Article "Montesquieu" dans Wikipédia (français) : qui veut nettoyer les écuries d’Augias ?
David Carrithers et Philip Stewart ont récemment attiré l’attention sur les interventions d’un ou plusieurs contributeurs de l’article « Montesquieu » de l’encyclopédie Wikipédia en français ("Avis concernant l’article “Montesquieu” dans Wikipédia (en français)") : elles témoignent non seulement d’une parfaite méconnaissance de l’œuvre de Montesquieu, mais surtout d’une grande malhonnêteté intellectuelle. La plupart des critiques cités seraient sans doute étonnés de voir l’usage qui est fait de leurs travaux, à seule fin de démontrer que ce philosophe aurait été un ardent défenseur de l’esclavage – interprétation contredite par tous les spécialistes reconnus (et d’ailleurs cités dans l’article) comme par les contemporains de Montesquieu, eux aussi cités à contresens, ainsi que l’ont montré D. Carrithers et Ph. Stewart [1]. Les plus solides adversaires de l’esclavage au XVIIIe siècle ont reconnu leur dette envers lui, et les arguments développés dans cet article ne peuvent guère tenir contre une véritable connaissance de sa pensée.
Il suffirait, pensera-t-on, de modifier ce qui doit l’être ; le principe de Wikipédia est en effet que les contributeurs se corrigent et se complètent mutuellement, afin d’arriver à une présentation lisible et utile des connaissances les plus avancées. Le problème est que l’article « Montesquieu » n’a pas été seulement vandalisé : il a été littéralement cannibalisé, avec acharnement et méthode, au point qu’il ne peut être corrigé que par une intervention tout aussi lourde, qui relèvera d’une « guerre d’édition » et sera donc rapidement limitée, voire arrêtée par les instances de modération ; et que toute rectification, si juste soit-elle, pourra à son tour être modifiée tôt ou tard, par un contributeur qui, de bonne foi ou non, voudra revenir à un savoir ancien et bien attesté, mais dont il ignorera, ou feindra d’ignorer, qu’il est périmé ou non pertinent. Corriger cet article constitue donc à court terme une mission impossible, et à moyen et long terme une perte de temps et d’énergie.
Le contresens prolongé et systématisé sur l’esclavage qu’ont remarqué les chercheurs américains (qui incitent à lire plutôt l’article Wikipédia en anglais – du moins tant que celui-ci ne fait pas l’objet d’une tentative similaire, tout aussi frénétique) est d’autant plus étonnant que l’ensemble de l’article (consulté le 18 juillet 2023, et dont on trouvera ci-dessous la version pdf) témoigne d’une grande négligence, et pourrait illustrer la faiblesse de l’instrument Wikipédia : sans aucune rigueur, il accumule approximations et affirmations non documentées ; il fournit avec soin la date de consultation des documents en ligne, mais ceux-ci sont généralement sans intérêt, anciens et surtout sans valeur historique ni philosophique. Il évoque les œuvres de Montesquieu en quelques phrases, mais en se gardant d’en évoquer le contenu et en se contentant de les qualifier, afin que le lecteur en retire un jugement sommaire. La rédaction est souvent maladroite – sans que le ou les rédacteurs semblent avoir conscience de ce qu’impliquent ou suggèrent certaines formulations. Une telle absence de méthode, et même de sérieux, aboutit à un article très éloigné de la recherche actuelle, et beaucoup plus proche des savoirs du XIXe et du début du XXe siècle.
Peut-être, à la différence du passage sur l’esclavage qui relève manifestement d’une intention malveillante, faut-il voir plutôt dans l’ensemble de l’article « Montesquieu » l’effet de bonnes volontés mal orientées, pour qui les connaissances historiques, littéraires et philosophiques font partie d’un bagage commun, non d’une spécialisation reposant sur des méthodes et de longs apprentissages ; sur un personnage du passé, tout le monde n’est-il pas capable de s’exprimer ? Ceux qui n’oseraient pas se frotter à la physique quantique ou à la géométrie différentielle se sentent autorisés à traiter d’un auteur que manifestement ils n’ont pas lu et qu’ils ne connaissent que de seconde main, par l’intermédiaire de documents d’intérêt douteux.
