1789 : Montesquieu aristocrate Première publication : Dix-Huitième Siècle (21), 1989, p. 73-82
Pierre Rétat, sous le signe de Montesquieu
1789 : Montesquieu aristocrate
Nous ne prétendons pas éclairer la place de Montesquieu en 1789 : d’autres travaux, d’Ély Carcassonne à Roger Barny, ont déjà contribué à restituer le débat d’idées où il est engagé dans un large cadre [1]. Nous voudrions rassembler seulement quelques témoignages fournis par une lecture aussi exhaustive que possible des journaux de l’année. Il faut interroger cette archive avec prudence et en gardant conscience des limites qui la caractérisent. Dominé en général par la rapidité de l’événement ou l’obligation constante de rendre compte des travaux de l’Assemblée, le journal n’offre que des énoncés allusifs et n’entre que secondairement, de façon simpliste ou précipitée, dans les discussions politiques fondamentales auxquelles le nom de Montesquieu est parfois associé. On mesure malaisément, d’autre part, la valeur représentative des textes de presse, qui sans doute reflètent une partie de ce qu’on appelle l’« opinion publique », mais sans qu’on puisse de leur témoignage conclure aux tendances d’un groupe social. Ne leur demandons pas plus que des indices. Mais ils sont précieux lorsqu’on essaie de dominer une vaste production et d’y ouvrir quelques perspectives. La relative pauvreté du message journalistique devient alors un atout : il balise plus clairement un champ indistinct, il révèle souvent des usages convenus, des quasi automatismes et prend de ce fait une valeur massive : plus il est sommaire, plus il signifie. Tel est l’objet que nos documents peuvent restituer, tel est le Montesquieu que nous allons essayer de saisir en 1789.
Il lui arrive encore de faire figure honorable parmi les philosophes qui ont préparé la Révolution. Il n’entre pas dans les listes de « prophètes » où l’on trouve, avec un éclat divers, Voltaire, Rousseau, Raynal, Mably…, mais il peut leur être associé dans les généalogies de la Révolution. Nicolas de Bonneville l’invoque dans la VIe lettre de son Tribun du peuple (début juin), au terme d’un vibrant appel à l’instruction du peuple : « Ô Montesquieu, ô Voltaire, et toi, mon cher Rousseau, enseignez-moi donc l’art d’emmieller le breuvage salutaire ! car la vérité elle-même a son beau côté » (p. 35). Bassenge trace à grands traits, dans l’introduction de son Journal patriotique, paru à Liège en octobre, le mouvement de la raison au xviiie siècle : « Peu à peu les ténèbres se déchirent. Montesquieu vient et lève le voile ; Rousseau le déchire. Apôtres de la raison, Défenseurs de la justice, Vengeurs des Droits de l’homme, Voltaire, Helvétius, Raynal, Mirabeau et cent autres, leurs dignes échos, se soulèvent, se liguent, tonnent, entraînent, et la Révolution se fait dans les esprits » ; et, pour définir les pratiques des despotes qui ont rendu cette révolution nécessaire, il a recours au fameux raccourci métaphorique de L’Esprit des lois sur les sauvages de la Louisiane (V, 13). Louis-Sébastien Mercier met également son nom en tête de la « cohorte des précurseurs », dans ses adieux « À l’année 1789 » : « Montesquieu, Rousseau, Diderot, Mably, Helvétius, Voltaire, Turgot et Thomas sont dans la tombe ; ils n’ont point vu les jours étonnants, les jours de gloire que leur génie avait préparés » (Annales patriotiques et littéraires, n° XC, 31 décembre).
