La notion de principe chez Montesquieu Première publication : Commentaire (17), 1982/1, p. 129-134
La notion de principe chez Montesquieu
PRINCIPE : « la cause, l’auteur, la source, l’origine de quelque chose […]. Commencement, naissance […]. En termes de Physique, se dit de ce qui entre dans la composition des corps mixtes, qui leur donne l’être, qui en constitue l’essence […]. Se dit aussi de ce qui donne le mouvement et l’action ; de la cause des générations, des corruptions, des maux […]. Se dit figurément en choses spirituelles et morales, et signifie motif, sentiment, impression […] » (Dictionnaire de Trévoux, 1721). Au sens philosophique ou scientifique, le mot réfère donc à une origine, à une constitution fondamentale de la matière, à une première impression de la pensée. Dynamique et vitaliste, il réfère plus généralement à une idée de surgissement et de mouvement. Au départ de la chaîne causale, le principe est l’élément central et obscur où s’enracine l’explication ultime des phénomènes.
« J’ai eu des idées nouvelles, il a bien fallu trouver de nouveaux mots, ou donner aux anciens de nouvelles acceptions » (De l’esprit des lois, Avertissement de 1757) [1]. En transposant le mot « principe » dans le vocabulaire de l’analyse politique, Montesquieu a voulu rendre compte d’une origine radicale des formes politico-sociales. La « nature » désigne un être statique, une « structure », une « constitution » au sens de lois fondamentales qui constituent (II, 1 ; III, 1) ; le « principe » désigne au contraire une impulsion, un mouvement : « ce qui donne la vie » (III, 7), « ressort » (V, 1), ce qui fait surgir dans son existence concrète ce qui est « tel » par sa nature.
Il ne désigne pas un être juridique, mais une cause psychologique et émotionnelle, un « sentiment et non une suite de connaissances », comme dit Montesquieu de la vertu (V, 2). Il ne s’enseigne donc pas, il s’insuffle, se transmet par immersion dans une réalité morale qui doit être déjà là : on en est imbu dès sa naissance et par toute l’éducation, au contact des pères, des vieillards qui rappellent sans cesse les maximes de la « vertu », ou, en monarchie, au contact du « monde ». Montesquieu conçoit l’« éducation » comme une formation de tous les instants : véhicule et moule des valeurs culturelles, des usages, des conduites qui reproduisent une société. « Tout dépend donc d’établir dans la république cet amour ; et c’est à l’inspirer que l’éducation doit être attentive. Mais pour que les enfants puissent l’avoir, il y a un moyen sûr : c’est que les pères l’aient eux-mêmes » (IV, 5). Le principe se précède lui-même ; sa force dépend de sa reproduction, mais son origine reste inexplicable : origine qui n’a pas elle-même d’origine.
Ce ressort moral n’est pas un mobile individuel : il exprime en même temps qu’il crée un consentement collectif ; dans le despotisme, c’est un instinct répandu dans le corps social entier, la « crainte ». Tous les membres de la démocratie sont unis par un « même » amour de la patrie, de l’égalité, de la frugalité : « passion » dont le chapitre 3 du livre V célèbre les effets par le retour incantatoire des signes de l’identité, du resserrement et de l’unité. En monarchie, tous sont unis par leur individualisme même, puisque non seulement les mêmes valeurs les inspirent, le code du « monde », un égal souci de se distinguer, mais aussi parce que spontanément se réalise l’harmonie des passions individuelles : chacun, croyant réaliser son bien propre, réalise le bien du tout (III, 7). Force supérieure d’harmonie, le principe transcende les volontés propres, il les mobilise et les oriente vers un but qui le dépasse.
