La publication des derniers fragments de l’Essai sur le goût Première publication : Revue Montesquieu n° 6, 2002, p. 231-240

, par Volpilhac-Auger, Catherine

Pierre Rétat, sous le signe de Montesquieu

La publication des derniers fragments de l’Essai sur le goût

L’édition critique des quatre fragments de l’Essai sur le goût révélés tardivement, par l’édition Plassan puis par Walckenaer, paraîtra dans le second volume des Œuvres et écrits divers, formant le tome IX des Œuvres complètes en cours de publication par la Voltaire Foundation. Walckenaer se les était procurés en 1795 par un ami bordelais, avait transmis le premier ( » Des règles ») au libraire Bernard pour la grande édition de l’an IV, désignée communément comme l’édition Plassan, et avait lui-même publié les trois autres en 1804 dans une revue, les Archives littéraires de l’Europe : il s’agit des sections qui depuis lors terminent l’Essai sur le goût dans toutes les éditions, « Plaisir fondé sur la raison », « De la considération de la situation meilleure » et « Plaisir causé par les jeux, chutes, contrastes ». Les manuscrits de ces trois derniers nous sont parvenus, seul nous manque celui de « Des règles ».

Je voudrais rassembler ici quelques documents qui éclairent cet épisode de la publication posthume des manuscrits de Montesquieu, la connaissance qu’on avait, à la fin de la période révolutionnaire, de ceux qu’il avait laissés, et les craintes qu’on nourrissait sur leur conservation. Jusqu’à présent on ne semble pas avoir porté à ces documents l’attention qu’ils méritent ; eux seuls pourtant permettent de corriger quelques erreurs et de dissiper des incertitudes que les éditeurs modernes de l’Essai sur le goût ont laissé subsister.

L’essentiel de l’information nous est donné par le Journal de Paris, par la Décade philosophique, et surtout par le Magasin encyclopédique. La revue d’Aubin-Louis Millin, qui paraît de 1795 à 1816, est un des plus importants périodiques littéraires français de cette époque. C’est là qu’on peut suivre, de la façon la plus complète et la plus précise, les étapes de la mise au jour de ces fragments. L’état des collections rend pourtant malaisé l’établissement d’une chronologie exacte des livraisons, si nécessaire en l’occurrence : toute trace de numérotation et de datation a en effet disparu lorsque les livraisons ont été réunies en tomes ; on est donc contraint de les restituer en supposant une régularité de publication qui n’est pas absolument sûre [1].

Qu’on ne se méprenne pas dans le titre de cet exposé sur l’expression « derniers fragments » : ce sont simplement les derniers publiés et placés à ce titre à la fin du texte, qui dans l’Encyclopédie était lui-même désigné comme un « fragment ». Rien ne prouve absolument qu’ils aient été destinés à ce qui a été appelé Essai sur le goût, rien n’indique la place qu’ils y auraient occupée, à supposer qu’on puisse leur en trouver une.

Il faut partir du Journal de Paris, où Walckenaer révèle en mai 1796 l’existence des fragments de l’Essai sur le goût, exprime le souhait que l’un d’entre eux soit publié, et livre au public la lettre de l’ami bordelais qui les lui a transmis. Nous citons ce texte en entier [2], car il est, sans qu’on s’y soit jamais référé, à l’origine de tout ce qui a été retranscrit et répété ensuite, jusqu’aux éditions modernes.

Aux Auteurs du Journal.

Paris, le 30 Floréal, an 4e

CITOYENS,

Un de mes amis vient de me faire parvenir un manuscrit autographe de l’illustre Montesquieu, contenant quelques fragmens de l’Essai sur le Goût. Parmi ces fragmens, il en est un qui m’a paru achevé, & mériter une place à côté des meilleurs morceaux de ce petit écrit ; il est intitulé : Des Règles. En attendant qu’une édition plus complette & plus soignée que toutes celles qui ont paru jusqu’à présent des Œuvres de ce grand homme, me mette à portée (d’en faire part) [3] au public. J’ose espérer, citoyens, que vous voudrez bien accorder dans votre journal, une place à la lettre dont mon ami accompagna son envoi. Plus d’un lecteur s’interessera sans-doute aux détails qu’elle contient. Si quelqu’un d’entre eux avoit assez de crédit pour obtenir qu’on rendît justice aux descendans d’un sage dont l’Europe admire le génie & la vertu, & qu’il eût assez d’humanité pour le vouloir ; combien alors mon ami me pardonneroit facilement d’avoir livré sans son aveu, aux regards du public, des lignes qu’il avoit tracé seulement pour les yeux de l’amitié.

