Sur une critique de l’édition des Geographica (2007) Un texte en quête d’auteur : les « Quelques remarques sur la Chine que j’ay tirées des conversations que j’ay eües avec Mr Ouanges »

, par Volpilhac-Auger, Catherine

Un texte en quête d’auteur : les « Quelques remarques sur la Chine que j’ay tirées des conversations que j’ay eües avec Mr Ouanges »

Sur une critique de l’édition des Geographica (2007)

L’édition des Œuvres complètes de Montesquieu en vingt-deux volumes est une entreprise de longue haleine, qui doit bénéficier de toutes les compétences et de toutes les énergies à travers le monde. Le premier tome des Extraits et notes de lectures, publié sous le titre Geographica II en 2007 [1] Ce volume a vocation à connaître, à terme, une nouvelle publication, sous forme électronique [2]. C’est dire que nous attendons beaucoup de la contribution de tous les chercheurs qui s’intéressent aux matières traitées par Montesquieu dans le manuscrit qu’il a intitulé lui-même Geographica II , et au premier chef l’histoire et la culture chinoises. Dans ce contexte, la contribution du professeur Xu Minglong [3] sur une partie de cette publication est bienvenue.

Cet éminent spécialiste s’intéresse en effet depuis longtemps à un texte qui occupe vingt feuillets sur un ensemble de plus de quatre cents ; intitulé « Quelques remarques sur la Chine que j’ay tirées des conversations que j’ay eües avec Mr Ouanges », il est le seul élément des Geographica II intégralement publié peu de temps après la découverte de ce manuscrit, au milieu du XXe siècle [4]. Traitement de faveur dû à la présence insistante dans le titre de la première personne, qui indiquait semble-t-il sans ambiguïté l’intervention de Montesquieu lui-même [5]. Depuis 1953, l’affaire était donc entendue, et toute étude sur la présence et le rôle de la Chine dans la pensée de Montesquieu passait par la certitude qu’il avait longuement conversé avec Arcade Hoangh, un Chinois né dans une famille chrétienne qui avait suivi en 1702 Artus de Lionne, évêque de Rosalie. Ces entretiens auraient eu lieu avant décembre 1713, date à laquelle Montesquieu avait quitté Paris en raison de la mort de son père [6], après un séjour de quatre années ; rien n’était donc plus plausible. Tout aussi évidente, l’idée que Montesquieu s’était ainsi initié à la langue, à l’histoire et à la civilisation chinoises.

Pourtant, notre édition de 2007 a adopté une position radicalement différente. Reprenant l’hypothèse proposée en 1999 par Miguel Benítez, à qui a été confiée l’édition de ce texte, nous avons estimé qu’il fallait reconsidérer cette supposée évidence : le « Je » qui s’exprime par deux fois dans le titre ne nous semble pas être celui de Montesquieu, mais celui de l’auteur d’un manuscrit que Montesquieu a fait recopier dans ce recueil d’extraits – peut-être l’érudit Nicolas Fréret, selon Miguel Benítez. Cette remise en cause s’appuie sur notre connaissance de la pratique de Montesquieu, ainsi que sur toute une série d’observations convergentes et d’arguments sur lesquels plusieurs spécialistes de Montesquieu sont tombés d’accord. Le professeur Xu, dans l’article cité, n’évoque que quelques-uns de ces arguments ; les objections qu’il leur oppose sont fortes, et dans quelques cas nous devons reconnaître, incontestablement, une erreur ; nous lui sommes reconnaissants de nous l’avoir signalée, et nous la corrigerons. Mais en aucun cas ses critiques ne sont de nature à contrebalancer notre hypothèse : l’attribution du texte original de ces « Quelques remarques » à un autre que Montesquieu, peut-être Fréret.

Montesquieu et Fréret en visite chez Hoangh

La première objection du professeur Xu porte sur les relations entre Hoangh et Montesquieu. Dans son article de 1999, republié en 2007 à la fin de l’édition des Geographica [7], Miguel Benítez affirmait que le journal de Hoangh ne portait pas trace de Montesquieu. C’est une erreur manifeste, d’autant plus impardonnable en ce qui me concerne que ce détail est connu depuis longtemps : il figure dans nombre de biographies, et plus récemment dans la Chronologie critique de Louis Desgraves [8]. Je reconnais bien volontiers que j’aurais dû être plus vigilante. Le professeur Xu a raison de le rappeler : le « Journal » de Hoangh présent à la Bibliothèque nationale de France, dont il ne reste qu’une année (octobre 1713 – octobre 1714), fournit bien le nom que portait alors Montesquieu, « M. de La Brède », qui apparaît sous la forme « La B » et « La Bray ». Mais cette objection est sans effet aucun.

En effet, M. Benítez n’a jamais dit que les deux hommes ne se connaissaient pas : il rappelle lui-même que dans son Spicilège, Montesquieu rapporte des paroles qu’il a entendu dire à Hoangh [9], signe incontestable qu’ils se connaissaient. L’absence du nom de Montesquieu dans ce « journal » ne joue dans sa démonstration qu’un rôle secondaire.

Ce que conteste M. Benítez, c’est l’idée que Hoangh et « La Brède » se seraient rencontrés régulièrement, condition nécessaire pour établir des « Remarques » aussi approfondies et détaillées. Le professeur Xu, et c’est là son deuxième argument, s’insurge contre cette affirmation : il a trouvé, dit-il, sept fois trace d’une rencontre entre le 19 octobre (début du journal) et le 5 décembre, date du départ pour Bordeaux de « M. La Bray », qu’il note soigneusement, après que le même « La Bray » est venu le voir la veille « avec un grand deuil de M. son père » pour lui « dire adieu » – de fait, le père de Montesquieu est mort le 15 novembre ; trois semaines, c’est le temps nécessaire pour que la nouvelle lui parvienne à Paris et que Montesquieu règle ses affaires, puisqu’il va désormais vivre en Bordelais.

