Philosophie Dictionnaire Montesquieu, 2008 et 2013

, par Volpilhac-Auger, Catherine

Pierre Rétat, sous le signe de Montesquieu

Philosophie

Voilà un de ces articles dont les frontières sont problématiques parce que le territoire en paraît d’abord incertain. Les articles « Descartes », « Locke », « Malebranche », « Newton », etc., se définissent aisément par les relations qu’ils établissent entre Montesquieu et les philosophes dont on trouve chez lui la référence, le souvenir ou la trace. Mais il n’est pas sûr que l’ensemble de ces relations forme un réseau cohérent et permette de parvenir au point commun auquel elles se rapportent ; il faut espérer que l’interprète ne soit pas alors condamné à une recherche vaine parmi des ensembles flottants et dispersés.

On pourrait faire dans ce dictionnaire un autre choix, et parcourir les articles « Condorcet », « Destutt de Tracy », « Durkheim », et chercher la philosophie de Montesquieu par réflexion chez ceux qui ont prétendu la révéler en la commentant, en la condamnant ou en l’exaltant. Mais du « spinozisme » à la sociologie érigée en discipline reine de la philosophie, pour ne prendre que des termes extrêmes, l’écart est infini, et la recherche est vouée à la revue historique des interprétations. Les retours sur l’objet en font jaillir à chaque fois quelque éclat de vérité, mais la somme impossible de ces éclats ne créera jamais cet objet dont on les extrait sans cesse par la nouveauté du regard et dont la mystérieuse et improbable unité s’appellerait « pensée » ou « philosophie » de Montesquieu.

Il faut donc emprunter une autre voie, et tenter de remonter jusqu’au tronc conceptuel de la philosophie. Qu’est-ce qui se donne comme tel dans les œuvres de Montesquieu ? Que signifie tout simplement le mot, et que nous révèlent de la compréhension du concept les emplois qu’on en trouve ? Cette compréhension n’est pas forcément la nôtre, et une question, entre autres, ne peut manquer de se poser : la philosophie telle que l’entend Montesquieu est-elle celle des « Lumières », dans quelle mesure peut-elle y être absorbée ? Cette question n’est plus la même que celle des retours interprétatifs évoquée à l’instant, car elle engage une lecture immédiate inséparable du sens que Montesquieu a voulu donner à son entreprise, même si elle le force, donc des ambitions et des valeurs qu’il partageait avec ses contemporains.

Tout doit commencer, tout commence par la métaphysique.

Cette affirmation ne paraîtrait paradoxale que si l’on prenait au pied de la lettre les condamnations qu’en prononce Montesquieu : la métaphysique « s’accorde avec la paresse : on l’étudie partout, dans son lit, à la promenade, etc. », « elle ne traite que de grandes choses », elle « s’empare de toute la nature, la gouverne à son gré, fait et défait les dieux, donne et ôte l’intelligence, met l’homme dans la condition des bêtes ou l’en ôte » (Pensées, n° 202) ; dans les livres qui en traitent « l’infini se rencontre partout » (LP, 129) ; la chaleur excessive explique aisément chez les Indiens la doctrine du nirvana, « ce système de métaphysique » y paraît naturel (EL, XIV, 5). On ne saurait pourtant nier que Montesquieu se soit lui-même livré à cette occupation paresseuse ou enivrante de l’esprit, ne dédaignant même pas d’aller fréquenter une parente de la métaphysique plus discréditée encore, la théologie. Plusieurs fragments des Pensées, qui retranscrivent tardivement des textes de jeunesse, le prouvent. Ainsi les « Quelques réflexions qui peuvent servir contre le paradoxe de M. Bayle, qu’il vaut mieux être athée qu’idolâtre, avec quelques autres fragments de quelques écrits faits dans ma jeunesse, que j’ai déchirés » : Montesquieu y pose, dans un long discours argumenté, les bases d’une croyance en Dieu fondée sur la « philosophie nouvelle », mais circonscrite dans d’étroites limites qui laissent ses attributs hors de portée de la pensée humaine, selon un partage rigoureux entre les capacités de l’esprit et celles du cœur, de la raison et de la foi (Pensées, n° 1946). Des « Notes sur Cicéron », récemment découvertes par C. Volpilhac-Auger [publiées dans le tome XVII des Œuvres complètes]), apportent un témoignage nouveau, du plus grand intérêt, sur les lectures qu’il a faites et sur sa culture philosophique à cette époque (vers 1710-1715). Il est sûr en tout cas qu’elle s’est arrêtée assez longuement à une interrogation sur Dieu, à travers Cicéron, Bayle, Malebranche (dont il critique avec force l’idée d’« infini ») et a abouti, quelles qu’en soient les oscillations, à la fois à une croyance ferme et à une saisie intellectuelle très limitée.

