Débats et polémiques autour de L’Esprit des lois Till Hanisch
Débats et polémiques autour de L’Esprit des lois, Catherine Volpilhac-Auger dir., Revue française d’histoire des idées politiques, no 35 – 1er semestre 2012, 222 pages. ISSN : 1266-7862 / ISSN en ligne : 2119-3851 (http://www.cairn.info/revue-francaise-d-histoire-des-idees-politiques-2012-1.htm)
Le numéro 35 de la Revue française d’histoire des idées politiques propose une analyse des débats autour de L’Esprit des lois, de l’accueil suivant immédiatement sa parution jusqu’à Bentham. Les contributions de ce volume abordent la réception de l’œuvre de Montesquieu par des auteurs tels que Voltaire, Diderot, Raynal et Rousseau et mettent l’accent sur des sujets variés, comme le despotisme, la liberté ou la peine de mort. Le volume s’attaque à une multitude de questions ambitieuses et apporte des éléments de connaissance précieux sans présenter des contributions décousues, les sujets abordés se rejoignant à plusieurs égards. Notre compte rendu est ainsi très peu « critique » en raison de la qualité autant des contributions spécifiques que du résultat d’ensemble.
Girolamo Imbruglia relève dans une première contribution le problème de la sécularisation chez Montesquieu. Il s’intéresse à la manière dont Montesquieu met en évidence la contradiction dans le discours républicain entre religion et politique, entre christianisme et liberté. S’agissant de la conception de la société sauvage, nous ne suivons pas forcément son affirmation que Montesquieu développe une théorie lockienne (p. 17). Cependant, le mérite principal de cet article est d’aborder des thèmes aussi fondamentaux que le problème du politique, de la souveraineté, de la puissance de juger et de la législation chez Montesquieu à travers une clé de lecture spécifique qui est la question de la sécularisation et de la théocratie.
Myrtille Méricam-Bourdet se propose de montrer qu’au-delà des remarques polémiques, réductrices et tranchées qui semblent caractériser le débat qu’engage Voltaire avec Montesquieu, il partage avec celui-ci des préoccupations qui nourrissent un dialogue fait autant de convergences que d’oppositions de fond, notamment concernant la théorisation constitutionnelle et l’apport de l’histoire. M. Méricam-Bourdet montre bien comment ce dialogue s’intègre de manière souvent implicite, moins radicale mais plus profonde dans le « tissu narratif » voltairien.
Tout comme M. Méricam-Bourdet, Denis de Casabianca appréhende le débat suscité par le despotisme tel que le conçoit Montesquieu, mais sous un autre angle. Son analyse des Recherches sur l’origine du despotisme oriental de Boulanger lui permet de montrer que, bien que se réclamant de Montesquieu dont il reprend les termes, l’auteur en bouleverse le cadre typologique. L’identification des pôles de tension qu’a suscités la lecture de L’Esprit des lois par Boulanger permet à Casabianca de revenir sur la fonction que prend le despotisme dans la typologie des régimes chez Montesquieu.
Federico Bonzi se penche sur le principe de l’honneur et les débats qui l’entourent en considérant les dix années qui suivent la parution de L’Esprit des lois, alors que Philippe Audegean aborde la part que prend la réception de L’Esprit des lois dans les débats constitutionnels milanais et napolitains, particulièrement autour de la position des corps intermédiaires.
Jean-Pierre Cléro nous offre tout d’abord une fine analyse de la traduction anglaise bien connue de deux chapitres de L’Esprit des lois parue à Edimbourg en 1750, précisant comment la traduction infléchit le texte français pour l’adapter à un public anglais, pour ensuite relever, dans la dernière contribution au volume, l’opposition de Bentham à Montesquieu concernant la distribution des pouvoirs et la question de la preuve par témoignages.
L’article de Luigi Delia porte sur la réception des idées de Montesquieu et de Beccaria dans l’Encyclopédie et les Suppléments à l’Encyclopédie en matière de philosophie pénale. L. Delia opère une distinction entre les Suppléments qui plaident pour la suppression de la peine de mort et l’Encyclopédie qui s’attache à « promouvoir une culture juridique caractérisée par l’esprit de modération, l’utilité publique et le primat de la prévention pénale » (p. 103).
Christine Théré se penche sur la controverse autour du célibat ecclésiastique et la question de l’utilité sociale du clergé. Muriel Brot aborde les éloges et les critiques à l’égard de Montesquieu dans l’Histoire des deux Indes montrant que pour ses auteurs il fallait « partir de Montesquieu, le suivre et le dépasser » (p. 133). Suivent deux articles qui traitent de la manière dont Rousseau se confronte à Montesquieu, le premier de Catherine Labro se penchant sur le premier Discours, le second de Gabrielle Radica portant sur la conception de la liberté politique et le régime anglais. Philippe Raynaud, enfin, s’appuie sur le livre XIX de L’Esprit des lois et un parallèle entre la France et l’Angleterre pour traiter de la politesse dans son rapport à la civilité et l’« esprit général » de la nation française.
Ce ne sont pas seulement les thèmes abordés par les différentes contributions qui séduisent mais aussi l’approche qui suscite l’intérêt majeur de ce numéro de la Revue française d’histoire des idées politiques. Comme le précise Catherine Volpilhac-Auger dans l’introduction au volume, des lectures approfondies succèdent bientôt aux polémiques des premiers temps et décèlent « les lignes de force et feront ressortir ce qui véritablement constitue une rupture. Elles lui conféreront bientôt statut de référence, y compris quand elles l’envisagent comme un pôle négatif ; certains y verront, rétrospectivement, une impulsion décisive, aussi bien pour la pure théorie politique que dans ses applications immédiates » (p. 9). Ainsi, les lectures critiques de L’Esprit des lois permettent à l’historien d’aborder les débats variés de toute une époque de la pensée politique à travers une référence commune. En même temps, cette référence, souvent mentionnée, mais rarement approfondie ou même parfois négligée, se révèle être pour l’histoire des idées politiques un point d’accès privilégié pour interpréter la pensée de divers auteurs, pensées aussi importantes et variées que celles de Hume, Rousseau ou Bentham. Cet enjeu méthodologique se trouve abordé dans l’étude de Gabrielle Radica qui spécifie qu’en « réalité, tant le régime anglais que son analyse par Montesquieu sont l’occasion pour Rousseau de préciser sa conception de la liberté politique, mais cela suppose quelques aménagements théoriques préalables. Pour reconstituer les éléments de cette discussion que Rousseau mène effectivement avec Montesquieu sur la liberté des Anglais, il faut tout d’abord en identifier les obstacles » (p. 148). Autrement dit, la compréhension de l’idée de liberté politique chez Rousseau passe pour l’historien des idées par l’analyse de sa réception de l’œuvre de Montesquieu. L’approche spécifique de Gabrielle Radica semble s’intégrer dans une approche générale fondée sur une relecture par la réception qui inspire tout le volume et qui en constitue l’ultime apport, et l’un des plus importants.
On regrettera peut-être le fait que les articles soient relativement courts, d’une douzaine de pages pour la plupart. Les exigences éditoriales empêchent ainsi des approfondissements et développements qui auraient été souhaitables pour les lecteurs intéressés et certainement utiles pour les lecteurs qui n’ont pas une connaissance spécialisée de l’œuvre de Montesquieu. Néanmoins, nous ne saurions trop recommander la lecture du volume pour la qualité de ses contributions, la variété de ses sujets, les éclairages multiples qu’il offre ainsi que pour sa manière fructueuse de faire l’histoire des idées.
Genève