Le mouvement s’amplifie du fait que ces documents sont à portée de main – surtout ceux qui datent de plusieurs dizaines d’années, voire du XIXe siècle, libres de droit et mis en ligne à foison, sans que les utilisateurs mesurent bien qu’un savoir périmé est ainsi remis en honneur. En résultent souvent des articles composites, mal digérés, où le meilleur peut côtoyer le pire. L’article « Montesquieu » n’en fait pas partie : le pire voisine avec le plus médiocre.
À titre d’exemple, en ont été commenté quelques passages ; il s’agit moins de les corriger que de signaler l’absence de rigueur et les défauts de méthode, voire de désigner les conséquences auxquelles arrivent, sans même s’en rendre compte, les rédacteurs qui ont consacré leur temps à cette activité, et qui ici ne seront pas remerciés.
Comme en témoigne l’Académie de Bordeaux : « Également propre à tous les genres, aux tableaux gracieux autant qu’aux compositions sérieuses, aux sciences naturelles autant qu’aux recherches historiques, Montesquieu, dès 1716, fonda un prix d’anatomie à l’Académie de Bordeaux ; en 1721, il lut un Mémoire contenant des observations faites au microscope sur des insectes, le gui de chêne, les grenouilles, la mousse des arbres, et des expériences sur la respiration des animaux plongés sous l’eau ; en 1723, une dissertation sur le mouvement relatif, et une réfutation du mouvement absolu ; en 1731, un Mémoire sur les mines d’Allemagne, et sur les intempéries de la campagne de Rome. L’Académie, si occupée dans cette période des questions d’anatomie et de physiologie, trouvait en Montesquieu un de ses auditeurs et de ses coopérateurs les plus assidus ».
Note : Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Bordeaux, « Table historique et méthodique (1712-1875). Documents historiques (1711-1713). Catalogue des manuscrits de l’ancienne Académie (1712-1793). » [archive], Imprimerie Gounouilhou, 1879 (consulté le 3 avril 2016), p. 16.
Quelle est la pertinence d’une « table historique » du XIXe siècle ? Cela remplace-t-il un examen sérieux ? Si l’on s’appuie sur le tome VIII des Œuvres complètes [2] et sur les Voyages [3], on peut en tirer des remarques autrement plus précises et informées : l’Essai d’observations sur l’histoire naturelle (véritable titre de ce mémoire), s’intéresse à toutes les formes de la vie et de l’organisation de la matière, telle qu’elles sont visibles au microscope, instrument qui suscite alors un grand intérêt : l’énumération« le gui de chêne, les grenouilles, la mousse des arbres », qui semble montrer une activité brouillonne et désordonnée, relève donc d’une lecture superficielle, et surtout biaisée.
Elle est de plus entachée d’erreurs plus ou moins graves. Signalons seulement une confusion majeure, signe de l’ignorance du rédacteur de 1879 (et de celui qui l’a copiée un siècle et demi plus tard) : Montesquieu s’est beaucoup intéressé à « l’intempérie de Rome » et de sa campagne ou de Naples, autrement dit à la maladie mortelle qui saisit les voyageurs et que l’on attribue alors à des émanations délétères [4] – ce qui n’a strictement rien à voir avec « les intempéries ».
On relèvera pour finir une bévue tout aussi remarquable : faire implicitement du « mouvement relatif » une notion relevant de la seule physique, alors qu’il s’agit d’une question métaphysique, posée depuis Aristote et renouvelée par Descartes.
On mesure tout l’intérêt d’une pareille « table », abusivement parée du statut de témoignage objectif et fiable, qui permet d’évoquer ce qu’on n’a manifestement pas souhaité approfondir, ni même connaître.
Il se passionne pour les sciences et mène des expériences scientifiques (anatomie, botanique, physique, etc.). Il écrit, à ce sujet, trois communications scientifiques qui donnent la mesure de la diversité de son talent et de sa curiosité : Les causes de l’écho, Les glandes rénales et La cause de la pesanteur des corps.