Mystérieusement inspiré et orienté, le principe est aussi mystérieusement corrompu et détruit. Le consentement se brise, la puissance structurante perd son ressort. Montesquieu constate seulement une rupture qualitative, une altération morale, qui ne peuvent se réparer parce que leurs effets, lorsqu’ils se produisent, sont irréversibles. Il accumule les contrastes, les antithèses qui révèlent cette évolution, sans que cette évolution puisse elle-même s’expliquer (III, 3). « Ce n’est point le peuple naissant qui dégénère : il ne se perd que lorsque les hommes faits sont déjà corrompus » (IV, 5). Comme le maintien du principe, sa corruption semble se précéder elle-même. La conscience collective vire, un nouveau sens s’installe, ce que révèlent les jeux lexicaux sur les modifications du sens et de l’usage des mots : « ce qui était maxime, on l’appelle rigueur […] » (III, 3). Montesquieu désigne ainsi ce qu’on appellerait maintenant un changement de « valeurs ». Seul le despotisme ignore ce changement : le principe de la crainte, terme indépassable de la corruption, ne peut se corrompre : pure successivité, perpétuelle dissolution dans l’instant, il échappe au temps et à l’évolution.
Principe et politique
Par son influence radicale, le principe domine la typologie de Montesquieu et sa philosophie de l’histoire. « La force du principe entraîne tout » (VIII, 11). Tout l’édifice constitutionnel et juridique en dépend, puisqu’il régit les conditions de son existence concrète, du sens et de l’effet des lois. « Lorsque les principes du gouvernement sont une fois corrompus, les meilleures lois deviennent mauvaises, et se tournent contre l’État ; lorsque les principes en sont sains, les mauvaises ont l’effet des bonnes » (ibid.). Le passage d’une forme de gouvernement à une autre, les cycles évolutifs qui dominent l’histoire dépendent des modifications profondes de la conscience collective. Le livre VIII de L’Esprit des lois en est une remarquable démonstration.
L’originalité de la notion de principe dans L’Esprit des lois est apparue surtout à la lumière d’une lecture sociologique de l’œuvre. Montesquieu pose les bases d’une sociologie générale, d’une synthèse du tout social, au-delà de l’analyse des superstructures politiques [2]. II avait déjà aidé Hegel à « penser l’histoire », « l’esprit du peuple », l’unité signifiante et vivante des conduites, en dehors de toute intention et de toute morale individuelles. La « belle liberté hellénique » de Hegel, sa conception de la monarchie moderne comme « ruse de l’État » attestent la fécondité des intuitions de L’Esprit des lois [3].
Elles ne sont certes pas exemptes de difficultés et d’ambiguïtés, que les critiques ont soulignées. Le principe rend la société et l’histoire intelligibles, mais lui-même surgit comme une donnée globale difficilement explicable par les composantes réelles de la société [4] ; il tend vers une finalité politique, et surtout, en dépit des affirmations de Montesquieu, vers une finalité morale. La valorisation intense de la « vertu » et des conduites qu’elle inspire, la participation émotionnelle de Montesquieu à son destin dans la cité antique, donnent à ce principe une signification idéale et exemplaire. L’« honneur », « enfant et père de la noblesse » (V, 9), régnant « comme un monarque sur le prince et sur le peuple » (III, 10), est différemment, mais également exalté. Une hiérarchie s’instaure entre les principes comme entre les formes de gouvernement. Le principe vise une réalité, trans-individuelle et fondamentale, mais une réalité qui devient conscience idéale, et l’on comprend que Hegel ait accueilli si aisément la suggestion qui lui était ainsi offerte. Totalité transempirique et modélisante (III, 11), la notion est aussi dangereuse que féconde, puisqu’elle ouvre la voie à l’interprétation et à la systématisation. Sur la cité antique, la réflexion de Montesquieu est certainement moins empirique que celle d’Aristote.
Principe du principe
D’autres difficultés apparaissent, lorsqu’on s’interroge sur le contenu même de la notion, sur son fonctionnement interne, tels que les laissent percevoir les énoncés, les modes d’exposition de L’Esprit des lois. Il faut tenter de pénétrer jusqu’au principe du principe : décomposer les éléments qui le constituent, les forces qui y sont à l’œuvre, briser ce noyau radical pour chercher les tensions et les dissociations qui le travaillent. Le principe, créateur de l’harmonie sociale, de la totalité distinctive d’un type, apparaît lui-même comme un nœud d’auto-destruction, une négation en acte cachée sous l’apparente positivité.
