Tommaso Gazzolo, Montesquieu e Saint-Just. Dal cesaricidio alla morte del re Girolamo Imbruglia

, par Volpilhac-Auger, Catherine

Tommaso Gazzolo, Montesquieu e Saint-Just. Dal cesaricidio alla morte del re, Compagnia dei librai, 2012, 164 pages.

Le sujet de cette étude est évocateur : la confrontation de deux idées de république à travers la réflexion sur le droit de tuer le roi, théorisé par Saint-Just, et sur le droit républicain de sacrifier le despote, élaboré par Montesquieu. Différentes formes de république et de vertu sont ainsi analysées, l’une pensée au commencement des Lumières, l’autre projetée et réalisée à leur terme. Ces deux positions entendent affirmer toutes deux la valeur absolue de la liberté, mais la représentent de façon différente. Entre les deux œuvres, les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence de 1734 et le Discours régicide de Saint-Just de 1792, il y a tout le travail critique des Lumières qui est pourtant en substance absent du livre. La comparaison ou l’opposition qui est faite entre Montesquieu et Saint-Just s’avère typologique, parce qu’elle n’a ici rien d’historique : ce qui est peu convaincant, à partir du moment où Gazzolo lui-même présente justement Saint-Just comme un lecteur de Montesquieu. Si l’on voulait schématiser à l’extrême, on pourrait dire que dans le mouvement des lumières européennes il existe deux lignes de critiques de Montesquieu, par exemple Home, lord Kames : « Montesquieu has dealt with all the effects that derive from the nature of government, from the difference of climate, the strength and weakness of a people, servitude etc. However, he did not develop the effects that derive from human nature itself, from our passions and from the natural spring of our actions […] Human nature itself has a much greater influence on the establishment of laws and manners than all the other causes which Montesquieu lists » (N. Phillipson, Adam Smith, Penguin Books, 2010, p. 104) ; de l’autre, Rousseau qui, dans l’Émile, regrette que Montesquieu ait limité la science du droit politique à « ce qui est » sans prendre en considération « ce qui doit être » [1].

D’après la reconstruction proposée par Gazzolo, il semblerait que Saint-Just appartienne à cette deuxième perspective, dans la mesure où il tend à mettre au jour ce que Montesquieu avait voulu laisser dans l’ombre, c’est-à-dire la structure de la souveraineté, comme il l’a dit dans la Préface de L’Esprit des lois  : « Chaque nation trouvera ici les raisons de ses maximes ; et on en tirera naturellement cette conséquence, qu’il n’appartient de proposer des changements qu’à ceux qui sont assez heureusement nés pour pénétrer d’un coup de génie toute la constitution d’un État ». La raison est en partie expliquée par Montesquieu lui-même : « Je n’écris point pour censurer ce qui est établi dans quelque pays que ce soit ». Cette thèse du « demi-silence » de Montesquieu a été soutenue par d’illustres connaisseurs de L’Esprit des lois comme Ehrard et Tarello par exemple, qui y ont également reconnu une des racines de la critique des Lumières ; elle est aussi partagée par Gazzolo, qui veut même en radicaliser le sens, pour soutenir que Saint-Just a mis à nu ce que Montesquieu avait préféré passer sous silence. Pourtant, paradoxalement peut-être, il me semble que la comparaison ainsi développée entre Montesquieu et Saint-Just semble non pas démentir, mais entamer quelque peu cette interprétation. Quand Saint-Just écrit dans L’Esprit de la Révolution et de la Constitution de la France qu’il a vu l’ordre naître du chaos et se former la vie politique, il semble faire encore une fois écho à la Préface de L’Esprit des lois, « J’ai posé les principes, et j’ai vu les cas particuliers s’y plier comme d’eux-mêmes ». Plus qu’un silence opposé à un dévoilement, je dirais qu’il s’agit de deux regards différents sur la souveraineté républicaine.