Peu importe que soit répétée l’idée précédemment énoncée, et qu’ici rien ne soit dit du milieu intellectuel ou des circonstances qui permettent ces « communications scientifiques » (toujours l’académie royale de Bordeaux) : il s’agit manifestement de procéder par addition et par collage, sans le moindre souci de cohérence. Mais surtout pourquoi se donner la peine de lire les mémoires en question ? On se serait alors aperçu que loin d’illustrer « la diversité de son talent et de sa curiosité », le supposé mémoire « Sur les causes de l’écho » n’est qu’un discours, richement orné de citations poétiques, pour servir d’introduction à la dissertation ayant remporté le prix proposé sur ce sujet par l’académie de Bordeaux pour 1718 (la date mérite aussi d’être donnée, si l’on ne veut pas rester dans le flou).
Le morceau consacré aux « glandes rénales » ? Pour l’apprécier à sa juste valeur, il faudrait lire l’introduction de Lorenzo Bianchi, selon lequel « le discours de Montesquieu, sans grand apport personnel, montre l’immense intérêt de l’Académie pour les thèmes savants » [5] ; et on signalera au passage, pour l’utilité du lecteur, que ces « glandes rénales », aujourd’hui inconnues sous ce nom, ont depuis cette époque été appelées « surrénales ».
Quant au mémoire « sur la pesanteur des corps » de 1720, il est dans le même cas que les deux précédents : Montesquieu étant alors directeur de l’académie de Bordeaux, ou remplaçant le directeur absent [6], il ne lit qu’une introduction où il se contente de résumer les dissertations envoyées à l’académie de Bordeaux.
Il est reçu dans les salons littéraires de la duchesse du Maine, au château de Sceaux et aux fêtes des Grandes Nuits de Sceaux dans le cercle des chevaliers de la Mouche à Miel.
On enchaîne immédiatement (est-ce un procédé destiné à montrer les talents de Montesquieu ? ou une faiblesse de composition ?) avec la vie mondaine de Montesquieu, au plus haut niveau avec la duchesse du Maine – aussi y est-il consacré plus de la moitié de l’espace dévolu à « la diversité de son talent et de sa curiosité ». Aucune note à l’appui de cette information, ce qui est dommage car on aimerait savoir par quels documents sont attestés à cette époque (où Montesquieu est absolument inconnu de la société parisienne) cette participation aux Grandes Nuits de Sceaux et cette présence auprès de l’un des personnages les plus en vue du royaume, épouse du fils de Louis XIV. La réception dans l’ordre bien connu de la Mouche à Miel constitue également une nouveauté, dont à notre connaissance personne n’a jamais parlé. [7]
Puis il oriente sa curiosité vers la politique et l’analyse de la société à travers la littérature et la philosophie. Dans les Lettres persanes, qu’il publie anonymement (bien que personne ne s’y trompe) en 1721 à Amsterdam, il dépeint admirablement, sur un ton humoristique et satirique, la société française à travers le regard de visiteurs persans. Cette œuvre connaît un succès considérable : le côté exotique, parfois érotique, la veine satirique mais sur un ton spirituel et amusé sur lesquels joue Montesquieu, plaisent.
Le présupposé implicite était jusque-là que Montesquieu se consacrait exclusivement aux sciences ; un brusque changement (« Puis il oriente… ») indique une forme de versatilité puisqu’il semble abandonner son occupation principale pour se tourner après 1720 vers un domaine qu’il n’avait jamais effleuré. Or rien n’a été dit d’autres contributions majeures à l’académie de Bordeaux, comme la Dissertation sur la politique des Romains dans la religion (1716) [8] qui montre à la fois une interprétation très personnelle du fait religieux, et une forte influence de Machiavel, penseur alors fortement décrié : pour Montesquieu, les dirigeants des Romains ont su admirablement asseoir leur pouvoir sur les croyances de leurs concitoyens ; de son analyse, il se déduit aisément que d’autres peuples, portés à la superstition, peuvent ainsi être manipulés.