Les fleuves courent se mêler dans la mer : les monarchies vont se perdre dans le despotisme (VIII, 17). Il faut donner tout son poids à cette célèbre formule. La mer, indistincte et tumultueuse, est l’image massive d’un espace où tout va se confondre [5]. Dans la tripartition de Montesquieu, comme le despotisme par rapport aux autres gouvernements, la crainte paraît étrangement décalée par rapport à la vertu et à l’honneur. Elle en est même l’envers : pure « passion », violence sans frein ni loi, force mécanique, elle est le signe de la fin de l’homme et de l’histoire. Cette négativité béante menace tous les régimes « modérés », elle y est déjà à l’œuvre, et Montesquieu en suit les progrès dans la monarchie française, comme dans la Grèce du IVe siècle et dans la Rome de la fin de la République. Le despotisme est le mal absolu : c’est pourquoi la tripartition des régimes politiques tend, dès les huit premiers livres, à devenir une bipartition, qui dominera l’analyse à partir du livre XI.
La hantise de la chute
La négation n’intervient pas seulement au terme, sa présence mine déjà sourdement l’origine, elle s’y installe comme un a priori de la perception et de l’exposition. La liberté, la « vertu », ne peuvent se dire d’abord que par le détour déjà tragique de la corruption et de la perte. Il semble que la plénitude du principe échappe à l’affirmation et ne soit que l’envers postulé, mais d’abord informulable, d’une négativité. Lors de sa première apparition dans L’Esprit des lois, la vertu n’est définie, cernée, que par des exemples dramatiques de déchéance, des antithèses qui creusent la distance de l’irrémédiable, de la différence qualitative absolue, des clausules tranchantes qui sonnent comme le décret du destin (III, 3). Le dénouement du livre VIII, contrepoids de tout ce qui précède, est donc annoncé d’emblée et inscrit dans le programme initial. On y trouve la même hantise de la perte, les mêmes antithèses et les mêmes progressions (VIII, 2 et 12). « Tout est perdu », « tout serait perdu » est un des leitmotiv les plus obsédants de l’ouvrage [6]. Dans le grand chapitre sur la constitution anglaise, Montesquieu établit également la distribution des pouvoirs à partir des conditions qui rendent l’arbitraire fatal et entraînent la perte de la liberté : les images totalitaires, dévastatrices du despotisme, les hypothèses néfastes ponctuent le texte [7], et revient toujours la formule obsessionnelle : « il n’y aurait point » ou « il n’y a point de liberté si… ». Le bien politique est si improbable qu’il est immédiatement et constamment investi par son contraire.
Il faut d’ailleurs remarquer que le principe le plus plein, le plus actif en lui-même, la vertu, « amour » de la patrie, de l’égalité, de la frugalité, ne réfère qu’à une réalité disparue, voire à une utopie. Passion de la communauté, de l’identité, source pure d’où émanent la transparence et l’harmonie, elle est, comme les lois, les coutumes, les « institutions » du monde antique, « admirable » (autre mot leitmotiv de L’Esprit des lois) [8], mais elle n’est plus. Le rêve s’oppose, de toute sa hauteur inaccessible, et de son néant, à la petitesse des mœurs modernes. Montesquieu ne cesse de déplorer ce contraste et de creuser ce vide : le passé inexistant accuse le présent, il en dénonce à son tour l’inexistence. Il est significatif de constater que le modèle antique a d’abord permis à Montesquieu, comme le prouvent les Considérations, d’expérimenter de la façon la plus neuve, la notion de principe, son rapport à celle de nature, l’idée d’une totalité ethnique, la circularité des composantes de l’esprit et du tout social.
Si la monarchie française, fidèle à ses origines, présente une autre harmonie, et témoigne de la bonté d’une nature qui crée spontanément ses équilibres, ce bonheur et cette harmonie sont toujours fragiles et menacés. Montesquieu perçoit sans cesse (dès II, 4) l’imminence du despotisme ; la corruption, traitée comme un processus objectif d’évolution, est surtout un malheur dont il évoque la sombre présence à l’intérieur même des mécanismes du pouvoir monarchique [9]. Une terreur permanente le hante et, comme il porte le deuil de la vertu antique, il participe intensément à la dégradation des monarchies modérées et à la chute de la liberté.