Une autre des Pensées, intitulée « Doutes », est plus curieuse, dans laquelle Montesquieu, tout en affirmant qu’il ne se « pique pas d’être théologien », discute longuement, avec des références précises à saint Paul, la question de la prédestination (n° 1945). Ce pourrait n’être en quelque sorte qu’un accident, si dans les Lettres persanes Usbek ne devenait soudain, et de façon incongrue, « métaphysicien », et n’agitait très sérieusement une question très technique de théologie, la contradiction entre la prescience attribuée à Dieu et ses autres attributs ; il conclut par la question : « pourquoi tant de philosophie », puisqu’on est finalement contraint de s’humilier devant un Dieu inconnaissable ?

Ce « débordement » de sa « philosophie », dont Usbek s’excuse, reste à vrai dire modéré et n’a pas eu de suite. Mais il faut être aveugle pour ne pas voir qu’il y a une métaphysique de Montesquieu. On la voit resurgir dans le Traité des devoirs (1725) et dans la « Continuation de quelques pensées qui n’ont pu entrer dans le Traité des devoirs », où il se livre, dans une atmosphère d’intense intimité, à une méditation sur la nécessité de l’idée de Dieu et sur la providence, contre Hobbes et Spinoza (Pensées, n° 1266). On la retrouve enfin dans le début du premier livre de L’Esprit des lois, qui loin de se réduire à ce « résidu métaphysique » qu’on a voulu y voir, concentre au contraire, dans un langage redoutablement et presque mystérieusement abstrait, le fondement authentique de la pensée de Montesquieu. Il écrit dans la Défense de L’Esprit des lois : « On voudra nous faire rentrer dans les écoles des siècles ténébreux. Descartes est bien propre à rassurer ceux qui, avec un génie infiniment moindre que le sien, ont d’aussi bonnes intentions que lui : ce grand homme fut sans cesse accusé d’athéisme » (OC, t. VII, p. 113). C’est une théologie libérée que Montesquieu, se réclamant de l’exemple de Descartes, oppose à ses détracteurs enfoncés dans les ténèbres de l’École : théologie brève, qui ne se donne qu’en raccourci et en litote, assortie de prises de position suspectes, et qui ne pouvait susciter alors que la condamnation de l’Église, mais qui aurait pu être une vraie théologie des Lumières.

Descartes écrivait dans les Principes de la philosophie que « toute la philosophie est un arbre dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale » (« Lettre de l’auteur » servant de préface). Il faut s’arrêter longuement à cette physique qui impose sa présence massive entre les racines et les branches. Dans le sens extrêmement large de l’époque, elle est la « science qui a pour objet la connaissance des choses naturelles » (Dictionnaire de l’Académie, 1694), et à ce titre elle paraît presque se confondre avec la philosophie ou en former la plus grande part : « science qui consiste à connaître les choses par leurs causes et par leurs effets » ; est philosophe « celui qui s’applique à l’étude des sciences, et qui cherche à connaître les effets par leurs causes et par leurs principes » (ibid.). Les discours et les dissertations académiques de Montesquieu témoignent à la fois de cette acception commune des mots et d’un moment capital de son propre développement intellectuel. Fondée en 1713, l’académie de Bordeaux est composée de « philosophes », c’est-à-dire de « savants » qui travaillent au progrès des sciences, au premier rang desquelles est la « physique ». C’est dans cette perspective que se place Montesquieu pour s’adresser à ses collègues, pour parler de leurs travaux, pour désigner leur idéal de savoir. Le langage du XVIIe siècle, porté et transmis par les institutions et les journaux savants qui se sont créés à partir de 1660, domine la République des lettres dans les premières décennies du XVIIIe. Montesquieu est un homme de ce large entre-deux siècles, il participe au mouvement académique qui y naît, il fonde lui-même en 1716 un prix d’histoire naturelle à côté du prix de physique fondé en 1714. Il faut l’entendre, dans le Discours prononcé à la rentrée de l’académie de Bordeaux le 15 novembre 1717, rappeler à ses confrères la sévérité de leurs engagements au service de la « philosophie », qui leur fait embrasser « les sciences les plus abstraites », « cet infini qui se rencontre partout dans la physique et l’astronomie », dans les mathématiques, l’anatomie, la chimie, la médecine, c’est-à-dire toute la philosophie et son objet la nature, qu’il s’agit de conquérir par la connaissance (OC, t. VIII, p. 109).