La place que conserve Montesquieu dans l’aventure déjà mythique de ce qu’on appelle alors parfois « le siècle de lumières » ne doit pas faire illusion. Le début de la Révolution marque pour lui un tournant critique. Les journaux constatent, dans les premiers mois de 1789, l’étendue d’une influence qui va de pair avec la croissance des publications politiques. Selon L’Année littéraire, L’Esprit des lois « est aujourd’hui le livre à la mode, c’est l’oracle invoqué et cité dans les circonstances actuelles, également par les partisans divers des systèmes opposés » (n° 20, 20 mai, t. III, p. 252). (La liste serait assez longue des ouvrages recensés où les critiques signalent une inspiration puisée de Montesquieu.) Mais le journaliste ajoute qu’il est nécessaire, « plus que jamais, de soumettre au creuset de la critique les opinions morales et législatives de ce grand homme. Comme il favorise tantôt la liberté républicaine et tantôt le despotisme aristocratique, son autorité et son influence pourraient nous égarer étrangement », et il cite avec approbation le livre de Grouvelle, De l’autorité de Montesquieu dans la révolution présente, qui vient de paraître (p. 253-262). En août 1790, Linguet, portant un jugement général sur la Révolution, et remarquant les conditions d’improvisation dans lesquelles elle s’est faite, établit les principales filiations idéologiques : « Jean-Jacques Rousseau, Mably, les écrivains chez qui l’on a pu butiner le plus d’idées ou de spéculations politiques, ceux qui ont paru mettre sous la main le plus de théories, de législations toutes faites, sont ceux que l’on a mis à contribution. Montesquieu avait d’abord été une des grandes autorités que l’on citait ; mais le torrent ayant jeté l’Assemblée Nationale vers la Démocratie, L’Esprit des lois s’est trouvé, comme la robe Aristocratique dont il est l’arsenal, hors de mode » (Annales politiques, civiles et littéraires du XVIIIe siècle, t. XVI, n° 129, p. 270).
Les signes de ce retournement apparaissent clairement dans les premiers journaux politiques non autorisés, à partir de mai ; ils accompagnent, a contrario, une utilisation de L’Esprit des lois que les « patriotes » considèrent comme insupportable. C’est l’ouvrage de l’évêque de Langres, La Luzerne, Sur la forme d’opiner aux États Généraux, publié vers le 10 mai, qui provoque une réaction révélatrice et peut-être décisive, en ce moment intense où se noue le conflit entre les ordres. L’auteur du Bulletin des États Généraux, dans son n° 1 du 15 mai, révèle l’« hérésie politique » de l’évêque, sur le vote par ordres, et désigne le point central de la contestation : « La noblesse n’est pas plus nécessaire dans une monarchie, quoi qu’en dise M. l’évêque, duc de Langres, sur la foi de Montesquieu, qu’elle n’empêche le pouvoir arbitraire dont elle est souvent le soutien » ; et il remarque que la Chine, gouvernement modéré, n’a pas de noblesse (p. 46) [2]. Mirabeau reprend et amplifie la discussion quelques jours après, dans les troisième et quatrième des Lettres à ses commettants, parues vers le 25 mai. La Luzerne craint qu’une seule assemblée ne détruise les distinctions d’ordres, la noblesse, donc la monarchie : « Vous avez soin de vous munir d’un passage de Montesquieu, qu’on sait être le patron des ordres privilégiés. Depuis quelque temps surtout ils l’invoquent avec une ferveur qui n’a pas laissé que de faire tort à sa gloire. On soupçonne avec raison que plusieurs maximes de L’Esprit des lois demanderaient à être soumises à un nouvel examen, qu’il n’est pas prouvé qu’on doive les recevoir comme article de foi » (IVe Lettre, p. 23). La polémique vigoureuse qu’engage ici Mirabeau vise et atteint directement Montesquieu : au-delà d’un pâle épigone et des circonstances immédiates, elle met en cause une conception prestigieuse de la monarchie, des corps intermédiaires, de la balance des pouvoirs, qui en mai 1789 fait encore obstacle à la victoire idéologique des « communes » et de la nation souveraine. La « prétendue balance des pouvoirs [...] n’est propre qu’à faire des dupes et des fripons » ; le but de la société est d’opposer l’« égalité politique » à l’inégalité naturelle pour la corriger : « Vous voyez, Monseigneur, qu’on peut s’égarer en suivant les traces de Montesquieu » (p. 24-29). (On trouve encore, au n° XXXVII du Courrier de Provence, 3 5 septembre, p. 3, une note contre Montesquieu et la distinction des ordres, favorable au despotisme.)