Montesquieu a construit son œuvre non pas comme un traité de police ou de règles du gouvernement, mais comme une œuvre théorique. Il a fait sienne la distinction de Locke entre les textes sur la gestion de la politique et les textes sur les fondements de la politique. Selon Locke, la nouvelle science politique était formée par « deux parties fort différentes » [2]. L’une était représentée par la recherche sur les fondements de la souveraineté et, avec les œuvres de Hookes, de Sydney, Pufendorf et de lui-même, elle était désormais bien connue ; l’autre, au contraire, « enseigne l’art de gouverner les hommes en société » et elle ne peut être apprise que « par l’expérience et l’histoire ». C’est, à mon sens, cette double considération de la science politique qui a fait la nouveauté de L’Esprit des lois. Montesquieu n’a pas voulu détourner son regard de la souveraineté, qui pour lui était certainement « une notion suspecte et dangereuse » (Ehrard), mais il la considère autrement que Saint-Just. « Quand j’ai été rappelé à l’Antiquité, j’ai cherché à en prendre l’esprit pour ne pas regarder comme semblables des cas réellement différents ». C’est-à-dire qu’il la considére avec un regard d’historien, ce qu’ont reconnu les philosophes écossais et que les philosophes français, à l’exception de Diderot peut-être, en revanche eurent du mal à reconnaître. S’il y a donc un renversement de la part de Saint-Just, c’est celui d’avoir pensé mettre fin à l’histoire avec la République : ce que Montesquieu n’a jamais cru possible.

L’analyse des lectures de Montesquieu au XVIIIe siècle aurait donc enrichi l’analyse des deux lectures, mais cette observation ne se veut en aucun cas une critique d’un livre qui, à travers l’étude d’un des événements les plus discutés de l’histoire européenne, reconstruit de façon originale la représentation de la république entre les Lumières et la Révolution. De deux parties du livre je voudrais me limiter à la discussion qui concerne Montesquieu.

L’analyse que fait Gazzolo de l’idée de césaricide chez Montesquieu prend comme point de départ les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence pour ensuite utiliser toute l’œuvre du Président. La grandeur, toutefois, n’est pas ici une catégorie cruciale pour comprendre la fin de la République. La grandeur est pour Montesquieu le terme qui indique le rapport entre le volume social et la structure politique, entre l’espace et les institutions (problème qui le tourmentera longtemps et qui réapparaît dans L’Esprit des lois). L’interprétation que donne Montesquieu de la mort de César et donc de la nature et de la fin de la République, se base sur deux catégories différentes. D’un côté la vertu, qui est pour Montesquieu l’amour des lois, de la patrie et de l’égalité : il ne s’agit pas d’une catégorie moraliste ou chrétienne, ni même psychologique, mais d’une notion liée, comme Montesquieu le répète inlassablement, à la politique. De l’autre côté, il y a justement les institutions politiques, dans le seul cadre desquelles il est possible de comprendre la vertu. Gazzolo reconnaît que Montesquieu parcourt deux chemins pour reconstruire l’effondrement de la République : d’un côté, comme résultat du geste légitime et pieux du citoyen républicain animé par la religion civile de la République, dont les racines puisent dans l’antique et primitive religion de Numa ; de l’autre, comme résultat d’une crise inévitable, fruit du mouvement de l’histoire.

Parmi ces institutions, Gazzolo met en évidence l’originalité rappelée dans les Pensées (no 2186) : « Ces lois qui donnaient permission à tout le monde de tuer dans les crimes qui emportaient le dévouement du coupable étaient bonnes pour la terreur […] il ne faut pas être étonné que la loi permît à chacun de tuer un tyran. Cela était dans les mœurs des Romains pour bien d’autres crimes. Il faut voir Festus et autres dictionnaires, in verbo SACER ». C’était cette institution purement républicaine qui armait le citoyen et le transformait en le faisant capable, en tant que simple citoyen solitaire, de ramener l’ordre dans la civitas et entre la civitas et les dieux. Le citoyen était donc autorisé en raison de sa vertu à identifier et combattre l’homo sacer, l’ennemi interne, l’autre citoyen qui met en danger la souveraineté républicaine. Dans le cas de l’assassinat de l’homo sacer, la vertu devenait plus que divine, comme l’écrit Montesquieu en une formule extraordinaire : « la vertu semblait s’oublier pour se surpasser elle-même, et l’action qu’on ne pouvait d’abord approuver parce qu’elle était atroce, elle la faisait admirer comme divine » (Considérations sur les causes de la grandeur et de leur décadence, chap. XI, Œuvres complètes, t. II, Voltaire Foundation, 2000, p. 175). Cette transposition surprenante de la politique en logique divine (un des lieux des Lumières où la sécularisation de la politique a été la plus profonde) a été possible parce que la vertu républicaine impliquait deux sacrifices : aussi bien le sacrifice du citoyen lui-même à la salus reipublicae que le sacrifice de l’ennemi de la république. Or, pour Montesquieu, l’ennemi n’est pas le roi, mais le despote.