Votre abonné,

WALCKENAER

Bordeaux, le 29 ventôse, an 4e

« Mon cher ami veut bien se charger de te remettre le manuscrit que je t’ai annoncé. Je souhaiterois que le présent fût plus considérable ; ce n’est à proprement parler qu’un fragment de l’Essai sur le goût. Malgré cela, je pense que tu ne parcourras pas sans intérêt ces lignes écrites par Montesquieu, & que tu éprouveras un certain sentiment de respect pour ce papier, en songeant aux illustres mains qui l’ont touché. Notre ami tenoit ces trois feuilles du secrétaire de M. de Secondat qui, vers la fin de 1793, lorsque le sang commençoit à couler à Bordeaux, jeta au feu beaucoup de papiers & de manuscrits de son père, dans la crainte, disoit-il, qu’on ne vînt à y découvrir des prétextes pour inquiéter sa famille. Le secrétaire de M. de Secondat, qui l’aidoit dans cette fatale opération, à laquelle il essaya en vain de s’opposer, eût la permission de distraire le morceau que je t’envoie. Selon toute apparence, les matériaux de l’Esprit des lois, rangés avec beaucoup d’ordre dans plusieurs cartons, ont été brûlés à cette époque. M. de Secondat est mort, il y a trois mois [4] ; son fils s’est dérobé à la persécution : de sorte qu’il ne reste plus en France que la vieille Mme Secondat de toute la famille de l’immortel Montesquieu. J’ai visité, il n’y a pas long-temps, le château de Labrède ; j’ai vu & touché les beaux arbres qu’il avoit planté, & dont il parle tant dans ses lettres [5]. Hélas ! la hache ne les a pas respecté ; c’est au nom de la nation que tous les jours on détruit ces belles plantations, au milieu desquelles on se seroit plu à venir honorer un des plus beaux génies que la France ait produit. La haute estime & le profond respect que M. de Secondat avoit pour son père, faisoient qu’il avoit laissé le château de Labrède dans le même état qu’il l’avoit trouvé à sa mort ; on y voit sa chambre, son lit, sa chaise, la table sur laquelle il écrivoit ; les livres de sa bibliothèque sont dans l’ordre où il les a laissés. Il y a à-peu-près une douzaine d’armoires étiquetées chacune selon l’espèce de livres qu’elles contiennent. Les scellés y ont été apposés trois ou quatre fois, &c.…

Signé Charles-Aimé ROULLET.

Pour copie conforme : WALCKENAER.

Le Magasin encyclopédique publie le 15 thermidor an IV (1er août 1796), dans ses « Nouvelles littéraires », un résumé de ce texte : le nom de l’expéditeur bordelais disparaît et n’est conservée, après une courte introduction et avec quelques modifications, que la partie de sa lettre où il évoque la Terreur, la « fatale opération » et la mort du fils de Montesquieu [6].

C’est peu de temps avant vendémiaire an VI (fin septembre 1797) qu’est publié le tome III de l’édition Plassan [7] : le fragment « Des règles » y paraît, selon le vœu exprimé par Walckenaer, qui l’a transmis au libraire Bernard, et il y est accompagné d’une version presque intégrale de la lettre de Roullet, mais toujours sans sa signature ; la phrase où il est question de l’émigration du fils de Jean-Baptiste est omise [8].

Il semble évident que les éditeurs ont voulu faire circuler ce fragment comme « bonnes feuilles » pour la publicité de l’édition, car on le trouve reproduit presque simultanément à la fois dans La Décade et dans le Magasin encyclopédique, avec une présentation et un commentaire identiques. On y affirme que le texte a été « envoyé de Bordeaux au citoyen Bernard », que le « secrétaire » de Jean-Baptiste de Secondat « avait eu la permission d’en prendre copie », on y résume la lettre du correspondant de Bordeaux (en ne retenant que la « fatale opération »), et on ajoute :

Malgré cette perte, nous avons lieu de croire que si le Corps législatif ou le Gouvernement vouloient honorer, comme ils le devroient, la mémoire d’un des plus beaux génies qu’ait produit la France, que s’ils avoient pour sa famille, qui a prodigieusement souffert de la révolution dans ses propriétés, quelques-uns de ces égards qu’il faudroit peut-être appeler de la justice plutôt que de la générosité, il y a lieu de croire, dis-je, que l’on pourroit recouvrer des ouvrages précieux de l’auteur de l’Esprit des lois. Une nation ne peut réellement être grande si elle ne sait pas honorer les grands hommes [9].