Le problème est que le professeur Xu, qui ne précise pas la date de chacun des sept entretiens antérieurs au 5 décembre, semble avoir vu « La Brède » là où il n’était pas [10]. Si l’on admet bien volontiers, comme on le fait depuis que ce journal est connu, que « La Bray » désigne « La Brède », et si l’on peut facilement concéder qu’il en est de même pour « La B. », on ne trouve que trois rencontres, deux fois seul (20 et 24 octobre), une fois avec Fréret (le 25). Pour en trouver sept (y compris la visite d’adieu du 4 décembre), il faut considérer que « La Brède » est également désigné par les initiales « L.B. » que l’on relève les 22 et 29 octobre, puis le 17 novembre. Chaque fois que le professeur Xu voit les initiales « L.B. », il en déduit donc qu’il s’agit de « La Brède ». Mais rien n’est moins sûr, car une fois « La Brède » parti pour le Bordelais, « L.B. » vient toujours chez Hoangh, et surtout Hoangh va chez lui, comme d’ailleurs l’épouse de Hoangh le faisait le 6 novembre, et Hoangh lui-même les 22 et 24 octobre et le 11 novembre ; « L.B. » n’a donc rien à voir avec « La Brède ».

Le professeur Xu fait même apparaître « La Brède » quand rien ne l’indique : selon lui, le 26 [octobre], il accompagnerait encore Fréret ; or le texte (qu’il cite lui-même) [11] porte exactement : « Mr Fre[ret] et autre sont venus ». Qu’est-ce qui autorise à supposer Montesquieu-La Brède quand Hoangh, qui connaît bien son nom, écrit seulement « autre » ? Rien dans le texte.

Nous n’en devons pas moins accorder au professeur Xu que Montesquieu a connu Hoangh (ce que l’on savait déjà) et qu’ils se sont entretenus ensemble trois fois en une semaine, à la fin d’octobre 1713. C’est beaucoup, surtout si l’on se rappelle qu’il va lui rendre une visite d’adieu lors de son départ, et que Hoangh note aussi le jour même du départ (le 5 décembre) ; c’est peu, si l’on considère que le journal couvre une période de six semaines où ils pouvaient se rencontrer, et surtout qu’une semaine de relations apparemment intenses n’est suivie que par un grand vide. On ne peut en tout cas rien en déduire, ni dans un sens ni dans un autre : soit il s’agissait des trois seules rencontres des jeunes gens, soit il s’agissait d’un épisode particulier d’une série de rencontres dont nous ne savons rien. Mais il est permis de s’interroger, plus que ne le fait le professeur Xu : si les deux hommes se sont rencontrés régulièrement au point que l’un puisse en avoir obtenu autant d’informations, comment se fait-il que Montesquieu au cours de toute sa vie ne mentionne Hoangh qu’une fois, en tout et pour tout ? Si l’on disposait d’un faible gisement de manuscrits, on devrait imputer cela aux aléas de la conservation ; mais depuis 1994, grâce à la dation de Jacqueline de Chabannes qui a justement fait entrer dans le domaine public des milliers de pages de manuscrit, on connaît beaucoup plus de choses ; et Hoangh n’apparaît pas davantage.

Faut-il aussi conclure avec le professeur Xu que le journal révèle que « Fréret assistait souvent à la conversation de Hoangh et Montesquieu » (« Fréret often was present at Huangh and Montesquieu’s conversation » [12]) ? Répétons-le : sur les trois entretiens, un seul a réuni Fréret et Montesquieu, le 25 octobre ; durant la même période, Fréret et Hoangh se sont vus une fois « avec autre », le lendemain. Après le départ de Montesquieu, leurs entretiens se multiplient : le 6 décembre, puis le 9 janvier (« Mr Fréret est venu jusqu’à huit heures du soir ») ; il revient les 3 et 22 mars, les 18 et 24 avril, le 2 et le 29 mai ; le 1er juin, ce que Hoangh signale, c’est que « Fréret n’est pas venu après dîner ». Le 2 juin, Hoangh va chez l’abbé Bignon parler de Fréret ; ils se revoient le 26 juillet et le 27 août ; le lendemain, ils vont ensemble à la bibliothèque du Roi. Voilà en tout douze entretiens attestés, évidemment justifiés puisque Fréret doit travailler avec lui à un dictionnaire de chinois dont Hoangh n’arrive pas à venir à bout ; mais surtout le 7 septembre 1714, il présente à l’Académie royale des inscriptions, dont il a été nommé élève le 20 mars précédent, un mémoire « De la poésie des Chinois » qui fait état de la collaboration de Hoangh. Voilà qui établit clairement les relations entre les deux hommes, sans pourtant qu’on puisse en déduire quoi que ce soit puisque les exemples de poésie chinoise fournis par ce mémoire [13]
ne correspondent en rien à ceux des « Quelques remarques ». J’en conclus que si le Journal de Hoangh n’atteste en rien que Hoangh et Montesquieu se sont rencontrés assidument, il prouve s’il en était besoin que pour Hoangh et Fréret, c’était bien le cas. Autre enseignement livré par la confrontation du Journal et des documents manuscrits de Fréret : ce dernier signale, comme relativement peu important d’ailleurs, le rôle d’un ami de Montesquieu, l’oratorien Desmolets [14]. Or Hoangh se rend chez lui le 1er janvier pour une visite de courtoisie qui implique des relations antérieures, comme il le fera encore trois fois en août et septembre 1714. Rien ne distingue donc « Labrède » des autres interlocuteurs et visiteurs de Hoangh. Les deux premiers arguments produits par le professeur Xu sont donc de faible portée, d’autant que le second est biaisé, pour ne pas dire faux.