Rien non plus sur le Discours sur Cicéron [9], et des Notes sur Cicéron récemment découvertes [10], où s’expriment à la fois ses doutes sur la religion et sa conviction que la philosophie et l’esprit critique dont fait preuve le philosophe romain constituent un véritable modèle. C’est dans ces pages que s’élabore la pensée de Montesquieu et que se manifestent ses convictions, plus que dans des introductions rhétoriques aux dissertations d’autrui, où il se contente de jouer son rôle de directeur. On est donc très loin d’un changement d’orientation, surtout vers la « littérature », notion anachronique peu à même de rendre compte de son activité créatrice.
Aux Lettres persanes, l’œuvre qui a fait de Montesquieu un acteur majeur des Lumières, et son ouvrage le plus connu actuellement, sont donc dévolus 63 mots. Certes, un article Wikipédia leur est pleinement consacré ; mais il en est de même pour L’Esprit des lois, qui est pourtant longuement commenté. De ces 63 mots on retient « la veine satirique » et « un ton spirituel et amusé sur lesquels joue Montesquieu », ce qui fait double emploi avec « un ton humoristique et satirique » (non seulement le propos est court, mais il se répète), ce qui permet de qualifier l’ouvrage sans dire de quoi il parle ; y contribue encore « le côté exotique, parfois érotique » – autant d’expressions réductrices (mais le ou les rédacteurs en ont-ils seulement conscience ?) qui permettent toujours d’éviter de parler du fond. Alors que l’ouvrage pose aussi des problèmes métaphysiques et religieux de première importance, qu’il évoque une crise contemporaine majeure (l’effondrement du système de Law) et l’angoissante question de la dépopulation, que le statut des femmes en régime polygamique est explicitement posé… Après pareil traitement, on ne s’attardera guère sur la parenthèse concernant l’anonymat, « bien que personne ne s’y trompe » : pour que « personne ne s’y trompe », il faudrait que Montesquieu soit connu… Or il n’est alors que président de parlement en province, et il n’a jamais rien publié.
Le 19 janvier 1724, un arrêt du parlement de Bordeaux, signé de la main même de Montesquieu, exige que soit respecté un arrêt du 7 juillet 1723 du même Parlement de Bordeaux, cet arrêt visait à mettre fin à la ségrégation et aux brimades dont est alors victime une partie de la population du Sud-Ouest, les charpentiers (les cagots ou gahets)[3].
Note 3 : Dr H.-M. Fay, Dr H.-Marcel, Histoire de la lèpre en France . I. Lépreux et cagots du Sud-Ouest, notes historiques, médicales, philologiques, suivies de documents, Paris, H. Champion, 1910 (ark :/12148/bpt6k57243705)
Les « charpentiers » auraient donc été victimes de brimades, auxquelles met fin le parlement de Bordeaux, dans un arrêt auquel Montesquieu doit donner toute sa force… Cette persécution contre les charpentiers (et même contre « une partie de la société du Sud-Ouest ») suscite la curiosité, car qui croirait que l’on persécute en tant que telle une profession fort honorable, indispensable à la société ? Le rapprochement avec la note (qui en l’état actuel est incompréhensible : le lecteur a toutes chances de croire à une erreur) montre l’étendue de la bévue : sont appelées en effet cagots ou gahets des populations supposées être lépreuses, et de ce fait intouchables (elles pratiquent donc notamment des travaux sur des matériaux censés ne pas transmettre la maladie : fer et bois ; on est donc loin de l’idée que les charpentiers en tant que tels sont visés par une quelconque persécution).
Quel est l’intérêt de noter que l’arrêt est « signé de la main même de Montesquieu », ce qui occupe une demi-ligne sans rien apporter à l’idée ? On remarquera surtout qu’aucune référence n’est donnée à l’appui de cette affirmation, alors qu’est fourni un ark (ce qui donne un vernis incontestable de sérieux ; il est dommage qu’il soit inutilisable), pour la référence à l’Histoire de la lèpre en France, dont on pouvait se dispenser ; la référence qu’il aurait fallu citer, pour cette affaire dite des « cagots de Biarritz », était Rebecca Kingston, Montesquieu and the Parlement of Bordeaux [11], où l’on aurait trouvé toutes les explications nécessaires.
