Thierry Sarmant, 1715, La France et le monde, Paris, Perrin, 2014 Pierre-Yves Beaurepaire
Thierry Sarmant, 1715, La France et le monde, Paris, Perrin, 2014.
Déjà auteur de nombreux ouvrages, Thierry Sarmant interroge ici la signification de l’année 1715 dans l’histoire du monde. Traditionnellement associée dans l’histoire européenne des temps modernes à la mort de Louis XIV, le 1er septembre, et à la recomposition géopolitique du vieux continent autour d’une improbable alliance franco-anglaise nouée par le régent Philippe d’Orléans et son mentor, le futur cardinal Dubois, quelle signification cette butte-témoin de l’historiographie occidentale peut-elle bien avoir dans la Chine de Kangxi (empereur de 1662 à 1722) ou dans l’Inde d’Aurangzeb (empereur moghol qui règne de 1658 à 1707), tous à leur manière contemporains du « grand roi » et peu susceptibles de lui reconnaître une telle importance ? Bref, à l’heure où certains historiens ont de manière provocatrice décidé de « provincialiser l’Europe [1] » dans la manière d’écrire l’histoire, que pèsent la France et l’Europe dans l’histoire du monde ? Non pas seulement en 1715 mais dans cette coupe chronologique d’une cinquantaine d’années, des années 1680 aux années 1750, qu’ausculte l’auteur, dans ce livre très bien écrit, nourri aux traditions de l’histoire politique et de l’histoire des relations internationales. Ce sont d’ailleurs les récits des contacts diplomatiques, les rapports des envoyés et des gouverneurs, les récits des sièges et des batailles décisives, les récits des successions au trône, qui alimentent cette « histoire universelle » dont les XVIIe et XVIIIe siècles étaient friands. Comment en effet ne pas penser à l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations (1756) de Voltaire, l’auteur du Siècle de Louis XIV, en lisant Thierry Sarmant ? Rappelons que la première édition, très incomplète, avait d’ailleurs paru en 1753 à La Haye sous le titre d’Abrégé de l’histoire universelle depuis Charlemagne jusqu’à Charles Quint par M. de Voltaire.
De ce fait, même si l’auteur fait référence à l’histoire globale en introduction (p. 18), 1715. La France et le monde ne s’inscrit pas dans la même perspective que les travaux récents de Romain Bertrand ou de Sanjay Subrahmanyam. Il ne s’agit pas ici d’une Histoire à parts égales – en référence à l’ouvrage majeur du premier [2] – ou d’une histoire à la fois polyglotte et riche en décentrements comme en brusques changements de points de vue du second [3]. La documentation mobilisée par Thierry Sarmant est en effet essentiellement française et anglo-saxonne. La France considérée dans son rapport à l’Europe est très présente dans le volume, et la première partie, de facture classique et bien menée, permettra au lecteur non spécialiste de prendre pied au début du XVIIIe siècle avec une relation des événements diplomatiques, militaires et dynastiques à la fois solide et très bien informée.
L’intérêt de l’ouvrage réside cependant essentiellement dans les parties suivantes, qui permettent au lecteur, à l’instar de la série des volumes que l’éditeur Larousse avait commandés pour une collection d’histoire universelle, il y aura bientôt un demi-siècle, à des historiens comme Michel Morineau pour le XVIe siècle [4], de changer de focale et de point de vue pour embrasser la richesse de la période, non plus de Versailles ou du champ de bataille de Denain, mais depuis le siège de Delhi ou les sanglantes successions ottomanes ou mogholes. Thierry Sarmant montre ainsi que la présence européenne est insignifiante – au sens fort du terme – pour comprendre l’effondrement de la Perse séfévide ou le déclin de l’Empire moghol. Les affrontements entre sunnites et chiites sont au contraire structurants pour interpréter les rapports de force qui s’établissent ou se rompent. Le coût des guerres aux victoires non décisives et aux effets dramatiques sur les ressources des trésors des États est également l’un des facteurs majeurs, bien mis en évidence notamment pour la fin du règne d’Aurangzeb. En Inde, les Marathes sont des acteurs incomparablement plus puissants que la poignée de comptoirs qu’Anglais et Français implantent et fortifient. Les riches heures de l’East India Company, avant le transfert du Raj à la couronne britannique, ne sont pas encore venues. Qui pourrait d’ailleurs les prédire, alors que toute l’époque est marquée par un transfert massif de l’or et de l’argent des empires ibériques d’Amérique sous forme notamment de piastres espagnoles vers l’Asie et ses productions qui plaisent tant aux Européens ?
Il faut bien comprendre que dans ces basculements impériaux qu’étudie l’ouvrage, sont en jeu des populations aux effectifs considérables : cent cinquante millions de Chinois, quand la France de Louis XIV, ce géant démographique européen qui contraint par là-même ses adversaires à s’allier pour avoir une chance de le battre sur terre, ou alors à porter la guerre au loin, sur les mers et en Amérique du Nord, n’a jamais dépassé quelque 22,5 millions d’habitants. Les richesses ravies ou perdues ne le sont pas moins. Que représentent la perle de l’empire colonial français à la fin du XVIIIe siècle, Saint-Domingue, actuel Haïti, et ses 500 000 esclaves face aux richesses de l’Inde et de ses souverains ? Que représentent encore les sacs de villes européennes qui ont pourtant marqué les imaginaires collectifs en Europe, comme celui de d’Anvers (1576) ou de Magdebourg (1631) pendant la guerre de Trente Ans, face au siège d’Ispahan – dont la population passe de 500 000 habitants en 1710 à 100 000 en 1722 – par Mahmoud Khan, ou face au sac de Delhi (1739) par Nader Chah dont le butin pourrait rivaliser avec le coup total de la guerre de Sept Ans (1756-1763) pour le royaume de France (p. 225) ?
Pourtant, les empires pré-colombiens, dont le nom même traduit comment l’Europe a modelé la mise en histoire de mondes qui lui étaient extérieurs mais dont elle s’est emparée, ont déjà disparu lorsque s’ouvre le livre, moins sous les coups de forces supérieures qu’en raison de leurs divisions internes et de la convoitise que leurs richesses ont suscitée. Présence insignifiante que celle des Européens en Asie, certes, mais présence suffisante pour faire connaître en Europe les richesses des cours et des palais, pour donner « le goût de l’Inde » [5], pour donner des rêves toujours plus fous à ces Européens qui rêvent de vivre en nawab [6]. Présence suffisante pour faire comprendre un jour que le « commerce à la Chine », selon l’expression du temps, se traduit par des transferts de numéraire absolument saisissants, que les États européens jugeront insupportables pour leurs trésors. Ce sera l’origine notamment des guerres de l’opium, dont le souvenir est encore si vif dans la conscience nationale chinoise et dans sa manière de lire l’histoire de ses relations à l’Occident. Bref, cet ouvrage brosse le panorama d’une histoire plurielle, où les trajectoires politiques et stratégiques s’ignorent ou se percutent violemment, où tous les scenarii sont possibles, et où celui l’européanisation du monde est loin d’être le plus probable, puisque l’Empire ottoman lui-même prouve sa capacité à se ressaisir après les coups de boutoirs de la monarchie des Habsbourg et aux convoitises du tout jeune Empire russe. « Comment peut-on être Persan ? » titre Thierry Sarmant l’un de ses chapitres, qui montre que Montesquieu s’intéressait à l’histoire de la Perse pour elle-même et aux affrontements entre sunnites et chiites. Mais aussi, « comment peut-on être français ou européen ? », vu de Pékin, de Delhi ou d’Ispahan ?
Université Nice Sophia-Antipolis