La langue chinoise

Le troisième argument porte sur une preuve factuelle à laquelle il entend retirer toute valeur : les 214 « clés » de la langue chinoise sont mentionnées dans les « Quelques remarques » ; or dans une publication de 1718, Fréret déclare les avoir découvertes ; M. Benítez en déduit qu’il a toutes chances d’être l’auteur des « Quelques remarques » [15]. Le professeur Xu argumente finement, et en véritable connaisseur de la langue chinoise (ce que ni M. Benítez ni moi-même n’avons jamais prétendu être), pour restreindre le rôle de Fréret à celui de simple transcripteur des informations fournies par Hoangh, dont pouvaient bénéficier tous ses autres interlocuteurs : tous pouvaient donc parler des 214 clés avant même la publication qu’en fait Fréret en 1718. Il serait donc erroné d’y voir la troisième preuve de l’attribution à Fréret, d’autant que le témoignage du même Fréret lui paraît sujet à caution : l’érudit se plaint en 1713 du très mauvais français de Hoangh [16], ce qui semble invraisemblable au professeur Xu, puisque Hoangh vivait en France depuis 1706, et que la qualité de son français est attestée par Joseph Nicolas Delisle. On aurait là une nouvelle preuve de la manière dont Fréret déprécie le jeune Chinois pour mieux mettre en valeur son rôle de « découvreur ».

Réglons d’abord cette dernière question, qui paraît si importante au professeur Xu qu’il la développe sur plus d’une page. Quiconque lit le Journal de Hoangh ne peut être que frappé par la très mauvaise qualité initiale du français, ainsi que par son amélioration progressive au fil de l’année 1714. En 1713, il recourt fréquemment à des mots transcrits du chinois – certainement parfois pour « coder » certains faits intimes, comme le fait un Samuel Peppys quand il use du latin, mais aussi pour évoquer de simples achats faits au marché ; il a alors manifestement une pratique inégale, mais sans doute suffisante, de la langue du quotidien, celle qui est nécessaire pour survivre et se pratique surtout oralement. Qu’il ait acquis une aisance croissante relève de l’évidence : sans doute est-ce sur ce souvenir qu’est resté Delisle [17] ; c’est la langue de la conversation, celle qui lui permet de parler à ce dernier « des plus anciens livres et de leurs commentateurs » (pour reprendre la citation du professeur Xu), ou encore d’évoquer sommairement (et de manière critique) dans les Geographica les romans chinois, jugés soit « froids » soit « extravagants » par l’auteur du manuscrit, ou encore de rapporter telle ou telle anecdote [18]. Mais le français dont a besoin Fréret, c’est celui de l’analyse, qui permet de distinguer les catégories grammaticales du chinois, la fonction des mots, les règles de la syntaxe, les principe de la morphologie, et qui permet d’aller au-delà d’un simple récit. Avec de telles exigences, est-il étonnant qu’il se soit plaint de l’incapacité linguistique de son interlocuteur aux débuts de leur relation, au début de l’année 1713 [19] ?

Mais le fond de l’affaire est ailleurs : le professeur Xu considère qu’il y a quelque imposture à se déclarer auteur d’une découverte quand on s’est contenté d’énoncer ce qui est bien connu des locuteurs chinois, d’autant que deux dictionnaires chinois depuis 1615 s’appuyaient sur ce modèle, utilisé par Hoangh dans ses manuscrits [20]. Mais jamais personne n’a dit que Fréret avait prétendu apprendre leur propre langue aux Chinois, d’autant qu’il n’a jamais quitté la France et que Hoangh est semble-t-il le premier Chinois qui ait résidé à Paris… Fréret a fait émerger du discours de Hoangh une proposition qui était évidemment connue des lettrés chinois, mais absolument ignorée des lettrés européens, et en cela « révolutionnaire » (je réaffirme ce que j’ai écrit en 2007), puisqu’elle simplifiait une langue réputée presque impossible à apprendre pour un Européen, et très mal présentée par les seuls intermédiaires existant alors, les missionnaires jésuites. Le professeur Xu estime que Hoangh a été capable de la formuler lui-même, bien que l’on sache par ailleurs que si Hoangh avait été instruit, c’est surtout dans la religion chrétienne, car il avait été placé dès l’âge de sept ans auprès d’un missionnaire français par sa mère, veuve et pauvre, et avait quitté la Chine à l’âge de vingt-trois ans ; on peut se demander avec M. Benítez si Fréret l’a aidé à « accoucher » d’une idée qui figurait dans des ouvrages savants chinois ou s’il est arrivé à retrouver un principe que Hoangh évoquait plus ou moins confusément – c’est un point auquel j’attache personnellement peu d’importance, car un tel processus d’émergence dépend d’une relation intellectuelle que nous ne pouvons reconstituer ; il me paraît en revanche nécessaire de poser cette question : si la connaissance des 214 clés avait été parfaitement maîtrisée par Hoangh dès 1713 et donc répandue auprès de ses interlocuteurs parisiens [21], comment Fréret aurait-il pu la revendiquer comme une sienne découverte quelques années plus tard ? Comment l’idée ne s’en serait-elle pas diffusée immédiatement, puisqu’elle ouvrait des perspectives nouvelles (y compris aux missionnaires…) ? C’est avec le seul Fourmont que la querelle se déchaîna. Comment concilier cela avec l’idée que tout venait de Hoangh, et que n’importe qui dans son entourage pouvait en avoir entendu parler ?

Un autre témoignage atteste du fait que Hoangh ne manipulait pas aisément les 214 clés ; il est dû à Étienne Fourmont, grand ennemi de Fréret, que cite par ailleurs le professeur Xu : Fourmont déplore à plusieurs reprises que Hoangh ait trop souvent travaillé en translittérant les mots chinois en caractères latins ; quant aux clés, selon le même Fourmont, il n’en connaissait que 85, et encore bien imparfaitement [22]. Mais, dira-t-on, Fourmont était également désireux de minimiser l’apport de Hoangh, puisqu’il revendiquait lui aussi cette découverte, qui est apparue comme absolument capitale en son temps… Fourmont et Fréret sont en fait les deux seules personnes qui aient parlé des 214 clés ; et Fourmont dénie absolument à Hoangh la capacité à les enseigner à qui que ce soit.