Les contradictions de la vertu
Assiégés par leur négation, les principes positifs de vertu et d’honneur sont aussi le lieu de contradictions internes. Le noyau résistant de la vertu se fissure : spontanéité, « amour » qui s’entretient et se renforce lui-même par sa pratique, elle suppose un effort contre soi, un héroïsme : « la vertu politique est un renoncement à soi-même, qui est toujours une chose très pénible » (IV, 7). Montesquieu tente de faire concevoir l’ascétisme républicain par analogie à celui des moines (V, 2) ; or, il le dit ailleurs, les moines sont des hommes « extrêmement malheureux » (VI, 9). La vigueur morale, l’obéissance à des « modèles perpétuels », à la surveillance des « vieillards » et des censeurs, à la « force réprimante » de « l’autorité paternelle » (V, 7) [10], voilà des « prodiges » dont seule était capable la cité antique, mais le bonheur qu’ils produisent est surhumain et paradoxal ; il naît d’une discipline insupportable, d’une amputation, d’une privation douloureuse des passions : amour-souffrance, « passion » pour « ce qui afflige », qui ne peut se concevoir et se dire que par les signes répétés de la limitation et de la négation (« retranche », « borne », « ne peut pas », « ne doit pas », VI, 2-3). Cet idéal de claustration et de fermeture permet seul d’échapper au cycle infernal du désir, de l’aliénation et de l’anarchie individuelle : mais il est précisément un art contre nature.
Les contradictions de l’honneur
L’honneur est le sentiment qui anime une forme réelle, la monarchie moderne, qu’ignorait l’Antiquité (XI, 8). L’analyse de Montesquieu rejoint ici l’existence et le présent. Elle rend compte des valeurs et des pratiques de la société qu’il a sous les yeux. Mais, par là même, il est contraint de modaliser dans des sens multiples, voire opposés, l’unité du principe. L’honneur subit, dans L’Esprit des lois, un déplacement de sens par rapport à son acception traditionnelle. Il désigne encore le « point d’honneur » aristocratique, le sentiment de la dignité qui distingue du « vilain », le service librement consenti du prince (IV, 2) ; privilège d’une caste, il lui dicte un code sévère, des « règles suivies » et des « caprices soutenus » (III, 8). Mais il désigne aussi l’« ambition », la recherche de l’« intérêt particulier » (III, 7), la galanterie, la ruse, l’adulation, une politesse orgueilleuse, l’air de la cour (IV, 2) ; il suppose la dépense et le luxe, avec pour corollaire la corruption des femmes (livre VII). Description de la pratique effective de la noblesse du XVIIIe siècle, il est étranger à toute morale, il laisse libre cours aux impulsions, aux désirs, à la volonté de puissance des individus. De là le paradoxe : l’apparente autonomie des sujets cache une hétéronomie ; ils obéissent malgré eux, et sans le savoir, à une économie providentielle du corps politique. L’honneur, comme la gravitation du monde newtonien, est la loi ignorée qui réalise un ordre supérieur (III, 7), Montesquieu tour à tour le valorise et le dévalorise ; sa lucidité critique lui fait mesurer la bassesse des mobiles, l’indignité d’un « préjugé » impur. Seul un acte de foi sauve ce principe anarchique, qui se disperse et se dissout dans l’inquiétude aveugle des individus. Les forces se composent objectivement, le désordre se transforme magiquement en harmonie.
Ainsi, de quelque côté qu’on l’envisage, la belle puissance éthique du principe est pénétrée par la contradiction. Mystérieusement advenue et détruite, elle est aussi la victoire magique d’une conscience collective sur son déchirement ou son aveuglement, le refus ou la résultante aléatoire des volontés individuelles. Le cours commun, la pente inéluctable des choses humaines, c’est la libération de cette anarchie, la violence de tous contre tous, et finalement le despotisme, une négation qui se dévore et se perpétue à l’infini.