Mais peu après le journal publie une lettre de Walckenaer, datée de Toutteville le 29 septembre 1797, qui dénonce l ’« erreur » qui s’est glissée dans l’édition Plassan :

Ce n’est point d’après une copie, mais d’après l’original écrit de la main même de Montesquieu, et qui est en ma possession, que ce fragment a été imprimé : il me fut envoyé de Bordeaux par un ami, avec plusieurs autres de même nature trop informes pour pouvoir être publiés. A cette époque, comme à présent, nos événemens politiques avoient rendu le public très-peu attentif à ceux qui se passoient dans le monde littéraire ; je désirois cependant contribuer, autant qu’il étoit en moi, à réparer les torts de la nation envers la famille d’un des grands hommes dont elle doit le plus se glorifier. Quoique je n’eusse alors et n’eusse jamais eu avec elle aucun rapport direct ou indirect, je tâchai, par une lettre, insérée dans le journal de Paris, le 12 prairial an IV, d’appeler l’attention du gouvernement et du corps législatif sur la situation malheureuse où elle se trouvoit ; je pris en même temps l’engagement de donner au public le fragment que vous avez imprimé dans votre notice aussitôt qu’une édition des Œuvres de Montesquieu plus exacte que toutes celles qui avoient paru jusqu’à présent m’en fourniroit l’occasion. J’ai rempli cet engagement en le communiquant à M. Bernard ; et la copie qu’il en a tiré pour le livrer à l’impression est la seule qui en ait été faite ; il a ajouté en note, dans son édition, la lettre dont mon ami avoit accompagné son envoi. Cette lettre avoit déjà paru dans le journal de Paris ; et comme elle semble faire craindre que les manuscrits de Montesquieu aient été brûlés presqu’en entier, je crois devoir annoncer que d’après des renseignemens ultérieurs il paroît certain que la portion la plus intéressante de ces manuscrits existe encore : la collection remplit, dit-on, vingt-sept cartons. Il est vrai que les matériaux de l’esprit des lois en composent la plus grande partie ; mais elle contient en outre plusieurs écrits très-intéressans, entr’autre un voyage en Prusse, que des raisons d’égards et de prudence qui n’existent plus ou qui ne peuvent pas exister long-temps avoient empêché l’auteur de publier.

Walckenaer annonce enfin l’édition séparée des inédits de Montesquieu et regrette que la « situation malheureuse où se trouve la famille s’oppose à l’impression des manuscrits qu’elle possède encore » [10].

Cette rectification ne semble guère avoir été entendue, puisque l’édition des Œuvres posthumes in-douze par Plassan, Bernard et Grégoire, à la fin de 1797, reproduit sans changement le texte de « Des règles » et la note qui l’accompagnait au tome III de l’édition des Œuvres [11] ; l’annonce qu’en fait le Magasin encyclopédique lui-même reprend sans aucune réserve l’anecdote des manuscrits brûlés en ajoutant : « il faut espérer que tout n’aura pas été la proie des flammes et que le petit-fils de Montesquieu sera moins réservé que son père » [12].