Comme ses contemporains, Montesquieu a conscience d’appartenir à un nouvel âge qui marque la naissance de la véritable philosophie : « On dirait que la nature a fait comme ces vierges qui conservent longtemps ce qu’elles ont de plus précieux, et se laissent ravir en un moment ce même trésor qu’elles ont conservé avec tant de soin et défendu avec tant de constance : après s’être cachée pendant tant d’années, elle se montra tout à coup dans le siècle passé ; moment bien favorable pour les savants d’alors, qui virent ce que personne avant eux n’avait vu ! On fit dans ce siècle tant de découvertes, qu’on peut le regarder non seulement comme le plus florissant, mais encore comme le premier âge de la philosophie, qui dans les siècles précédents n’était pas même dans son enfance : c’est alors qu’on mit au jour ces systèmes, qu’on développa ces principes, qu’on découvrit ces méthodes si fécondes et si générales ; nous ne travaillons plus que d’après ces grands philosophes » (OC, t. VIII, p. 111-112).

Descartes est le grand nom qui ouvre cette ère nouvelle. Évoquant « les découvertes admirables de nos jours sur la dioptrique et la catoptrique », Montesquieu écrit dans le Discours sur la cause de l’écho (1er mai 1718) : « Mais enfin un philosophe est venu, qui ayant étudié la nature dans sa simplicité, a été plus loin que les autres » (ibid., p. 154-155). Avec lui commence la « saine physique » qui désavoue les hypothèses tirées « des tristes débris de l’Antiquité » (Discours sur l’usage des glandes rénales, 1718, ibid., p. 167).

Cet âge totalement neuf ne présente, à travers ses « révolutions » mêmes, qu’unité et continuité dans la recherche et la méthode. « Tous ceux qui raisonnent » doivent s’intéresser à la « perfection » du « grand système de monsieur Descartes », « ce système immortel qui sera admiré dans tous les âges et toutes les révolutions de la philosophie », écrit Montesquieu dans son Essai d’observations sur l’histoire naturelle de 1719, où Newton, « ce grand philosophe », est désigné comme « le successeur de Descartes » (ibid., p. 213 et 223). Au-delà de toutes les oppositions, ce qui compte pour Montesquieu c’est de voir la nature en grand, de construire, à partir de l’observation, un « système », qui reste à l’épreuve de nouvelles observations, mais doit toujours les surpasser : ce mouvement où l’expérience du « vil artiste » provoque le « grand génie » qui finalement l’absorbe, est celui même qu’on retrouvera dans De l’interprétation de la nature de Diderot (1753 ; rappelons que les travaux académiques de Montesquieu sont restés ignorés jusqu’en 1797). « Les observations sont l’histoire de la physique, et les systèmes en sont la fable » : ce trait des Pensées (n° 163), qui ressemble fort à un lieu commun, ne reflète donc nullement la pensée profonde de Montesquieu. Mais en même temps, il fait éminemment acte de philosophie lorsqu’il lance le Projet d’une histoire de la Terre ancienne et moderne, lorsqu’il procède à des expériences sur la respiration des grenouilles et des canards ou sur la production du gui, lorsqu’il consigne dans les Pensées tant de notes sur les phénomènes les plus divers de la nature en proposant des « observations », ou encore lorsqu’il fait geler une langue de mouton.

En matière de philosophie, il est donc résolument « moderne ». La philosophie des Grecs lui paraît trop peu connue, comme celle de tous les peuples de l’Antiquité, pour que nous puissions en juger (Pensées, n° 291), mais il ne fait aucun cas de leur physique, il dénonce souvent le verbiage de Platon et d’Aristote, et considère en particulier que leur croyance aux qualités objectives rend toute leur philosophie caduque. Il le dit de façon catégorique dans l’Essai sur le goût : « Les anciens n’avaient pas bien démêlé ceci ; ils regardaient comme des qualités positives toutes les qualités relatives de notre âme ; ce qui fait que ces dialogues où Platon fait raisonner Socrate, ces dialogues si admirés des anciens, sont aujourd’hui insoutenables, parce qu’ils sont fondés sur une philosophie fausse : car tous ces raisonnements tirés sur le bon, le beau, le parfait, le sage, le fou, le dur, le mou, le sec, l’humide, traités comme des choses positives, ne signifient plus rien » (Encyclopédie, t. VII ; OC, t. IX, p. 487) ; et il le répète souvent dans les Pensées (nos 211, 410, 799, 1154).