On remarquera que rien n’est dit du Temple de Gnide (1725), l’ouvrage de Montesquieu le plus souvent imprimé au XVIIIe siècle ; le seul fait qu’il ait été composé dans l’entourage de Mlle de Clermont, sœur du duc de Bourbon, Premier ministre et cousin du roi, aurait pu retenir l’attention ; l’intérêt intrinsèque de l’ouvrage aurait pu aussi lui valoir d’être au moins mentionné [12].
Rien non plus du Traité des devoirs, du Discours sur les motifs qui doivent nous encourager aux sciences, du Discours sur l’équité, opuscules de 1725 qui illustrent beaucoup mieux que les titres cités par l’article la position intellectuelle et morale de Montesquieu. Pour cela il faudrait en connaître l’existence, et peut-être même les lire.
Mais continuons.
En 1726, Montesquieu vend sa charge pour payer ses dettes, tout en préservant prudemment les droits de ses héritiers sur celle-ci.
« Pour payer ses dettes » : la formulation laisse supposer une situation difficile, voire une gestion imprudente de Montesquieu – or il s’agit surtout de régler la « légitime » (part d’héritage) due à son frère, fixée à 30 000 livres par le testament de leur père, Jacques de Secondat. Le montant de la transaction de 1726 n’y suffisait certainement pas, puisqu’il s’agissait d’une rente de 5 200 livres par an : les gages et autres revenus du parlement rapportant jusque-là à Montesquieu environ 2 250 livres par an, le gain ne risquait pas de lui permettre d’éteindre la moindre dette (voir Correspondance, L-0053note 1).
« Tout en préservant prudemment les droits de ses héritiers » : pourquoi ne pas dire tout simplement que Montesquieu a seulement vendu l’usufruit de sa charge à un homme d’un certain âge [13] ? Montesquieu pouvait ainsi espérer récupérer cette charge en faveur de son fils, Jean-Baptiste de Secondat [14]. Sans ces explications, la formulation « tout en préservant… » est incompréhensible.
Montesquieu a surtout renoncé à sa charge pour ne pas être contraint de résider à Bordeaux alors qu’il était de plus en plus attiré par Paris, et qu’il pensait peut-être d’ores et déjà à voyager (une telle absence, de près de 3 ans, ne s’envisage pas sans une longue préparation, y compris sur le plan financier). Assuré d’un revenu régulier, il pouvait se consacrer aux activités mondaines, littéraires et philosophiques qui l’intéressaient beaucoup plus que les devoirs du parlement, où il ne pouvait assumer pleinement ses responsabilités de président que depuis 1723, tout en s’entendant fort mal avec le premier président du parlement de Bordeaux (voir Correspondance, L-0126) : depuis janvier 1724, il ne siégeait pratiquement plus.
Après son élection à l’Académie française (1728), il réalise une série de longs voyages à travers l’Europe, lors desquels il se rend en Autriche, en Hongrie, en Italie (1728), en Allemagne (1729), en Hollande et en Angleterre (1729-1731), où il séjourne plus d’un an. Lors de ces voyages, il observe attentivement la géographie, l’économie, la politique et les mœurs des pays qu’il visite. Il est initié à la franc-maçonnerie au sein de la loge londonienne Horn (le Cor) le 12 mai 1730[4]. Pour son appartenance à la franc-maçonnerie, Montesquieu sera inquiété par l’intendant de Guyenne Claude Boucher et le cardinal de Fleury en 1737. Il continue néanmoins à fréquenter les loges bordelaises et parisiennes[5] (dont John Theophilus Desaguliers).
Note 4 : « Charles Montesquieu » [archive], sur Grand Lodge of British Columbia and Yukon, 2011 (consulté le 15 janvier 2013).