Le dernier épisode de la publication des fragments prend place dans les Archives littéraires de l’Europe, où paraît en 1804 une « Lettre de C. A. Walckenaer, Aux rédacteurs des Archives Littéraires, contenant une notice des manuscrits inédits de Montesquieu, suivie de quatre chapitres inédits de l’Essai sur le goût » [13]. Walckenaer y publie les quatre fragments « exactement copiés du manuscrit autographe » qu’il possède ; il rappelle qu’il avait communiqué le premier à Bernard, avec la lettre d’accompagnement : « Cette lettre avait déjà été imprimée dans le Journal de Paris, lorsque dans ma simplicité je crus qu’il suffisait d’appeler l’attention du gouvernement sur ce grand nom de Montesquieu, pour obtenir envers sa famille l’adoucissement de lois trop rigoureuses, ou une interprétation plus favorable aux intérêts de ses descendants ». Il rappelle aussi qu’il a démenti depuis lors l’anecdote de la destruction des manuscrits par le feu, et énumère les manuscrits qu’il a vus : des cahiers contenant des « morceaux qui n’ont pu entrer dans l’Esprit des lois » ; « un roman satyrique, intitulé : Le Métempsycosiste, en six cahiers fort minces ; ils sont copiés au net et ne sont pas de la main de Montesquieu. – Je n’ai lu qu’un seul cahier de ce roman, qui m’a paru peu digne de son auteur. Il est dans le genre de ceux de Voltaire ; mais inférieur pour l’enjouement et la grâce » ; enfin Mes pensées. Il croit qu’il existe d’autres manuscrits, qu’il n’a pas vus : « J’ignore même ce que ceux-là sont devenus ; on m’a écrit qu’on ne les croyait plus en France. Puisse cette nouvelle fâcheuse se trouver aussi peu fondée que celle qui annonçait qu’ils avaient été la proie des flammes ! »

Walckenaer révèle ainsi les derniers fragments en sa possession ; mais il donne aussi une nouvelle édition de « Des règles », avec cette note : « Je publie ce fragment, quoique déjà imprimé, parce qu’il s’est glissé des fautes graves dans la copie qu’en a fait M. Bernard » [14]. On y constate en effet plusieurs variantes importantes par rapport au texte de l’édition Plassan.

Ces documents suggèrent plusieurs réflexions.

Les fragments ont été intégrés aux éditions des œuvres de Montesquieu qui en ont suivi la publication. En 1799 l’édition Decker des Œuvres et en 1807 les Œuvres mêlées et posthumes de l’édition stéréotype de Didot ne contiennent encore que « Des règles », dans le texte de l’édition Plassan et avec la note [15]. Mais l’édition Lefèvre de 1816 publie les quatre fragments d’après les Archives littéraires [16], et ce sera dès lors l’usage commun. Laboulaye a l’idée de retourner au premier texte de « Des règles », mais accumule les inexactitudes [17] ; dans l’édition Masson, Xavier Védère suit Laboulaye presque en tout ; du moins devine-t-il juste en supposant que l’auteur de la lettre de nivôse an IV est en réalité Charles Roullet [18]. Enfin dans son édition de l’Essai sur le goût, Charles J. Beyer affirme encore que « Des règles » a été publié d’abord dans les Œuvres posthumes de 1798 [19]. Mais s’il les avait vues il aurait nécessairement constaté que le texte en était différent de celui de 1804, qu’il reproduit lui-même, et qu’il n’avait pas vu non plus, car la note de Walckenaer l’aurait alerté. Il arrive que des traditions textuelles apparemment tranquilles rendent les éditeurs peu curieux.

Il faut avouer aussi que, dans la lettre si souvent citée, l’anecdote des manuscrits brûlés, le secrétaire qui s’oppose vainement à la « fatale opération », le morceau « distrait » grâce à la permission exceptionnelle du fils, tout cela avait de quoi éveiller les soupçons d’un esprit moyennement critique. Même si l’on ignorait le démenti public dont elle a fait l’objet sur ce point, rien n’empêchait d’émettre quelque doute [20]. Il faut croire que le spectacle de manuscrits livrés au feu plaît à l’imagination, puisque le Magasin encyclopédique, nous l’avons vu, à quelques livraisons de distance, semble lui-même oublier ce démenti. Et on en trouverait bien d’autres preuves.

Une autre évidence s’impose : l’édition Plassan, prévue pour être publiée entièrement en l’an IV, et dont tous les tomes portent cette date, s’est en réalité étendue sur une période assez longue, jusqu’à la fin de 1797 [21], et les Œuvres posthumes in-douze datées 1798 l’ont suivie immédiatement à la fin de la même année. Ce qui prouve qu’une datation purement bibliographique est parfois insuffisante, et que seule la presse périodique, en dehors de sources manuscrites, permet d’établir une chronologie fine.