La copie de l’académie de Bordeaux

Le professeur Xu pense porter le coup de grâce en raisonnant sur la date possible de rédaction et en évoquant une autre version du manuscrit, conservée également à la bibliothèque municipale de Bordeaux, parmi les documents provenant de l’académie des sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux [23]. Nous aurions ignoré (ou feint d’ignorer) la date de 1713 qui figure à la suite de la copie de l’Académie, dans un extrait des travaux sur la Chine du père Couplet (fo 75) ; de plus, pour renforcer notre hypothèse et cadrer avec l’idée que les « Quelques remarques » n’ont pu circuler qu’une fois publiées les recherches de Fréret sur les « clés » (1718), nous aurions modifié la date d’un ouvrage qui mentionne un élément figurant dans les « Quelques remarques », le supplice de la colonne d’airain : jusque-là daté de 1717, l’Éloge de la sincérité se verrait attribuer (pour ainsi dire sans fondement) la date de 1719 ou 1720 [24]. Il nous accuse donc explicitement de ne pas lire les textes et de modifier à notre convenance la datation d’œuvres de Montesquieu.

Puisqu’en fait, le professeur Xu semble ne pas nous avoir parfaitement compris, il n’est pas inutile de reprendre ici chacune de ses assertions et de les comparer avec ce que nous avons réellement écrit.

Remarquons d’abord qu’à la page 426 des Geographica, M. Benítez fait très précisément état de la date de 1713, telle qu’elle apparaît dans la copie de l’Académie [25]. Mais il n’en fait pas le même usage que son critique. En effet celui-ci écrit que la date de 1713 est celle du « texte de cette transcription » (« the text of this transcription ») de la copie de l’Académie [26]. Que le professeur Xu désigne ainsi l’original ou la copie n’est pas tout à fait clair, mais le problème importe finalement peu. Éclaircissons plutôt le cas de la copie de l’Académie, plus exactement du « fonds Lamontaigne », du nom de cet académicien de Bordeaux qui mit de l’ordre dans les archives et les documents de l’Académie dans le dernier tiers du XVIIIe siècle. Cette copie est suivie d’extraits d’autres textes relatifs à la Chine, tirés d’ouvrages du père Couplet. Ceux-ci ont été dès l’origine identifiés comme étant de Fréret, comme le dit une note de François de Lamontaigne datée de 1777 : « J’ignore qui est l’auteur de ces Remarques : et si j’ai placé ce manuscrit dans la ligne de M. Fréret ce n’est pas que j’aie trouvé qu’il fût son ouvrage ; mais à cause du rapport qu’il a avec une histoire dont M. Fréret avait fait un objet particulier de ses études et de ses travaux ; et que peut-être il lui aura servi de matériaux, pour ce qu’il a donné au public [27]. » On ne saurait mieux dire : il y a là une proximité d’intérêts pour le moins troublante, qui saute aux yeux d’un lecteur du XVIIIe siècle [28]. Lamontaigne n’en reste pas moins prudent : pour lui, le nom de Fréret est le plus plausible, mais il ne lui attribue pas pour autant catégoriquement les « Remarques » – comme nous.

Signalons en passant que Lamontaigne, historien de l’académie de Bordeaux et grand admirateur de Montesquieu, aurait sans doute été le premier à identifier ces « Remarques » comme étant de lui s’il y en avait eu la moindre trace dans les archives ou le moindre souvenir chez les académiciens – parmi lesquels Jean-Baptiste de Secondat, le fils de Montesquieu, qui vécut jusqu’en 1795, au milieu des manuscrits du philosophe. Comment penser que celui-ci n’aurait pas revendiqué ces « Remarques » s’il avait entendu, de la bouche de son père, le moindre signe en ce sens ? En 1777, Lamontaigne se souvient de Fréret (mort en 1749, loin de Bordeaux) mais ne pense nullement à Montesquieu, qui est et reste le grand homme de l’académie de Bordeaux.

Revenons maintenant sur les questions purement matérielles que posent les deux manuscrits. Selon le professeur Xu, « Both of them were transcribed by Montesquieu’s secretaries, not the philosopher himself. According to Robert Shackleton, Ac [i.e. the copy of the académie de Bordeaux] was produced by a secretary who served from 1715 to 1724, while Geo[graphica] was copied by another person in that post between 1734 and 1739 [29]. » Pour ce qui est des Geographica, on peut reprendre, comme je l’ai fait, la datation de Robert Shackleton, telle qu’il l’avait donnée en 1953, non sans la modifier légèrement, d’après mes travaux sur l’écriture et la datation des secrétaires : la copie se situe entre 1735 et l’été 1739 ; j’y ajouterai un point manifestement négligé, mais fondamental et qu’a bien fait apparaître l’édition de 2007 : les extraits sont copiés sur une version antérieure, qu’on ne saurait généralement dater. Mais la formulation elliptique dont use le professeur Xu pourrait laisser croire que l’attribution de la copie de l’Académie à un secrétaire de Montesquieu est aussi due à Robert Shackleton. Or il n’en est rien : c’est à Louis Desgraves, « découvreur » de ce manuscrit en 1958, qu’il emprunte cette analyse [30] ; c’est celui-ci qui y voit la main du secrétaire dit B [31] auquel Shackleton avait assigné comme période d’activité 1715-1724 [32]. Malheureusement, on ne peut suivre sur ce terrain Louis Desgraves, qui n’avait pas la même familiarité que Robert Shackleton avec les « mains » des secrétaires : il suffit de comparer une page de la main B dans le Spicilège et la copie de l’Académie pour conclure qu’il est rigoureusement impossible d’y voir la moindre ressemblance [33]. La « main » qui a copié la version de l’Académie n’en présente pas davantage avec aucun des secrétaires employés par Montesquieu, à quelque époque que ce soit [34]. Une seule certitude : l’exemplaire de l’Académie n’a pas été transcrit par un secrétaire de Montesquieu.