Note 5 : « « Montesquieu le philosophe oublié » [archive], sur l’Édifice, 1989 (consulté le 15 janvier 2013). »
Apparemment, et si on lit rapidement, rien n’est faux ici – sauf qu’assigner à l’année 1728 les voyages en Autriche, Hongrie, Italie, et à l’année 1729 le voyage en Allemagne, c’est fausser gravement la perspective, qu’il faut reprendre à partir de l’édition des Voyages [15] : Montesquieu est resté en Autriche seulement 3 mois environ (fin avril - début août), entrecoupés d’un mois (voyage compris) en Hongrie ; en revanche, il séjourne en Italie de la mi-août 1728 à la fin juillet 1729, soit presque un an.
Le parcours en Allemagne dure beaucoup moins, à peine plus de 2 mois (début août - début octobre 1729) ; il est suivi de 4 semaines en Hollande (octobre 1729), avant un séjour de 18 mois en Angleterre (1er novembre 1729 - printemps 1731). Sans ces précisions, on peine à comprendre le voyage – pour lequel aucune source permettant d’approfondir la question n’est indiquée.
Mais surtout on remarquera que la moitié de cet alinéa est consacrée à la franc-maçonnerie, ce qui constitue une autre déformation majeure puisque Montesquieu n’a montré qu’un intérêt tout relatif, et très occasionnel, pour celle-ci.
Il est incontestable que Montesquieu y a été initié en Angleterre – et pour cela mieux vaudrait ne pas citer le site « Grand Lodge of British Columbia and Yukon, 2011 » (qui n’a aucun rapport avec Montesquieu, comme on pouvait s’en douter), et surtout qui ne constitue pas une source digne de ce nom : il se contente en effet de reproduire Ars Quatuor Coronatorum, lequel se contente de recopier en la résumant sommairement la seule véritable source de l’information, le British Journal du 16 mai 1730 (ce qui correspond, dans le calendrier grégorien, au 27 mai : cela modifie les datations et mérite d’être signalé). On n’est pas mieux renseigné par la seconde référence fournie en note, « Hommage de la Commission d’Histoire de la Grande Loge de France à l’occasion du tricentenaire de sa naissance (18 janvier 1689) », une simple conférence dont le seul titre, « Le philosophe oublié : Montesquieu », montre qu’elle s’adresse à un très large public, peu informé (elle ne contient d’ailleurs aucune information de première main).
Toutes les sources disponibles sur « Montesquieu et la franc-maçonnerie » sont reproduites dans l’annexe 5 du tome XIX des Œuvres complètes [16] : il en ressort que Montesquieu entretient des liens étroits avec certains maçons anglais de renom, mais qu’il ne montre aucun empressement en la matière ; le ton de plaisanterie qu’il adopte les rares fois où il évoque la franc-maçonnerie est révélateur. Il semble même ne guère en connaître certaines particularités [17].
Revenons à l’article.
De retour au château de La Brède, en 1734, il publie les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, ce monument dense, couronnement de ses années de voyages qui l’ont initié à la diplomatie et à la politique, qui a eu une influence certaine sur Decline and fall of the Roman Empire d’Edward Gibbon, est surtout une œuvre politique. Montesquieu explique lui-même dans une préface (non publiée de son vivant) qu’il a voulu expliquer le changement de régime, de la république à l’empire, puis qu’il est remonté de proche en proche pour en chercher les causes[6]. Il étend sa réflexion jusqu’à la fin de l’Empire romain d’Orient, autrement dit jusqu’à la chute de Constantinople (1453). La matière historique alimente surtout une réflexion politique, qui multiplie les références et les allusions à l’histoire moderne et surtout récente, voire contemporaine.
Note 6 : Montesquieu, Considérations sur les […] Romains, Œuvres complètes, t. II, Oxford, Voltaire Foundation, 2000, p. 315-316.
Malgré un effort notable pour intégrer les acquis récents de la recherche que montre la note 6, ce développement se caractérise par la quasi-vacuité des formules employées : « monument dense », mais de quoi ? Et en quoi est-ce une œuvre « politique » (ce qui est dit deux fois) ? Rien ne l’explique, pas plus que n’est éclaircie la raison pour laquelle il s’agit du « couronnement de ses années de voyages qui l’ont initié à la diplomatie et à la politique » : comment faire le lien avec l’histoire romaine ? Même quand le propos se veut plus précis, il reste prudemment dans le vague : « […] il a voulu expliquer le changement de régime, de la république à l’empire, puis […] il est remonté de proche en proche pour en chercher les causes ».