Les derniers fragments de l’Essai sur le goût n’étaient pas une révélation bouleversante ; l’histoire de leur publication vaut pourtant la peine d’être suivie, car elle touche aux moments troubles et difficiles qu’ont traversés la famille et l’héritage de Montesquieu pendant la Révolution, aux interrogations des contemporains sur leur sort, et aux questions sans réponse claire que nous nous posons toujours sur l’état des manuscrits de La Brède à cette époque et les hasards qu’ils ont courus [22]. C’est par les journaux, par les annonces et les lettres qui entourent ces fragments que le public en est averti dans les années 1796-1797, riches en documents à cet égard grâce à l’initiative de Walckenaer. Ce dernier, qui devait plus tard s’intéresser encore à Montesquieu et à l’édition de ses œuvres [23], fait ici en quelque sorte ses premières armes. Il est possible que ses sentiments légitimistes modérés, qui devaient se manifester sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, l’aient attiré vers un écrivain dont la pensée politique retrouvait son actualité à la sortie de la Révolution, et l’aient conduit à prendre la défense d’une famille victime des lois sur les émigrés. Mais le hasard des relations a dû jouer un rôle plus important. Nous ne savons pas comment se sont nouées celles qui unissaient Walckenaer à Roullet. Il est sûr que ce dernier était lui-même très lié à Joachim Lainé : tous deux sont exactement contemporains et membres du barreau de Bordeaux avant et pendant la Révolution [24].

Il reste que les circonstances dans lesquelles Walckenaer s’est procuré ces manuscrits sont obscures. Récapitulons ce qu’il en dit. Un « ami » les tient du secrétaire de Jean-Baptiste de Secondat, après une destruction par le feu qui n’eut pas lieu, à la fin de 1793. Roullet les envoie en mars 1796, le public en est averti en mai de la même année, et en septembre Walckenaer affirme qu’il n’a jamais eu avec la famille de Montesquieu « aucun rapport direct ou indirect » ; il donne par ouï-dire des nouvelles des manuscrits, y compris d’un « voyage en Prusse ». En 1804, enfin, il publie les trois fragments qu’il avait d’abord déclarés impubliables ; il dit avoir vu lui-même les manuscrits [25], mais il doute qu’ils soient encore en France.

Paul Bonnefon a publié en 1910 dans la Revue d’histoire littéraire de la France, avec les Considérations sur les richesses de l’Espagne, une lettre de Walckenaer à Michaud le jeune du 10 juin 1843, où l’on trouve une tout autre version des faits. Le petit-fils de Montesquieu, émigré en Angleterre, envoya en France les manuscrits, « offrant de les donner à la Nation si on voulait rendre à sa famille la portion de biens qui lui appartenait et à laquelle il renonçait pour sa part ». Joachim Lainé est chargé de négocier l’affaire ; sur la recommandation de Roullet, il rencontre à Paris Walckenaer et l’associe aux démarches, qui restent d’ailleurs vaines ; comme il avait apporté les manuscrits, il permet à Walckenaer d’en prendre connaissance, et de mémoire ce dernier compose la « courte analyse » insérée dans les Archives littéraires de 1804. C’est alors qu’un « membre de la famille de Montesquieu », pour le remercier de son aide, lui envoie « trois chapitres inédits de l’Essai sur le goût » [26].

De nombreuses années avaient passé lorsque Walckenaer écrivait cette lettre en 1843 (il avait alors soixante-douze ans). Il commet des erreurs de détail évidentes [27]. Mais surtout ce que l’on sait de façon sûre, même si les détails nous échappent, rend sa version des événements extrêmement problématique. Les lettres citées par Raymond Céleste dans son « Histoire des manuscrits inédits de Montesquieu » attestent que Jean-Baptiste de Secondat les a confiés avant sa mort à Joachim Lainé et à son frère Honorat Lainé, propriétaires d’un domaine proche de La Brède ; c’est seulement en 1800 et 1801 qu’il est question de la renonciation du petit-fils de Montesquieu, Charles-Louis, à la propriété des manuscrits en faveur de son cousin Joseph-Cyrille et en vue d’une publication, pour que fût rendue possible la succession en dépit des lois contre les émigrés ; et c’est après sa radiation de la liste des émigrés en novembre 1801 qu’il emporte quelques manuscrits en Angleterre ; une lettre de 1803 laisse entendre qu’il songe à en éditer « quelques fragments » [28].