Image 1. Spicilège, p. 87, main « B » :

Image 2. « Quelques remarques », copie de l’Académie, bibliothèque municipale de Bordeaux, Ms 1696/XXXII/10, fo 2ro :

Cette question réglée, revenons à la relation qui unit les deux copies. Celle des Geographica, la plus tardive (1735-1739), ne peut s’appuyer elle-même que sur une copie antérieure, l’auteur du manuscrit original ayant sans aucun doute récupéré son ouvrage après cette double copie. La comparaison des deux fait apparaître, sans aucun doute possible, que les deux copies dérivent d’un original commun [35]. L’original « A » est donc suivi de deux copies, « B1 » et « B2 », la première conservée dans les archives de l’Académie, la seconde par Montesquieu, qui la détruit après l’avoir fait copier dans les Geographica, où se trouve donc la copie « C ». Par rapport à « B1 » (Académie), « C » (Geographica) comporte moins d’erreurs ; la copie « B2 » sur laquelle elle s’appuie était donc plus soignée que « B1 ». Autre différence : « C » (Geographica) évite certaines formulations polémiques à l’égard des jésuites ainsi que des rapprochements avec la religion chrétienne qui se trouvent dans « B1 » (Académie) [36] ; mais on ne peut savoir si ces retranchements datent de la copie « B2 » ou de la phase ultime, la copie « C » des Geographica. Je réaffirme donc que l’original, et lui seul, est certainement de 1713, du moins pour la partie historique qui contient cette phrase ; mais les copies n’ont aucune raison d’être datées de la même année. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’elles sont réalisées à partir de 1713 – ce qui ne nous apprend strictement rien sur la datation. Il apparaît en tout cas que les questions matérielles sont essentielles pour la compréhension du texte et qu’elles ne pouvaient être éludées [37].

La datation de l’Éloge de la sincérité

Passons pour finir à la question de la datation supposée hasardeuse (pour ne pas dire manipulée) de l’Éloge de la sincérité [38]. Il est regrettable que le professeur Xu n’ait pas lu la plus récente édition de ce texte, publié par Sheila Mason en 2003, sous la direction de Pierre Rétat, dans les Œuvres complètes de Montesquieu [39] ; il s’est contenté d’une édition ancienne, « L’intégrale » (Le Seuil, 1964), qui se caractérise par la pauvreté de l’appareil critique, intégralement emprunté aux éditions de la fin du XIXe siècle [40]. Il aurait ainsi pu voir quels doutes s’attachent à un ouvrage dont la datation antérieure remontait à 1892 et était manifestement erronée, car elle reposait sur une confusion avec un mémoire portant ce titre, mais dû à un certain Roborel de Climens, qui n’a évidemment aucun rapport avec Montesquieu. Il n’a pu bénéficier de tous les travaux réalisés depuis 2000 sur les manuscrits de Montesquieu [41], notamment les analyses des écritures des secrétaires, considérablement affinées depuis celles de Shackleton, qu’il a même souvent fallu contredire [42]. En l’occurrence, seule la datation par l’écriture (celle du secrétaire Duval, auquel était faussement attribuée par le professeur Xu la copie de l’Académie) apporte quelque lumière au manuscrit de l’Éloge de la sincérité, en l’occurrence une fourchette chronologique allant de 1715 à 1732, voire 1733 [43].

Est-il dès lors interdit de proposer une hypothèse autre ? Car c’est bien sous forme d’hypothèse que la datation est proposée, tout comme l’attribution à Fréret [44]. C’est ainsi que la recherche avance, en prenant en compte l’ensemble du corpus manuscrit et de ce que l’on sait de la vie et de l’œuvre de Montesquieu, et en n’hésitant pas à remettre en cause les supposées évidences [45].

Conclusion

Je réaffirme donc, avec la plus grande sérénité et la plus grande fermeté, que mon expérience des manuscrits de Montesquieu, de sa pratique de travail, ce que je sais ou crois savoir de son œuvre et de sa pensée, m’ont incitée à remettre en doute une tradition de plus d’un demi-siècle : les « Quelques remarques » ne peuvent être de Montesquieu. Je réitère ici les arguments fondamentaux que j’avais présentés en 2007 dans l’introduction des « Quelques remarques » et dans l’introduction générale du volume, et que le professeur Xu est bien loin d’énoncer dans leur intégralité.

Rappelons d’abord un point fondamental qui se dégage à la lecture de l’ensemble du corpus manuscrit : lorsque Montesquieu rapporte des témoignages issus d’un contact direct, comme avec le chevalier Jacob, il confie ses remarques au Spicilège [46] ; quand il élabore des réflexions plus personnelles, il les place dans les Pensées. Si Montesquieu avait tiré profit de ses conversations avec Hoangh comme il l’a fait de ses entretiens avec Jacob, il en aurait fait figurer le résultat dans le Spicilège ; s’il avait considéré que ses réflexions personnelles prédominaient, il l’aurait fait entrer dans les Pensées. Pourquoi aurait-il relégué dans les Geographica ces seules « Remarques », les mettant sur le même pied que de simples extraits de lectures ? L’expérience intellectuelle majeure que constitueraient des entretiens aussi approfondis avec le seul Chinois alors connu en France aurait mérité une tout autre place, si cette expérience avait été la sienne.

Mentionnons aussi quelques aspects matériels qui expliquent sans difficulté aucune les particularités de ce manuscrit, à commencer par l’emploi de la première personne dans le titre :

  quand les secrétaires de Montesquieu recopient un texte, ils en recopient le titre sans ajouter ou modifier quoi que ce soit ;

  les additions ou suppressions, sauf erreur matérielle, sont voulues par Montesquieu, qui revoit le texte donné à copier [47].

