, XVIII, 19).

« Si l’on veut chercher le dessein de l’auteur, on le peut bien découvrir que dans le dessein de l’ouvrage » (EL, Préface). Montesquieu demande aux lecteurs la « grâce » de suivre cette indication dans la préface de L’Esprit des lois. Si nous voulions emprunter ce registre linguistique, nous pourrions dire que, dans son dernier livre, R. Minuti concède cette « grâce » en analysant avec finesse interprétative et érudition non seulement le texte de L’Esprit de lois, mais aussi l’ensemble des ouvrages et des manuscrits du baron de la Brède ainsi que ses sources antiques et modernes. Rolando Minuti nous offre donc un guide précieux pour cette recherche du « dessein » qui nous fait découvrir en profondeur « la géographie politique de la diversité » élaborée par Montesquieu. Il s’agit là de l’un des aspects les plus importants de sa pensée, au cœur des débats du XVIIIe siècle et qui interroge encore ses interprètes.

Alessandro Tuccillo
Università degli Studi di Napoli “L’Orientale”

Notes

[1Je me contente de renvoyer à ses deux monographies : Oriente barbarico e storiografia settecentesca. Rappresentazioni della storia dei Tartari nella cultura francese del XVIII secolo, Venise, Marsilio, 1994 et Orientalismo e idee di tolleranza nella cultura francese del primo ’700, Florence, Olschki, 2006 ; et à l’ouvrage collectif qu’il a dirigé avec Guido Abbattista, Le Problème de l’altérité dans la culture européenne. Anthropologie, politique et religion aux XVIIIe et XIXe siècles, Naples, Bibliopolis, 2006.