Il n’y a donc rien ici qui ne nous invite au doute et au soupçon. Nous sommes en présence de deux documents qui s’invalident l’un l’autre. La lettre de Roullet (comme les textes du Magasin encyclopédique et l’édition Plassan) prouve clairement que Walckenaer était en possession des manuscrits dès 1796 ; celle de 1843 affirme qu’il les a reçus de la famille à un moment qu’il ne précise pas mais qui d’après les circonstances qu’il évoque ne peut être antérieur à 1800 : oubliés alors le secrétaire, l’épisode dramatique du fils aux abois brûlant les papiers du père, dont on doit supposer qu’il était pure fiction, destinée à émouvoir le public et sans doute aussi à cacher l’origine réelle des manuscrits. Si l’on supposait que la famille de Montesquieu les avait donnés dès 1796 pour favoriser une intervention de Walckenaer dans la presse, en demandant la discrétion pour que la démarche eût l’apparence du désintéressement, pourquoi alors l’avoir caché plus tard au prix des pires contradictions ?

L’écheveau des difficultés laisse penser que Walckenaer brouille volontairement les pistes. Sans doute a-t-il tenté, de diverses façons et non sans obstination, de se lancer dans la course à une nouvelle édition de Montesquieu. Les fragments de l’Essai sur le goût ont peut-être été distraits des manuscrits déposés chez Lainé ; en 1799 il essaie d’en obtenir de nouveaux, comme le prouve une autre lettre à Roullet découverte par Xavier Védère [29]. Sans doute s’est-il décidé à publier en 1804 les trois fragments encore en sa possession, faute de mener à bien une entreprise plus ambitieuse.

Notes

[1Le Magasin encyclopédique paraît deux fois par mois, en livraisons de neuf feuilles in-octavo, soit 144 pages ; chaque tome est constitué de quatre livraisons. Une annonce de la troisième année dans le Journal de Paris (12 prairial an V, 31 mai 1797) fixe la sortie du premier numéro au 15 floréal, et promet une expédition exacte les 15 et 30 de chaque mois. Nous datons les livraisons d’après ce repère, et nous suppléons la numérotation.

[2Journal de Paris, n°252, 12 prairial an IV, 31 mai 1796, p. 1009-1010.

[3On peut supposer que cette parenthèse signale des mots suppléés.

[4Jean-Baptiste de Secondat était mort le 17 juin 1795, ce qui jusqu’au 29 ventôse (18 mars 1796) fait en réalité plus de six mois. Sa veuve devait mourir en 1801. Leur fils est Charles-Louis de Secondat (1749-1824), qui avait émigré en novembre 1791.

[5Je n’ai rien trouvé d’aussi précis dans les lettres dont les lecteurs disposaient à l’époque ; voir, dans les Lettres familières (s. l., 1767) la lettre 39 à Guasco, La Brède, 16 mars 1752, p. 165 : « […] le Château de La Brède, que j’ai si fort embelli depuis que vous ne l’avez vu ? C’est le plus beau lieu champêtre que je connoisse […] Enfin je jouis de mes prés ». Voir aussi la lettre 42, au même, La Brède, 4 octobre 1752, p. 181.

[6An IV, 1796, t. I, n°[3], p. 407. La partie conservée va, dans le texte ci-dessus, de « Le tout consiste en trois feuilles […] » à « […] de toute la famille de l’immortel Montesquieu. »

[7Voir Magasin encyclopédique, t. III, n° [2], 1er vendémiaire an VI, 22 septembre 1797, p. 269 : « Ce volume vient de paraître, et bientôt on aura le quatrième. »

[8Œuvres, t. III, p. 287 ; la lettre est en note. A la place de « Mon cher ami veut bien », au début, on trouve « P……… veut bien » ; la phrase omise est « son fils s’est dérobé […] de l’immortel Montesquieu » ; il y a en outre quelques modifications de détail.

