Aurélia Gaillard, Frédéric Calas, Montesquieu, Lettres persanes, Atlande Paul Pelckmans
Aurélia Gaillard, Frédéric Calas, Montesquieu, Lettres persanes, Neuilly, Atlande, collection Clés-concours, 221 pages., ISBN 978-2-35030-256-0.
Ce petit volume s’adresse d’abord, comme il se devait, aux candidats à l’agrégation de 2014, qui y découvriront l’habituelle étude d’ensemble (A. Gaillard) et des considérations plus détaillées sur le lexique, la syntaxe et le style des Persanes.(F. Calas).
Aurélia Gaillard fait le point sur les principaux acquis des études récentes sur le premier chef-d’œuvre de Montesquieu. Elle constate à deux reprises que « sur les Persanes, beaucoup a été dit et bien dit » (p. 11 et 99) et ne cherche donc pas à proposer des vues vraiment personnelles ; le contexte s’y serait de toute manière mal prêté. Son tour d’horizon ne devrait pas intéresser les seuls candidats à l’agrégation : il s’agit d’une synthèse tout à fait remarquable, qui souligne aussi à très juste titre quelques nuances tout sauf négligeables. La recherche récente sur les Persanes aura surtout redécouvert qu’il ne s’agit pas seulement d’un texte d’idées, mais aussi d’un roman très concerté, qui comporte donc sa logique fictionnelle propre ; on a redécouvert du même mouvement que le versant oriental du recueil ne se contente pas d’aligner quelques clichés exotiques mais qu’il contribue en profondeur au message de l’ensemble. Aurélia Gaillard résume ces acquis avec tout le détail voulu, mais rappelle aussi, avec une belle discrétion mais fort nettement, que « la chronique de Paris et de l’Occident » remplit toujours « les trois quarts du recueil, […] ce qui permet de relativiser les lectures uniquement romanesques de l’œuvre ».
Le propos se fait tout aussi nuancé à propos du rapport de Montesquieu avec les Lumières. Là aussi, il n’est bien sûr pas question de nier que les Persanes donnent de toute manière un coup d’envoi décisif. Aurélia Gaillard rappelle aussi, tout au long de son commentaire, que les Lumières de 1721 ne sont pas celles du milieu du siècle ; « il ne s’agit pas encore du combat philosophique » (p. 73) puisque Montesquieu cherche à comprendre le monde comme il va beaucoup plus qu’il ne cherche pour de bon à le modifier. Le message des Persanes, même s’il comporte à l’évidence certaine mise en garde contre les dérives despotiques possibles de la monarchie française, est toujours très peu militant.
On ne s’étonne donc pas non plus que la célèbre rébellion finale de Roxane, où l’on a voulu voir quelquefois un premier « combat » de la Raison, fasse ici l’objet d’une appréciation bien plus nuancée. Aurélia Gaillard rappelle d’abord que la dernière lettre du recueil n’est pas tout à fait son dernier mot puisque la lettre 146, qui « relate, sous le travestissement des Indes, le désastre de la politique financière de Law » (p. 55),est par sa date de six mois postérieure à celle où Roxane crie sa révolte. Elle ajoute ensuite que Roxane s’y montre « peut-être philosophe, mais sûrement furieuse » (p.117). Ses imprécations comme sa fureur meurtrière rejoignent celles, de toute évidence fort peu « éclairées », de son homonyme racinienne et comportent, dans ce recueil qui privilégie les valeurs de la mesure, une part de grandiloquence théâtrale. Ce qui revient à dire qu’elles participent de la débâcle finale du sérail au moins autant qu’elles en triomphent.
On pourrait regretter tout au plus – si Aurélia Gaillard n’avouait si nettement ce parti pris (« À chacun ses Persanes », p.14) – que ces commentaires privilégient peut-être un peu trop le côté tourmenté de l’œuvre. S’il est vrai que le départ d’Usbek débouche pour finir sur une catastrophe, il n’en reste pas moins que les Lettres respirent aussi, et sans doute d’abord, le gai savoir et la jubilation intellectuelle d’un auteur qui aura été foncièrement, un peu comme le Voltaire de Roland Barthes, un des derniers « écrivains heureux » de nos lettres. Sur ce point, les pages de Frédéric Calas rééquilibrent au demeurant les perspectives. Ses premières indications s’adressent plus spécifiquement aux candidats aux concours. Elles alignent d’abord une quinzaine de termes qui n’avaient pas exactement, au début du XVIIIe siècle, le même sens qu’aujourd’hui ; si le familier des lettres de l’Ancien Régime n’y apprend sans doute rien de neuf, il est toujours utile, même après l’âge des concours, de rafraîchir de temps en temps ces évidences premières. La suite de sa contribution et surtout la partie stylistique qui la termine, est plus stimulante encore. On peut la lire en effet comme un excellent résumé des travaux récents de l’auteur sur les divers opérateurs linguistiques grâce auxquels Montesquieu réussit à concrétiser l’allure étrange que les us et coutumes français devaient revêtir logiquement aux yeux des voyageurs persans : il fallait un art très concerté, même si on l’imagine largement instinctif, pour la rendre pareillement sensible aux yeux d’un lectorat français qui n’avait a priori aucune raison de s’étonner d’un cours familier des choses qu’il connaissait depuis toujours. D’où toute une rhétorique de l’étrangement, qu’on aura rarement étudié avec un tel détail.
Comme quoi ce petit livre mérite assurément, au-delà de ses destinataires immédiats, d’être médité à loisir par tous les fidèles des Persanes. Et aussi bien par tous ceux qui commencent, à quelque niveau que ce soit à les étudier – et qui pourront ainsi amorcer leurs travaux, d’ici sans doute une bonne vingtaine d’années, à partir d’un état de la question parfaitement informé et d’une rare qualité.