Jean et Antoinette Ehrard : Être français selon Montesquieu À propos de Être français, les grands textes de Montesquieu à Edgar Morin. Les nouveaux défis (2016)

, par Volpilhac-Auger, Catherine

Être français

Sous le titre Être français, les grands textes de Montesquieu à Edgar Morin. Les nouveaux défis, le journal Le Monde publie une intéressante brochure (hors-série, mars 2016, 8,90€) qui donne deux textes de Montesquieu, tous deux issus des Lettres persanes  : deux lettres de Rica, l’une sur la sociabilité à la française, l’autre sur l’inconstance des Français. Prisonniers de la mode, ils tirent gloire de ce que leur cuisine et leurs perruques s’imposent aux peuples voisins. Mais s‘ils traitent ceux-ci avec arrogance – tout ce qui est étranger n’est-il pas ridicule ? –, cependant n’ont-ils pas eux-mêmes abandonné leurs anciennes lois au profit du droit romain, quitte à multiplier interprétations et gloses dans lesquelles chacun se perd, et de plus adopté les règles édictées, à Rome encore, par les papes ?

Ces considérations satiriques, si brillantes qu’elles soient, suffisent-elles à expliquer ce que signifie pour Montesquieu être français ? Il ne s’agit pas ici d’une question d’identité nationale, telle qu’elle est posée aujourd’hui, mais d’une variation spirituelle, alors banale, sur le thème de la psychologie des peuples ou du « caractère des nations ».

Montesquieu, « Français par hasard » (Pensées, n° 350), s’est-il beaucoup soucié de savoir ce que signifie être français ? Ce n’est rien d’autre pour lui que d’être né dans un pays qui s’appelle la France et d’être sujet-citoyen de son roi. Son identité personnelle, il la trouve surtout dans ses origines familiales, qui remontent à trois cent cinquante ans plus tôt, soit à la fin du XIVe siècle. Mentalement, il se sent proche de ces « anciennes lois françaises » (c’est-à-dire venues des Francs) où l’on trouve selon lui « l’esprit de la monarchie » (L’Esprit des lois, VI, 10) et dont les successeurs de Charles VII ont eu tort de d’écarter : « La mort de Charles VII fut le dernier jour de la liberté française » (Pensées, n° 1302). Avant l’instauration de l’absolutisme monarchique les descendants des Francs étaient aussi libres que leurs ancêtres qui avaient autrefois jugé et exécuté pour excès de pouvoir la reine Brunehaut (L’Esprit des lois, XXXI, 1), mais c’est à l’aune de cette même liberté, valeur universelle, que l’auteur de L’Esprit des lois juge les divers gouvernements. Seuls les habitants d’un pays libre, assurés par la protection des lois de la sécurité de leurs personnes et de leurs biens, accèdent à la qualité de citoyens ; seuls ils ont une patrie.

Attaché à la sienne, Montesquieu n’ignore pas que bien d’autres peuples ont la leur : le mot qui semble enfermer dans une particularité ouvre, lui aussi, sur l’universel ; la multiplicité des nations est la condition humaine. Qu’advient-il dans cette complexité, des degrés d’importance des différents devoirs ? Le moraliste essaie d’y mettre de l’ordre, en suggérant une hiérarchie qui va du plus particulier au plus général ; il faut reprendre in extenso l’article n° 350 des Pensées : « Si je savais une chose utile à ma nation qui fût ruineuse à une autre, je ne la proposerais pas à mon prince, parce que je suis homme avant d’être Français, parce que je suis nécessairement homme, et que je ne suis Français que par hasard », ou bien encore : « Si je savais quelque chose qui me fût utile, et qui fût préjudiciable à ma famille, je la rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie, et qui fût préjudiciable à l’Europe, ou bien qui fût utile à l’Europe et préjudiciable au Genre humain, je la regarderais comme un crime » (Pensées, n° 741). Si le hasard avait fait naître Montesquieu à Naples, Florence, Turin, Vienne, Berlin ou Londres il n’y aurait rien à changer à ces professions de foi : « Je suis un bon citoyen, mais dans quelque pays que je fusse né, je l’aurais été tout de même » (Pensées, n° 1437).

Son patriotisme n’a rien à voir avec un nationalisme identitaire et Montesquieu ne semble pas s’être jamais posé, dans les termes du XIXe au XXIe siècle, de question d’identité nationale. Son problème n’est pas d’identité mais de citoyenneté : le bon citoyen est l’homme qui, dans chaque situation concrète sait classer et ordonner en lui les priorités normatives. La cité idéale dont le citoyen se réclame et à laquelle il se dévoue n’est pas la cité close de Rousseau ; elle appelle une citoyenneté ouverte, nécessairement tendue mais assurément moins simpliste et plus riche qu’une simple pensée de l’identité.

N’essayons donc pas d’enrôler Montesquieu dans un débat qui n’est pas le sien, ni de le convoquer, fût-ce seulement comme témoin, dans un procès qui lui était étranger. Retenons plutôt cette maxime : « Être vrai partout, même sur sa patrie. Tout citoyen est obligé de mourir pour sa patrie, personne n’est obligé de mentir pour elle » (Pensées, n° 838).

Jean et Antoinette Ehrard

Voir aussi, de Jean Ehrard, « Des hommes, des chevaux et des vaches : à propos du droit du sol »
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