Raison et passions
Les principes positifs ne seront donc qu’une négation de la négation, un pari hasardeux, une « passion » opposée à la passion. Le vocabulaire de Montesquieu révèle constamment la connotation négative de ce mot, comme du mot « volonté ». « Il ne faut que des passions » pour établir le despotisme (V, 14) [11]. Dans cette psychologie implicite, de tendance nettement rationaliste, la volonté apparaît comme une force sans frein, prête à se porter à l’extrême, si rien ne l’arrête (XI, 4). Au fond de lui-même, Montesquieu, malgré les postulats optimistes du premier livre (I, 2), est beaucoup plus proche de Hobbes qu’il ne le croit. Il considère comme totalement improbables un règlement de la volonté par la raison, une finalité naturelle immédiate des passions. Le despotisme n’est que la projection hallucinée de cette hantise d’un mal inhérent à l’homme.
Comment déjouer cette force dévastatrice ? Le principe est lui aussi une « passion », une impulsion qui échappe à la raison et à la connaissance, mais passion qui fait violence à la nature pour combattre sa violence, ou qui laisse à la nature sa liberté obscure, à la faveur d’une heureuse disposition de la providence. L’ascèse de la vertu ou le bonheur gratuit de l’honneur font reculer un moment, en quelques lieux privilégiés, la dissolution des forces, la loi impitoyable de propagation du pouvoir. Il s’agit toujours de « forcer » la nature, comme le législateur peut « forcer la nature du despotisme » en quelques occasions (XVI, 12) [12].
Les lois et la machine
Une parfaite constitution, une belle machine politique peuvent aboutir au même résultat. C’est le cas de l’Angleterre. Mais il manifeste précisément une tendance du principe au dépérissement, et le livre XIX devra le relayer par la notion plus incertaine d’« esprit général ». La vertu occupe dans la typologie de L’Esprit des lois une place éminente, seule elle suppose une autonomie, un héroïsme véritable. L’honneur va de pair avec l’individualisme, il a besoin pour agir d’une médiation supérieure. Dans la constitution anglaise, le principe s’efface, les lois seules gouvernent et dictent les mœurs (XIX, 27, t. III, p. 27-28). Dans cette hiérarchie, qui tient compte de la forme irréductible, hors typologie, de l’Angleterre moderne, on assiste à une sorte de réification des rapports socio-politiques. Grâce à ses rouages parfaits, le système anglais peut fonctionner tout seul. La vertu, à l’œuvre dans un lointain passé, est une puissance éthique. Le modèle du gouvernement « tempéré » tend ensuite vers la « ma chine », machine inspirée de la monarchie française (III, 5), machine purement légale de la constitution anglaise.
La sérénité et l’angoisse
Faut-il voir là, en Montesquieu, le dernier mouvement de la méfiance ? La machine légale neutralise mieux les forces que les passions, même les plus paradoxales ou les mieux finalisées. Ce paradoxe et cette harmonie finale, il les a longuement médités, il en a fait siens la grandeur étonnante et le bonheur. La conception du principe ne peut s’être opérée sans une identification intime, une expérience imaginaire où Montesquieu a revécu la république antique, a prêté toute sa puissance d’adhésion à la monarchie où il vivait. La préface nous en livre les confidences maîtrisées. Le principe structurant commande le rêve éthique de la démocratie, et le rêve à peine moins utopique, malgré l’acuité de l’analyse, d’une monarchie française encore fidèle à ses origines germaniques. Mais ce rêve est inquiet, obsédé par l’image d’un despotisme fantasmatique, de la violence déchaînée, du choc mécanique des volontés. La crainte, principe inversé des deux autres, degré zéro de la conduite humaine, fait ressurgir sous l’homme l’animal : c’est l’homme naturel de Hobbes triomphant, malgré toutes les dénégations théoriques du livre liminaire de L’Esprit des lois. Les bons principes posent des limites, des obstacles, des médiations ; ils sont, fondamentalement, assentiment consenti ou sujétion involontaire à un ordre qui régit les forces, ou ne les oppose que pour les composer : chef-d’œuvre de l’art et de la raison. Cependant, dès leur origine, pèse sur eux l’imminence de leur destruction fatale ; ils sont en eux-mêmes pénétrés par la contradiction. Source originaire de cohésion, ils enferment dans leur profondeur un mystère, que révèle la tension qui les travaille : celui de la fragilité, de l’improbabilité des régulations de la conduite humaine. La belle sérénité de Montesquieu, analyste des gouvernements et des mœurs, n’est qu’une difficile conquête sur l’angoisse et le doute.