[9Magasin encyclopédique, t. III, n° [2], p. 268-270 ; La Décade philosophique, littéraire et politique, n° 36, 30 fructidor an V, 16 septembre 1797, p. 554-555. Notons que les éditeurs avaient déjà donné en « bonnes feuilles », mais cette fois-ci avant l’édition, le « Discours prononcé par Montesquieu à l’Académie des sciences de Bordeaux, le 15 Novembre 1725, sur les motifs qui doivent nous encourager aux sciences », avec la note : « Ce morceau inédit, ainsi que plusieurs autres plus étendus, seront insérés dans la belle édition des œuvres de Montesquieu que donnent les cit. Plassan, Bernard et Régent, et dont le second volume vient de paraître » (La Décade, n° 7, 10 frimaire an V, 30 novembre 1796, p. 390-395). Ce discours devait paraître dans le tome IV des Œuvres (p. 298-304) un an après. Si l’on tient à une chronologie stricte, il faut donc en situer la première édition dans La Décade.

[10Ibid., t. III, n° [4], 1er brumaire an VI ( 22 octobre 1797), p. 540-542.

[11« Des Règles, Chapitre qui termine l’Essai sur le goût », Œuvres posthumes in-12, an VI, 1798, p. 275-277. Il en est encore de même dans l’édition in-octavo, an VI, 1798, p. 209-211.

[12Magasin encyclopédique, 3e année, t. V, n° [1], 15 nivôse an VI, 4 janvier 1798, p. 98. Ce long texte (p. 97-110), dans la rubrique « Mélanges », est signé A. J. D. B. ; il détaille les pièces qui composent les Œuvres posthumes, et exalte Montesquieu, qui « sera placé par la postérité à côté de Confucius, de Solon, de Numa, de Pen et de tous les régulateurs des sociétés humaines » (p. 97-98). La sortie des Œuvres posthumes in-douze était annoncée dans le n° [3] du 15 frimaire an VI, 5 décembre 1797.

[13Archives littéraires de l’Europe, ou Mélanges de littérature, d’histoire et de philosophie. Par une Société de Gens de Lettres. Suivies d’une gazette littéraire universelle, Paris, chez Henrichs, Tubingue, chez Cotte, t. II, 1804, p. 301-311. Cette revue a paru en dix-sept volumes, de 1804 à 1808.

[14Page 305.

[15Œuvres, t. VI, p. 333-334 (« Des règles, chapitre qui termine l’Essai sur le goût »), Œuvres mêlées et posthumes, t. I, p. 179-180.

[16Œuvres complètes, t. VI, Œuvres diverses, p. 189-191 ; ces dernières pages sont imprimées en plus petits caractères, avec une note qui renvoie aux Archives littéraires et précise : « Ce fragment rectifié, et les trois suivants, ne se trouvent dans aucune autre édition » ; seule une note de « Plaisir fondé sur la raison » (où Montesquieu évoquait une peinture de Mignard à Versailles) a disparu, et elle ne reparaîtra plus jamais. L’édition Dalibon de 1822 note : « Les quatre derniers chapitres ne se trouvent que dans les éditions modernes. Je les donne tels que je les ai trouvés, sans en garantir l’authenticité » (t. VII, Œuvres diverses, p. 126).

[17Il affirme que « Des règles » a d’abord paru dans les Œuvres posthumes de 1798, et le reste dans ce qu’il appelle les Annales littéraires ; mais il a le mérite de comparer le texte de 1798 et celui de 1804, et signale des variantes. Il cite partiellement la note contenant la lettre du 29 nivôse an IV, qu’il attribue à Millin (Œuvres complètes, t. VII, 1879, p. 113-114, 142-147).

[18Œuvres complètes, Paris, Nagel, t. III, 1955, p. 530.

[19Essai sur le goût, Genève, Droz, 1967, p. 98 ; il évoque « la plus récente hypothèse » qui attribue la lettre à Roullet. Notons que Robert Shackleton renvoyait correctement, en 1961, dans sa biographie critique, au tome III de l’édition Plassan.

[20Exceptons Laboulaye, qui écrit : « On y a joint une histoire merveilleuse, de la vérité de laquelle je n’oserais me porter garant » (t. VII, p. 143).

[21Dans l’annonce des libraires en vue de la souscription, le premier volume était prévu pour frimaire an IV (décembre 1795), et « les autres trois tous les trois mois » (R. Céleste, « Histoire des manuscrits inédits de Montesquieu », Mélanges inédits, Bordeaux, Gounouilhou, 1892, p. XXI), ce qui aurait mené jusqu’en fructidor environ. En fait le premier volume ne sera présenté par les libraires au Corps législatif, avec le buste de Montesquieu, que le 12 ventôse an IV, 2 mars 1796 (Le Moniteur, n° 166, 16 ventôse ; sur cette séance, et la question de l’accueil du buste dans la salle des Anciens, voir J. Ehrard, « 1795, “année Montesquieu” ? », dans L’Esprit des mots, Genève, Droz, 1998, p. 322-325) ; le second volume paraît vers novembre 1796, le troisième vers septembre 1797, les deux derniers avant décembre.