Mais n’oublions pas les aspects qui touchent au fond et à ce que l’on sait désormais de la culture de Montesquieu, notamment grâce aux Geographica II dont une grande partie est consacrée à la Chine. Ce qui intéresse Montesquieu tout au long de ce recueil, c’est la dénonciation du comportement des Jésuites en Chine, et la manière dont ils assimilent la pensée chinoise au christianisme. Est-ce une raison pour lui attribuer les « Quelques remarques » ? En 2007, j’énonçais ainsi le problème : « […] l’auteur des Quelques remarques semble avoir eu à cœur de dénoncer le “mythe chinois” que les Jésuites commençaient à propager. Mais Montesquieu n’a pas été influencé par cette lecture au point de suivre les yeux fermés pareil réquisitoire : “Les cérémonies des Chinois semblent avoir été inventées pour faire rire les étrangers”, y est-il dit [48], alors que [dans L’Esprit des lois] Montesquieu fera des manières et de la civilité chinoises la clé de voûte de leur empire […] » [49]. Le point de vue adopté à propos des « cérémonies » chinoises, empreint de condescendance pour ne pas dire de mépris, serait-il celui de Montesquieu en 1713 ? Rien ne le confirme par ailleurs. Il donnerait en tout cas une curieuse image de celui qui prétend regarder les usages et les institutions de tous les peuples du monde sans préjugé et pour s’instruire ; Montesquieu aurait donc fait une exception durant cette seule année 1713, et dans ce seul texte ?

Ajoutons quelques arguments de bon sens : si Montesquieu avait été aussi avancé dans la langue chinoise (inconnue en France à l’époque, rappelons-le) que le montrent les « Quelques remarques », n’en aurait-il pas fait usage, ou du moins n’y aurait-il pas fait allusion au fil des centaines de pages qu’il consacre à la Chine ? Celles-ci nous apprennent au contraire qu’il évite soigneusement de reprendre les terme chinois quand ils sont donnés, au point que nous signalons les très rares cas où ils apparaissent [50].

En apprend-on davantage grâce à l’œuvre de Montesquieu et au corpus entier de ses manuscrits ? Comme on l’a déjà dit, celui-ci s’est considérablement étendu depuis la dation de Jacqueline de Chabannes, en 1994, et le transfert à la bibliothèque de Bordeaux des manuscrits conservés au château de La Brède et des livres de Montesquieu. On ne peut qu’être frappé par l’utilisation très limitée que fait Montesquieu des « Quelques remarques » ; cela ne concerne que des détails ponctuels : le supplice de la colonne d’airain dans l’Éloge de la sincérité déjà évoqué ; l’usage que la bru aille saluer le matin sa belle-mère, qui figure dans L’Esprit des lois (XIX, 19) ; la mise à mort de tous les parents en cas de lèse-majesté ou de vol à l’encontre de l’empereur, dans des « Notes sur Cicéron » que j’ai découvertes dans le fonds dit « de La Brède » [51]. On peut appliquer à la documentation sur la Chine ce que j’ai dit plus haut de la personne de Hoangh, mentionné une seule fois par le Spicilège : si Montesquieu avait passé tant d’heures à travailler avec lui sur la « matière chinoise », n’en aurait-il pas retiré davantage dans ses réflexions ou travaux ultérieurs ? Tout ce que nous savons de sa manière de travailler nous le montre attentif à réutiliser les notes ou jugements qu’il formule au fil de ses lectures, à tirer parti, parfois quelques dizaines d’années plus tard, de la moindre bribe des passages qu’il a rédigés. Il semble plutôt dans le cas des « Quelques remarques » appliquer la méthode très personnelle qu’il met en usage avec ses autres notes et extraits de lectures : filtrer soigneusement l’information et la soumettre à un regard critique.

Voici les véritables raisons, matérielles et intellectuelles, pour lesquelles nous avons dénié à Montesquieu la paternité de ce texte et proposé d’autres hypothèses. Chacun a ainsi les moyens d’en juger ; mais il importait, pour l’honneur de l’entreprise des Œuvres complètes et leur crédibilité scientifique, que la vérité fût établie et rappelée. Cependant je ne voudrais pas conclure sans signaler un article qui redonne à Hoangh toute son importance dans l’œuvre de Montesquieu : Daniel Fabre a consacré un long développement à ce personnage, qu’il appelle « l’individu-monde », « défait et reconstruit dans une histoire chaotique dont témoigne sa vie », et en même temps « miroir étonné d’un Occident qui lui paraît d’autant plus absurde qu’il l’attendait tout autre » [52]. Reprenant une suggestion d’André Masson [53], il voit dans le Chinois dépouillant ses « trois robes à la mandarine » et sa « veste brodée d’or » le modèle du Persan tombé dans l’anonymat dès lors qu’il abandonne son habit persan [54].

Comme le rapporte le Spicilège, le regard d’un étranger est le meilleur moyen de faire éclater les idées fausses : « J’ai ouï dire au sieur Hoang qu’étant arrivé nouvellement de la Chine, il avait laissé son chapeau dans l’église parce qu’on lui avait dit à la Chine que les mœurs étaient si pures en Europe et qu’il y avait une si grande charité qu’on n’y entendait jamais parler de vols ni d’exécutions de justice, et qu’il fut fort étonné d’entendre qu’on allait pendre un assassin [55]. » En l’occurrence, ce que Montesquieu visait ici, ce sont les idées inculquées à l’étranger trop naïf, qui a cru sur parole les missionnaires jésuites : ceux-là même que Montesquieu refusera de croire, comme en témoignent si souvent les Geographica.

Hoangh devenu Persan, défiguré, ou plutôt immortalisé en perdant son identité : c’est peut-être ce que « La Brède » a appris du jeune Chinois déraciné, témoin irremplaçable dans un Paris qu’il traduit selon ses propres modes de représentation, un Chinois qui serait devenu pur regard, convertissant ainsi sans le savoir ni le vouloir un jeune juriste en philosophe, et La Brède en Montesquieu – mais c’est par le détour d’une fiction, celle des Lettres persanes.