Dans un moment où les événements se précipitent, où les grandes options politiques s’affirment et s’opposent plus vigoureusement à mesure que les enjeux se précisent et que les dénouements se rapprochent, Montesquieu devient par la nécessité des choses l’homme d’une cause, d’un parti, d’un passé que les patriotes condamnent avec passion. L’Esprit des lois semble anachronique ou suspect lorsque la vieille monarchie se transforme en « ancien régime ». Poncelin de La Roche-Tilhac s’étonne, dans son Courrier français, que la France ait pu subsister sans constitution pendant tant de siècles : « Depuis vingt ans je publie dans mes écrits, et je le répète dans les sociétés, que nous sommes sans constitution, que les usages seuls nous maîtrisent, et que ces usages, qui n’ont été sanctionnés que par le caprice des despotes, se contrarient souvent les uns les autres, mais en préconisant cette vérité, j’ai plus d’une fois été pris pour un fou, pour un énergumène, pour l’ennemi des lois nationales. On me citait Grégoire de Tours, Aimoin, Frédégaire, l’abbé Trithème, Dubos, Mably, Montesquieu… » (Séance XXI, 22 juillet, p. 2). Ce témoignage ne révèle qu’une part infime de l’énorme question de la « constitution », et précisément lorsqu’elle devient désuète : on y voit Montesquieu, dernière autorité d’une troupe vétuste, emporté dans l’effondrement d’un thème idéologique, dont les derniers tenants étaient les meneurs de la Chambre de la noblesse.
C’est dans ce contexte central du début de la Révolution que Montesquieu devient un « aristocrate ». Ce mot, en 1789, a une valeur mobilisatrice et sommairement sélective. Selon les Révolutions de Paris « le mot Aristocrate n’a pas moins contribué à la révolution que la cocarde. Sa signification est aujourd’hui très étendue ; il s’applique à tous ceux qui vivent d’abus, qui regrettent les abus, ou qui veulent créer de nouveaux abus » (n° XVII, 7-14 novembre, p. 3-4) [3]. Directement compromis dans l’« ancien ordre de choses », Montesquieu tombe, du mauvais côté, sous le couperet de la dénomination. Dans la lettre X du Tribun du peuple, à la fin de juin, Bonneville met en scène un double de lui-même, l’« Inconnu », âme exaltée, inquiète, dévorée de l’« amour sacré de la patrie », qui laisse en disparaissant une bibliothèque choisie : à côté de quelques grandes œuvres du xviiie siècle figure un Esprit des lois, « ouvrage en lambeaux, nombre de chapitres y sont biffés, raturés, et on y lit souvent en marge, Esclave, Aristocrate, Bel esprit, Ennemi du genre humain, Tu savais donc la vérité » (4e livraison, p. 131) [4]. En juillet le Journal politique-national remarque qu’au moment où se préparaient les États Généraux, « Montesquieu, pour avoir avancé qu’il n’y a pas de Monarchie sans noblesse, n’y a gagné que l’épithète d’Aristocrate » (n° 3, 16 juillet, p. 6). En octobre, Waudin, auteur du Parisien nouvelliste, rappelle les années antérieures à la Révolution, « où l’on consacrait, par une statue érigée aux frais du Peuple, les adages aristocratiques de Montesquieu » (n° III, 3 octobre, p. 11) [5], et accepte avec peine que l’auteur d’un ouvrage recensé s’appuie du sentiment « de Montesquieu luimême, de cet adorateur de l’aristocratie, qui a dit dans ses Lettres persanes ce qu’il n’avait pas osé dire dans L’Esprit des Lois, crainte de déplaire aux Aristocrates nobles et Nobilisés » (n° VI, 10 octobre, p. 23). On pardonnera à cet ardent patriote une petite incertitude chronologique pour lui savoir gré de la rigueur de ses jugements. Ils sont pour nous d’autant plus instructifs qu’ils n’ont besoin d’aucune justification et semblent exprimer avec assurance une opinion commune. Les astucieux compères des Actes des apôtres n’ont pas manqué ce petit article dans leur revue du langage et de l’orthodoxie révolutionnaires. Ils écrivent, au terme d’un éloge dithyrambique de Robespierre : « Nous avons été tentés un moment de comparer M. Robespierre à Montesquieu, mais nous nous sommes ressouvenus que l’aristocratie de ce dernier mêlait un sombre nuage aux rayons de sa gloire » (n° V, novembre, p. 11). Ils y reviennent plusieurs fois avec un insolent plaisir, par exemple pour introduire la découverte d’un nouveau pouvoir, le « pouvoir administratif », par les têtes pensantes du jour : « Montesquieu, qui n’apercevait la vérité qu’à travers ses préjugés aristocratiques, Montesquieu, qu’on a appelé un grand homme dans les temps d’ignorance qui ont précédé la révolution, Montesquieu, qu’on ne lit plus que pour calculer les progrès énormes que la raison universelle et la science des droits de l’homme ont faits depuis lui […] » (n° VIII, p. 3) [6].