Il n’est donc nullement disposé à chercher dans l’Antiquité les garants d’un matérialisme en quelque sorte naturel à la pensée humaine, comme le font quelques-uns de ses contemporains, pourvoyeurs érudits de manuscrits clandestins. Il affirme sans aucune restriction la rupture totale entre l’« ancienne » philosophie, nourrie des préjugés de l’enfance sur la matérialité de Dieu et de l’âme, et la « nouvelle » : « […] avant M. Descartes la philosophie n’avait point de preuves de l’immatérialité de l’âme » (Pensées, n° 1946). La rupture cartésienne, par la distinction radicale de la substance étendue et de la substance pensante, permet la conversion vers le sujet dont l’ignorance condamne toute la philosophie antérieure au sophisme. Par le postulat mécaniste, elle ouvre la voie à une explication de la nature dont Usbek exalte avec enthousiasme la simplicité et la fécondité prodigieuses : les « philosophes » suivent « dans le silence les traces de la raison humaine », ils expliquent « par une mécanique simple l’ordre de l’architecture divine », ils dégagent les lois générales, immuables, éternelles qui s’appliquent « dans l’immensité des espaces », « la connaissance de cinq ou six vérités a rendu leur philosophie pleine de miracles » (LP, 94).

Montesquieu peut, à l’occasion, déplorer les conséquences de « cette nouvelle philosophie qui ne nous parle que de lois générales », d’entendement pur et d’idées claires, et réduit tout à la « communication des mouvements » : recul du sublime, de la poésie, de « l’esprit de gloire et de valeur » (Pensées, nos 112, 761, 810). Il peut se révéler un cartésien fort hétérodoxe en supposant le mouvement inhérent à la matière (ibid., n° 76) ou l’abstraction comme résultant de l’action des fibres sur le cerveau (ibid., n° 1187). Mais ce qui importe ici, c’est le concept même de philosophie, la démarche intellectuelle et le regard sur le monde qu’il suppose, qui dès lors sous diverses formes inspire l’œuvre de Montesquieu, et lui fait concevoir à la fois une rationalité des faits historiques, une légalité généralisée des faits humains, lois, institutions, mœurs, et une recherche des causes qui « affectent les esprits et les caractères », c’est-à-dire une physique de l’âme (voir l’article consacré à l’Essai sur les causes). « Rendre raison », telle est l’injonction centrale. Dans cet ultime mouvement, où se trouve l’essentiel de Montesquieu, le mot que tout appelle nous fait pourtant défaut : s’il se dit parfois « écrivain politique », jamais il ne se dit philosophe. « Faites que je réfléchisse et que je paraisse sentir. Faites que l’on soit instruit et que je n’enseigne pas », demande-t-il aux muses (EL, « Invocation aux Muses », début). Pour faire parler la raison, « le plus exquis de nos sens », le philosophe voile son visage d’une gaze légère, confond ses voies et répudie son nom.

Il n’en va pourtant pas de même de la philosophie, qui reparaît sur un autre mode. Montesquieu exprime encore clairement, mais dans un esprit très différent de celui qui animait le jeune académicien, la conscience de vivre un nouvel âge de la philosophie, et de participer à sa naissance par son œuvre propre. Cette philosophie nouvelle a pour champ d’application les rapports des hommes les uns avec les autres et les règles que la raison tente de leur imposer. Ainsi l’exercice du droit de conquête, le « droit des gens que nous suivons aujourd’hui » : « Il faut rendre ici hommage à nos temps modernes, à la raison présente, à la religion d’aujourd’hui, à notre philosophie, à nos mœurs » (EL, X, 3). Ainsi encore la tolérance prêchée aux Inquisiteurs dans la « Très humble remontrance » : « Vous vivez dans un siècle où la lumière naturelle est plus vive qu’elle n’a jamais été, où la philosophie a éclairé les esprits, où la morale de votre Évangile a été plus connue […] » (EL, XXV, 13). La « lumière naturelle » n’a pas d’âge, mais il est des moments où l’homme peut la retrouver au fond de lui, grâce au progrès des « mœurs » et des « connaissances » : « Les connaissances que l’on a acquises dans quelque pays et que l’on acquerra dans d’autres sur les règles les plus sûres que l’on puisse tenir dans les jugements criminels, intéressent le genre humain plus qu’aucune chose qu’il y ait au monde », et la liberté se fonde sur « la pratique de ces connaissances » (EL, XII, 2).