Catherine Volpilhac-Auger

2016 (version révisée : août 2019)

UMR 5317, ENS de Lyon

Université de Lyon

Cet article est paru initialement en anglais sous le titre « A text in search of an author : “Quelques remarques sur la Chine que j’ay tirées des conversations que j’ay eües avec Mr Ouanges” » [A response to Professor Xu Minglong], World History Studies, Pékin, n° 3, 2016/1, p. 17-32 (trad. de Philip Stewart). Il a été suivi d’une intervention du professeur Xu Minglong : "In Response to Professor Volpilhac-Auger", ibid., p. 33-39. Ayant déjà consacré suffisamment de temps à ce débat, je ne juge pas utile de répondre à la réponse à la réponse.

Notes

[1Oxford, Voltaire Foundation, t. XVI des Œuvres complètes. Pour l’état d’avancement de l’édition, voir ici.

[2Sur le site « Montesquieu, Bibliothèque & éditions » (MBE), ENS de Lyon, UMR 5317 (http://montesquieu.huma-num.fr/accueil ).

[3Publié initialement en chinois, cet article a été republié, en anglais, dans World History Studies, vol. 2, n° 1, June 2015, p. 22-33. Je remercie les éditeurs, en particulier le professeur Zhang, directeur de l’Institute of World History, ainsi que Zhang Jin, de m’avoir fait connaître cet article et de m’avoir permis d’y répondre.

[4Au tome II de l’édition des Œuvres complètes de Montesquieu dirigées par André Masson Paris, Nagel, 1953. Ce manuscrit, conservé jusqu’en 1994 au château de La Brède, l’est désormais à la bibliothèque municipale de Bordeaux (Ms 2507) ; il est désormais accessible en ligne ici.

[5Du reste des Geographica II, excellemment introduits par Françoise Weil, n’étaient présentés que des extraits : ceux qui étaient introduits par un astérisque, témoignage incontestable de l’intervention de Montesquieu lui-même, qui commente les textes dont il tire des extraits.

[6Arcadio ou Arcade Hoangh, ce Chinois élevé dans le christianisme qui avait suivi Mgr de Rosalie à Paris, où il s’était installé en 1706, est mort en 1716, avant le retour de Montesquieu à Paris.

[7« Montesquieu, Fréret et les remarques tirées des entretiens avec Hoangh », Geographica, p. 419-434, ci-après « Montesquieu, Fréret et les remarques » (1re publication : colloque de 1998, L’Esprit des lois, Académie des sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux, 1999, p. 111-126).

[8Chronologie critique de la vie et des œuvres de Montesquieu, Paris, Champion, 1998, n° 126.

[9Spicilège, Œuvres complètes de Montesquieu t. XIII, éd. Rolando Minuti et Salvatore Rotta, Oxford, Voltaire Foundation, 2002, n° 368 (voir à la fin du présent article). M. Benítez affirme aussi que le journal « attribué » à Hoangh (cote BNF : NAF 10005) n’est pas de lui, puisque il est question de Hoangh à la troisième personne ; M. Xu a très justement rectifié cette erreur, qui provient d’une lecture trop rapide de ce document où Hoangh montre à la fois sa capacité à l’autodérision et l’usage qu’il fait de pratiques spécifiquement chinoises.

[10Dans l’article cité, p. 31, il argue de plusieurs rencontres, les 25, 26 et 29 décembre, ce qui est impossible puisque Montesquieu est parti le 5 décembre. Mais il s’agit là d’un simple lapsus calami : M. Xu veut en fait parler des 25, 26 et 29 octobre.

[11« le 26 [octobre], msr fre et autre sont venus » (« October 26th, Mr. Fre and another one came »), ibid. J’ai vérifié la citation sur le manuscrit, au cas où M. Xu aurait oublié un mot qui servirait sa cause ; mais elle est parfaitement exacte.

[12Ibid.

[13Histoire de l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres, t. III, 1723, p. 289-291.

[14Cité par M. Benítez, « Montesquieu, Fréret et les remarques », p. 421.

[15M. Benítez, « Montesquieu, Fréret et les remarques », p. 431.

[16Ibid., p. 421 (et non p. 112, comme l’indique un lapsus calami du professeur Xu).

[17La citation de Delisle est datée de 1737-1738, mais l’époque de leur rencontre n’est pas datée par le professeur Xu, alors que la citation y fait référence (« je fis dans ce temps-là la connaissance avec le nommé Hoangh […] ») et que l’information est importante.

[18Geographica, p. 121 et suivantes.

[19Voir la phrase de Fréret citée par M. Benítez, p. 422 : « Hors les phrases de l’usage ordinaire le Sr. Hoangh parloit un espece de jargon qui n’avoit surtout dans ses commencemens ni regime ni construction. » (souligné par moi).

[20Article cité, p. 26.

[21Ils ne furent certainement pas en nombre aussi réduit que le prétend Fourmont (voir l’article de M. Benítez, p. 422), comme en témoigne à lui seul le Journal.

[22Bibliothèque nationale de France, Manuscrits, NAF 8974, p. 197 ; Fourmont précise même : « De ces 85 clefs il n’y en a pas 10 dont il ait expliqué la nature ou la signification » (ibid.). Il le justifie ainsi : « il était assez versé dans les livres chinois ordinaires, mais comme il était né de parens chrétiens il ne paraît pas qu’il eût pris à la Chine aucuns degrés » (p. 191).

[23Ms 1696/XXXII/10 (cité ci-après comme « copie de l’Académie »).

[24Article cité, p. 28.

[25Cf. article cité, p. 28 : « […] neither Benítez nor Volpilhac-Auger mentioned such a powerful piece of evidence incompatible with their arguments ». On verra ci-après que cette date est en fait mal interprétée par le professeur Xu.