On comprend donc aisément que les allusions à Montesquieu soient rares dans la presse patriote [7], et relativement plus nombreuses dans la presse modérée ou contre-révolutionnaire, où elles revêtent une signification exactement complémentaire. L’abbé Barruel qui, dans le Journal ecclésiastique, voit se multiplier les « funestes présages » de révolutions politiques, dénonce en avril « le déluge de ces productions anti-monarchiques » qui sous le voile du zèle veulent la ruine de la France ; selon une vieille méthode de l’apologétique, il retourne contre leurs auteurs l’autorité de Montesquieu, « l’un de vos génies », invité à opposer aux « sophismes du jour » les conseils de prudence de la préface de L’Esprit des lois et la sage distinction entre la « liberté du peuple » et le « pouvoir du peuple [8] ». Choix facile, pour qui connaît un peu Montesquieu, mais judicieux, et qui va droit aux problèmes brûlants de la « correction » des « abus [9] » et de la « liberté » politique. Lorsque les révolutions menaçantes ont éclaté, certains pensent encore à Montesquieu pour tenter d’en modérer la marche et les effets. L’auteur des Nouvelles éphémérides de l’Assemblée nationale, d’abord exalté par le « patriotisme » et l’« énergie » des Français, au début d’août, recule vite d’horreur devant les débordements de la « licence » et les « fureurs » du peuple : « Le pouvoir législatif ne doit-il pas être tardif dans sa marche ? Les innovations, dit Montesquieu, sont dangereuses dans un État monarchique. Mais si elles sont jugées nécessaires, ne doivent-elles pas être préparées avec des ménagements qui préviennent les chocs et les frottements ? » (n° VIII, 14 août, p. 115) À la prudence, à la lenteur nécessaires, on a préféré l’improvisation et la violence : transposant la métaphore de la féodalité dans L’Esprit des lois, l’auteur voit dans la monarchie un « grand arbre » que l’on a abattu au lieu de l’émonder (n° XXI, 27 août, p. 327) [10].
Montesquieu est donc une autorité vers laquelle se tournent parfois ceux qui craignent ou voient déjà à l’œuvre l’« anarchie » populaire, la « démocratie », le « délire » général des esprits. Le Journal politique-national, organe contre-révolutionnaire de la première heure, oppose à la folle jeunesse de Desmoulins quelques exemples augustes : « Le grand d’Argenson, Montesquieu, J.-J. Rousseau, et autres grands écrivains, mûris par l’âge et par la réflexion, finissaient par avoir beaucoup d’indulgence pour les gouvernements. Ils se contentaient de les avertir ; ils leur parlaient fortement en faveur des peuples ; mais ils se gardaient bien de remuer le chandelier de l’autorité ; ils redoutaient par dessus toutes choses, cette espèce d’enthousiasme subit qui prend aux peuples, lorsqu’on leur laisse goûter de la souveraineté » (n° 18, septembre, p. 5, analyse de La France libre). Quand l’abbé Royou se met à publier, dans chaque livraison de L’Année littéraire, à partir d’octobre, un article politique, c’est pour déplorer l’anarchie régnante et dénoncer le danger de tout réformer, et c’est encore Montesquieu dont il demande la caution et qui lui inspire une distinction entre l’« esprit philosophique », lent, circonspect, et l’« esprit réformateur », « fougueux et emporté », qui « ne doute de rien, décide et tranche légèrement [11] ». La critique de l’œuvre révolutionnaire reste, dans ces pages, relativement feutrée, Royou n’est pas encore l’ardent combattant des années suivantes ; mais il est déjà de ces monarchistes « lecteurs assidus de Montesquieu », selon l’expression de Jean-Paul Bertaud dans son ouvrage sur les Amis du roi (Paris, 1984, p. 131) [12].