Montesquieu confie conjointement au « philosophe » et au « législateur » la mission de rendre à l’homme le souvenir de sa nature : « Un tel être pouvait, à tous les instants, s’oublier lui-même ; les philosophes l’ont averti par les lois de la morale. Fait pour vivre dans la société, il y pouvait oublier les autres ; les législateurs l’ont rendu à ses devoirs par les lois politiques et civiles » (EL, I, 1). Mais cette distinction est trompeuse ou insuffisante, car tout prouve, et d’abord la préface de L’Esprit des lois, que, en un point de fuite vers lequel on doit tendre et dont parfois on s’approche, les deux se confondent. Ce point de fuite, à la fois derrière et devant nous, c’est la « nature ». La philosophie est le moteur secret qui nous dirige vers lui, à travers la diversité et la relativité des lois et des mœurs, elle est l’urgence intime de la lumière qui veut éclater en dépit de toute obscurité.

Aussi les « connaissances », la lutte contre les « préjugés » obéissent-elles dans L’Esprit des lois à la volonté constante de servir l’humanité : « C’est en cherchant à instruire les hommes que l’on peut pratiquer cette vertu générale qui comprend l’amour de tous » (Préface). L’acte de raison ainsi conçu est un acte moral : il pose la valeur suprême du retour de l’homme à son essence. À cet égard on ne saurait comprendre Montesquieu sans se référer, au-delà du rationalisme classique et chrétien, du « droit naturel », de Malebranche, au socle de la philosophie antique et d’abord du stoïcisme. C’est ce qui donne son éclatante signification à l’éloge de la « secte stoïque », placée comme une tranquille provocation philosophique au centre du livre XXIV consacré à la religion : il n’y est question que du « genre humain », du « bonheur des hommes », des « devoirs de la société ». Rien n’y est dit de la philosophie, mais tout y désigne le vrai visage et la vraie mission du philosophe.

Aux yeux des premiers lecteurs de L’Esprit des lois Montesquieu incarne lui-même cet idéal. Écoutons Mme de Tencin : « La philosophie, la raison, l’humanité se sont assemblées pour composer cet ouvrage » (2 décembre 1748 [OC, t. 20, lettre 705]) ; le chevalier d’Aydie : « c’est, dit-on, l’ouvrage d’un bon citoyen, d’un homme d’État, d’un bel esprit et d’un philosophe » (8 février 1749 [ibid., t. 20, lettre 722]). Ouvrage qui « fait honneur à l’humanité », « bienveillance pour le genre humain », « vérités utiles au genre humain »… : l’alliance insistante de la philosophie et de l’humanité définit le tournant où naissent les Lumières, où la philosophie accède à un statut de généralité surplombante, opère la synthèse de toutes les valeurs et remplit implicitement la fonction de terme de l’histoire.

On ne s’étonne donc pas que D’Alembert accorde à Montesquieu une bénédiction générale dans l’« Éloge » qu’il publie en 1755 en tête du tome V de l’Encyclopédie, et qui ouvrira pendant très longtemps les éditions des Œuvres. « Génie naissant » il prépare L’Esprit des lois comme Newton méditait de loin ses découvertes ; dès sa jeunesse il cultive l’étude de la jurisprudence « en philosophe » ; ses Romains peuvent s’intituler « Histoire romaine à l’usage des hommes d’État et des philosophes » ; il n’est pas jusqu’au Temple de Gnide où Montesquieu-Anacréon ne soit « toujours observateur et philosophe » ; et avec cela « homme de tous les pays et de toutes les nations », « bienfaiteur de l’humanité », inspiré par l’« esprit de citoyen « et l’« amour du bien public ». Une idée promise à un bel avenir apparaît encore chez D’Alembert : Montesquieu ne s’appesantit pas sur des « discussions métaphysiques relatives à l’homme supposé dans un état d’abstraction » : il a su congédier une partie de la philosophie caduque et répulsive.

On voit facilement ce qui dans l’œuvre de Montesquieu justifie cette réduction idéologique et aussi ce qui la rend insoutenable. Sa résurgence dans un contexte d’interprétation sociologique ou marxiste prouve qu’elle trouvait son origine dans un trait profond et constitutif de l’œuvre, en dépit de toutes les objections qu’on peut lui opposer. Contentons-nous d’effleurer ici une question apparemment plus simple : comment situer Montesquieu dans la « Philosophie » ? Plusieurs textes de L’Esprit des loiscités plus haut font aller de pair, parmi les causes des progrès de l’humanité, la philosophie et la religion. Ce détail seul signale une dissonance profonde. Le rapport de Montesquieu à la religion offre un des indices les plus révélateurs de la position difficilement assignable qu’il occupe entre le rationalisme du XVIIe siècle et celui des Lumières, entre les divers courants de l’incroyance et un déisme parfois proche d’un christianisme éclairé.

Bibliographie

Prolem sine matre creatam. Mais, il faut cacher ce miracle aux lecteurs du dictionnaire, qui resteraient incrédules.