Ce que Montesquieu a voulu comprendre, c’est comment un peuple aussi attaché à sa liberté l’a abandonnée pour se soumettre à Auguste. Pour cela il lui fallait reconstituer le système institutionnel dont les Romains s’étaient dotés, le contexte historique et politique de la république, et suivre l’agonie de la liberté jusqu’à la chute de l’Empire chrétien, en examinant les points de résistance qui lui ont permis de survivre pendant 10 siècles. Mais il fallait aussi envisager les raisons de la supériorité constante des Romains sur les peuples qu’ils affrontaient, pour expliquer une expansion territoriale démesurée qui est la cause principale de la perte de cette liberté.
Au lieu de quoi on retient essentiellement de ce passage de l’article Wikipédia que le grand mérite des Considérations sur les […] Romains est d’avoir inspiré Gibbon… Ce qui est une autre manière de remplir la rubrique sans parler du contenu même de l’ouvrage.
Montesquieu souffrait d’une vue déficiente[8], qui serait l’une des causes de l’abandon de sa charge de Président à mortier au Parlement de Bordeaux en 1748[10] après un diagnostic de cataracte[11]. Sa cécité souvent présumée[12],[13] ne semble pas avoir eu de conséquences pour son oeuvre[14].
De cet alinéa soutenu par 6 notes (8, 10, 11, 12, 13, 14), on ne retiendra pas l’expression « cécité souvent présumée » (qui ne veut rien dire), sinon pour constater qu’on en revient à la légende ancienne d’un Montesquieu aveugle. On trouve là par exemple l’emploi d’un article, « Évolution d’un phénomène pathologique et évolution du style chez Montesquieu », qui ne peut faire illusion qu’à des lecteurs peu exigeants et dont l’absence de toute pertinence a été relevée depuis longtemps. Toutes les sources, anciennes ou récentes, précises ou moins informées, sérieuses ou anecdotiques, sont mises sur le même plan, pour aboutir à un paragraphe marqué par la contradiction et la confusion.
Achevons.
C’est le 10 février 1755 qu’il meurt d’une « fièvre chaude » (fièvre ardente). Il est inhumé le 11 février 1755 dans la chapelle Sainte-Geneviève de l’église Saint-Sulpice à Paris[15].
En la chapelle Sainte-Geneviève ? On l’ignorait. Le texte soigneusement cité en note ne le signale pas : c’est donc une nouvelle affirmation pour laquelle aucune source n’est fournie. Quant au terme « fièvre chaude », est-il vraiment expliqué par « fièvre ardente » ? Celui-ci mériterait lui-même d’être éclairé par les théories de l’époque. On préférera s’en tenir à ce qui a fait l’objet de nombreux témoignages : c’est d’une fièvre pulmonaire que meurt Montesquieu.
Devant l’ampleur du désastre, on s’arrêtera là. Les amateurs que ne rebutent pas la fable des Danaïdes ou celle des Travaux d’Hercule pourront se lancer dans la réécriture de cet article [18] jusqu’au nettoyage des écuries d’Augias, afin de remplacer les passages consacrés à la question de l’esclavage.
Avec l’article « Montesquieu », a-t-on affaire à une exception remarquable, ou à un cas extrême ? Il semble en tout cas nécessaire d’attirer l’attention des lecteurs sur les difficultés suscitées par un exercice parfois proposé aux étudiants lors de leur initiation aux humanités numériques (« enrichissez les articles Wikipédia », « créez vous-même un nouvel article ») ou au grand public, au nom d’une démocratisation du savoir et d’une participation citoyenne à son élaboration et à sa diffusion. Dans le domaine des lettres et sciences humaines, Wikipédia est très loin d’offrir les services qu’il rend dans d’autres disciplines. Il est temps d’en prendre conscience.
Directrice des Œuvres complètes de Montesquieu
Présidente de la Société Montesquieu
http://montesquieu.ens-lyon.fr/IMG/pdf/wikipe_dia.montesquieu_18.07.pdf