[22Voir R. Céleste, ouvr. cité, p. IX-XLII, et Georges Benrekassa, « Le legs manuscrit de Montesquieu : des “œuvres” de 1758 aux “œuvres complètes” du XXIe siècle », à paraître dans le tome I des Œuvres complètes en cours de publication.

[23Son article « Montesquieu » paraît d’abord au tome XXXIX de la Biographie universelle Michaud (1821) ; il est repris dans les Vies de plusieurs personnages célèbres des temps anciens et modernes, Laon, 1830, t. II, p. 259-303, où Montesquieu voisine avec Épaminondas, Jeanne d’Arc, Marco Polo, Hume, etc. ; on le retrouve encore sous le titre « Notice sur la vie de Montesquieu » en tête de l’édition Parrelle des Œuvres complètes (Paris, Lefèvre, 1835, p. V-XXII).

[24Charles Roullet (1769-1847) fit partie avec Lainé de la députation envoyée par la ville de Bordeaux à la fête de la Fédération. Il devint après 1830 premier président de la Cour royale de Bordeaux (voir Georges Calmon, Éloge de M. Roullet, Bordeaux, Crugy, 1869). Joachim Lainé (1767-1865), également membre du barreau de Bordeaux, membre de l’administration départementale de la Gironde en 1795, est le futur ministre de Louis XVIII.

[25La liste qu’il en donne dans l’article « Montesquieu » de la Biographie universelle est semblable, à quelques détails près, à celle qui a paru dans les Archives littéraires en 1804 ; on en retrouve les éléments dans le Catalogue des manuscrits envoyés en Angleterre, de 1818, publié dans l’édition Masson (t. III, p. 1575-1582) et reproduit dans L’Atelier de Montesquieu, par Catherine Volpilhac-Auger, Cahiers Montesquieu 7, 2001, p. 276-280 [voir : http://montesquieu.huma-num.fr/editions/manuscrits].

[26Revue d’histoire littéraire de la France, 1910, 17e année, p. 284-285 ; Walckenaer affirme encore qu’en 1815 il a vu le petit-fils de Montesquieu à Paris, lui a proposé une édition des manuscrits, à condition de faire un « choix », après quoi l’on pourrait « brûler le reste afin que par la suite un éditeur maladroit ne vînt pas gâter l’édition qu’on aurait donnée pour la rendre plus complète ». On remarquera qu’il fait beaucoup voyager les manuscrits, d’Angleterre en France et de France en Angleterre, mais moins encore que Michaud le jeune dans l’article « Montesquieu (le baron de) », consacré au petit-fils, pour lequel la lettre de Walckenaer de 1843 devait servir de base documentaire.

[27Il dit par exemple que les « trois chapitres » ont été « imprimés dans un supplément aux œuvres de Montesquieu donné par le libraire Bernard » (p. 284).

[28Voir R. Céleste, ouvr. cité ci-dessus note 21, p. XXI-XXXIII.

[29« N’oublie pas de me répondre définitivement sur les renseignements que je t’ai demandé sur la famille Montesquieu et si tu as quelque espoir de te procurer de nouveaux fragments qui pourraient se trouver dans les manuscrits de l’essai sur le goût, j’en veux publier une nouvelle édition » (archives municipales de Bordeaux, ms 133, collection Roullet, n° 188, cité partiellement dans l’édition Masson, t. III, p. 530). Xavier Védère donne la seule date qui figure au bas de la lettre « ce 14 germinal », sans l’année ; comme Walckenaer annonce l’envoi de son roman L’Ile de Wight, ou Charles et Angelina, qui a paru en 1799, il s’agit donc du 14 germinal an VII, 4 avril 1799. Quelques sondages dans le considérable fonds Roullet de la bibliothèque municipale de Bordeaux (Ms 2028, vol. V-VIII pour la correspondance) ne m’ont rien livré d’autre à cet égard.