Il n’est donc pas étonnant que les auteurs des Actes des apôtres aient mis en scène leur Montesquieu « aristocrate » avec une si joyeuse insistance : ils transféraient, sur un philosophe prestigieux, la désignation à laquelle les condamnait la lutte politique, et entendaient en faire ainsi éclater l’absurdité. Il reste que Montesquieu est le grand perdant, au terme des premiers mois de la Révolution. Tout un pan de sa pensée politique paraît s’écrouler avec la monarchie d’ordres, en juin, ou ne survivre que dans l’acharnement des « aristocrates ». Quand commence la discussion de la constitution et quand s’agite, en particulier, la question du veto, la situation est moins claire, mais le bilan n’est guère meilleur. L’interprétation d’un rédacteur de la Gazette nationale paraît fort lénifiante et trompeuse ; Montesquieu avait décidé la question du meilleur gouvernement en donnant la préférence à la monarchie tempérée : « Heureusement que les représentants de la nation sont en cela d’accord avec Montesquieu, et que nous voyons succéder un juste balancement des pouvoirs à cette puissance absolue qui donnait trop aux rois la facilité de devenir des despotes » (n° 7, 30 novembre, analyse des Vœux d’un solitaire de Bernardin de Saint-Pierre). Or, depuis le mois d’août, les journalistes révolutionnaires répètent que la France doit et va se doter d’une constitution plus parfaite que celle de l’Angleterre ; la défaite de Mounier et de ses partisans est, dans une certaine mesure, celle du modèle anglais de L’Esprit des lois. C’est sans doute pourquoi, en décembre, les numéros XII et XIII des Actes des apôtres sont entièrement consacrés à un « Projet de constitution pour l’année 1790 », directement transcrit ou inspiré du fameux chapitre 6 du livre XI de L’Esprit des lois ; une conclusion invite les Français à « contempler » l’Angleterre, l’excellence de son gouvernement, et à chercher la seule liberté réelle dans une monarchie : « toute autre constitution vous précipitera dans le despotisme ou dans l’anarchie » (n° XIII, p. 14-15).
En jouant avec leur propre texte, en dénonçant parodiquement la « supercherie politique » et les « principes aristocratiques » de ces deux livraisons (n° XIV, p. 3-4), les auteurs désignent obliquement l’état de la question constitutionnelle et secondairement la position qu’y occupe Montesquieu à la fin de 1789 : le modèle anglais de la distribution des pouvoirs a échoué en France, il devient la propriété de la droite contre-révolutionnaire ou modérée, au terme de la longue dérive qui mène du libéralisme anglophile du milieu du siècle à l’anglophobie des années 1780 [13]. Nous ne saisissons en 1789 qu’un bref moment d’une évolution complexe, mais moment important car les idéologies y sont mises à l’épreuve des faits et des décisions de l’Assemblée nationale.
Au moment où Voltaire, et quelques autres, sont salués comme des « prophètes » de la Révolution, Montesquieu est au contraire l’objet d’un « jugement prophétique » qui le disqualifie : d’Argenson, cité dans le Journal de la ville, « ne croyait pas que l’ouvrage de Montesquieu sur L’Esprit des lois pût jamais opérer le retour à la liberté » ; « Nous n’avons point d’Esprit des lois et je doute fort que notre ami Montesquieu nous en donne jamais un qui serve de règle aux législateurs du monde […]. Je le prédis encore une fois, ce n’est pas l’ouvrage qu’il nous faut [14] ». L’Esprit des lois était donc percé à jour bien avant de paraître. La Révolution fait seulement éclater une incapacité qu’un esprit lucide prévoyait dès l’origine.
Le verdict est lourd. On veut pourtant penser qu’il reste à Montesquieu la consolation d’une petite revanche, et que Loustallot la lui offre dans les Révolutions de Paris. S’élevant avec indignation contre les lois électorales votées par l’Assemblée, il soutient que l’on peut laisser s’exprimer la volonté générale, au moins à Paris, en privant « par le fait tous les prolétaires » du droit de vote et en imitant les « comices par centuries » des Romains (n° XVII, p. 10). Peut-être se souvient-il du Contrat social. Mais pourquoi Montesquieu lui-même [15] n’inspirerait-il pas cette prudence artificieuse à un des plus fougueux patriotes ? Ce serait là une de ces ruses infernales dont seuls sont capables les aristocrates.