L’originalité du livre de Gazzolo repose donc dans l’étude de la définition de la vertu non a parte subiecti, c’est-à-dire dans l’analyse du citoyen vertueux, mais a parte obiecti, c’est-à-dire dans la définition de l’ennemi dont le meurtre consacre l’homme qui l’exécute en bon citoyen. Pour Montesquieu, César est un despote et non un tyran : le tyran, en effet, enfreint les règles pour conquérir le pouvoir et l’exercer suivant la loi, alors que le despote est celui qui gouverne contre les lois ou sans elles.

L’application à César de la catégorie de l’homo sacer semble parfaitement cohérente avec les positions générales de Montesquieu, c’est-à-dire l’importance de la religion dans la vie de la république et le caractère exceptionnel de cette religion, dont la nature diffère de celle des Grecs, comme il le dit dans Dissertation sur la politique des Romains dans la religion : un point peu remarqué par les critiques et que Gazzolo néglige. Cependant cette première branche de l’analyse est abandonnée par la suite. Selon Gazzolo, dans les Considérations, le recours à la tradition de l’homo sacer est à mettre en relation avec la fameuse lex Valeria qui mettait hors-la-loi tous ceux qui altéraient les règles du pouvoir républicain ; mais ensuite, dans L’Esprit des lois, cette lex est examinée sans cette référence. En réalité, la discussion de Montesquieu est cohérente puisque dans L’Esprit des lois (XI, 18), il est dit que la lex Valeria « ôta tout ce qui restait à Rome du gouvernement qui avait du rapport à celui des rois grecs des temps héroïques ». La référence à la lex Valeria n’est donc pas utilisée pour expliquer le geste de Brutus, parce que, en se basant sur cette loi, César aurait été un tyran qui avait l’intention de conquérir un pouvoir monarchique (XI, 12). César viola en réalité la souveraine puissance républicaine ; dans les Considérations, Montesquieu avait dit en effet que César était « mis hors d’état d’être puni autrement que par un assassinat ».

La deuxième branche de l’analyse de Gazzolo est consacrée à cette deuxième thématique et au rapport entre pouvoir et puissance dans les Considérations et L’Esprit des lois. Il me semble pourtant que le fait d’avoir renoncé à développer le thème de l’homo sacer est aussi le fruit d’un choix historiographique. Ce problème, bien connu par les historiens du droit romain, a été examiné par Giorgio Agamben dans un livre au succès notoire, où l’auteur reprend les suggestions du dernier Foucault sur la biopolitique. Il semblerait que Gazzolo ait eu à l’esprit ces aspects de la recherche mais qu’il ait préféré pour ainsi dire se replier, sagement mais peut-être moins courageusement, sur les sentiers battus de l’histoire de la pensée politique, en suivant notamment la reprise de la lecture de Montesquieu par Hegel dans des pages très célèbres.

La dernière partie de son analyse est en effet consacrée à l’illustration de la différence entre l’usurpation monarchique (VII, 7) qui comporte une sanction pénale et le comportement de César qui voulut en revanche transformer la royauté, qui est un des pouvoirs, en souveraine puissance, qui est une structure vitale et qui appartient au peuple. Dans la reconstruction de Gazzolo, l’analyse de la vertu républicaine de Montesquieu apparaît profondément dramatique par sa capacité à créer et supporter le violent désaccord entre son principe politique et les conditions historiques qui rendirent le geste de Brutus velléitaire. Alors que la monarchie aurait pu sereinement se transformer en despotisme, la maiestas de la république romaine n’a pas eu d’autres possibilités que de devenir dramatiquement un imperium.

Il est vrai, comme le dit Sainte-Beuve, que prévoir 1793 était difficile aussi pour Montesquieu, mais le destin de Saint-Just semble déjà inscrit dans ses pages sur Brutus.

Girolamo Imbruglia

Università « l’Orientale » (Naples)

Notes

[1J.J. ROUSSEAU, Émile, livre V, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1969, t. IV, p. 836-837

[2John Locke, Pensées sur la lecture et sur les études à l’usage d’un gentilhomme (1703), dans Éléments de physique, Amsterdam-Leipzig, 1757, p. 82-84, et (en anglais) dans Works, Londres, 1777, vol. IV, p. 600-605