[26Article cité, p. 28, §2 : « It unambiguously manifests that the text of this transcription was written in 1713. »

[27Ms 1696/XXXII/10, fo 1. La version originale (raturée) de ces notes de lecture, conservées à l’Observatoire à Paris, avait été publiée par Virgile Pinot, Documents inédits relatifs à la connaissance de la Chine en France de 1685 à 1740, Paris, Geuthner, 1932, p. 115-126 (M. Benítez a fourni les cotes des documents publiés par V. Pinot : Geographica, p. 425) ; selon V. Pinot, dont l’argumentation est convaincante, ces notes de lecture sont postérieures à 1735 ; mais on peut se demander comment elles sont arrivées à l’académie de Bordeaux, alors que Fréret ne semble plus avoir de relations avec elle (il est notamment brouillé avec Montesquieu, et son nom n’apparaît jamais à propos de cette académie).

[28Il est dommage que le professeur Xu n’ait pas fait état d’un élément qui va à l’encontre de son hypothèse.

[29Article cité, p. 23.

[30L. Desgraves, « Notes de Montesquieu sur la Chine », Revue historique de Bordeaux n° 7, 1958, p. 199-219 (repris dans Louis Desgraves, Montesquieu. L’œuvre et la vie, Bordeaux, L’esprit du temps, 1995, p. 157-183.

[31Les secrétaires de Montesquieu n’ayant été qu’exceptionnellement identifiés, ils sont généralement désignés par une lettre de l’alphabet. Je ne reviens pas ici sur le fait que selon moi, les mains B et D ne font qu’une, et que le service de ce secrétaire, connu sous le nom de Nicolas Bottereau-Duval, ou l’abbé Duval, dure de 1716 à 1732. Voir Bibliothèque virtuelle Montesquieu, http://montesquieu.huma-num.fr/bibliotheque/genese-du-catalogue : « L’activité de l’abbé Duval : mise au point sur la chronologie ».

[32Voir cependant ci-après.

[33Voir images 1 et 2.

[34Ce n’est d’ailleurs pas la même personne qui a copié les autres notes de lecture sur la Chine ; on peut aussi se demander si Lamontaigne n’a pas eu recours en 1777 à différents secrétaires.

[35Le professeur Xu commet manifestement une erreur de lecture quand il nous fait dire que la version de l’Académie est l’original (p. 30). Il m’est difficile de reprendre toutes les critiques qu’il formule aux pages 30-31, tant elles paraissent fondées sur des interprétations tout simplement erronées de l’introduction (qui m’est due, contrairement à ce qu’il écrit p. 30 et note 33) ou de l’article de M. Benítez. J’en signale quelques-unes en notes.

[36Benítez, p. 424. J’ajouterai pour ma part que plusieurs rapprochements avec les institutions européennes sont évités dans les Geographica ; il faut attribuer un tel choix non pas au copiste, mais à celui qui fait faire la copie, en l’occurrence Montesquieu.

[37Un point mérite d’être signalé : la manière dont le professeur Xu traite (par le mépris, si ce n’est la dérision) notre étude des caractéristiques des manuscrits de Montesquieu que sont les astérisques, et la question de ses interventions personnelles (article cité, p. 29-30). Il semble penser que nous décidons comme bon nous semble, pour conforter notre hypothèse, de ce qui doit lui être attribué et de ce qui est dû à l’inadvertance du secrétaire. Il est sans doute inutile, car je ne pourrai le convaincre, de rappeler que nous traitons avec la plus grande attention et depuis longtemps, des aspects matériels des manuscrits : le professeur Benítez est un spécialiste incontesté des manuscrits clandestins, et une grande partie de son activité académique a été consacrée depuis trente ans à la circulation des idées hétérodoxes, ce qui implique de prendre en compte de la manière la plus soigneuse et la plus circonspecte les aspects matériels attachés à ce mode très particulier de production des textes. Je me suis moi-même consacrée depuis vingt-cinq ans (et à l’époque des Geographica j’y avais déjà passé plus de dix ans) au corpus manuscrit de Montesquieu, avec plusieurs milliers de pages d’édition critique à mon actif, dont l’édition du manuscrit de travail de L’Esprit des lois (2008), qui était alors presque achevée. Le professeur Xu a un avis très arrêté et très personnel sur les manuscrits de Montesquieu et sur notre capacité à en traiter. Je n’en discuterai pas ici.

[38Dans ce cas aussi M. Xu déforme ce que nous avons écrit, ou plutôt méconnaît la différence entre « connaître par Hoang » (donc directement de sa bouche) et « connaître par la lecture des “Quelques remarques” » : si Montesquieu a entendu parler du supplice de la colonne d’airain, c’est, avons-nous dit, par les « Quelques remarques », et non par Hoang directement (voir Geographica, note 2 p. 114 ; article cité, p. 28, §3 : « Undoubtedly, Montesquieu learned this from Huangh, which was agreed by both professors. »)

[39Oxford, Voltaire Foundation, 2003, t. VIII, p. 133-145.

[40Voir C. Volpilhac-Auger, Un auteur en quête d’éditeurs ? Histoire éditoriale de l’œuvre de Montesquieu (1748-1964), Lyon, ENS Éditions, 2011, chap. XV, « Rouge. Montesquieu au risque de l’Intégrale », p. 361-381.

[41Ainsi la consultation du Spicilège, publié au tome XIII des Œuvres complètes en 2002 par les professeurs Rolando Minuti et Salvatore Rotta, aurait évité à M. Xu d’affirmer que c’est Montesquieu qui a « écrit » le Spicilège (« Spicilège was indubitably written by Montesquieu », p. 32) ; le passage qu’il cite est justement de la main d’un secrétaire… On retrouve ainsi chez lui la confusion entre « rédaction » et « copie » que j’ai déjà relevée plus haut. Une certaine familiarité avec les manuscrits de Montesquieu lui aurait aussi évité de s’appuyer sur un argument aussi peu convaincant que celui de l’orthographe, qui est particulièrement flottante chez Montesquieu, ne serait-ce qu’en raison du recours à de très nombreux secrétaires tout au long de sa vie, mais aussi dans sa propre pratique.

[42Voir C. Volpilhac-Auger, « Une nouvelle “chaîne secrète” deL’Esprit des lois : l’histoire du texte », dans Montesquieu en 2005, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 2005, p. 83-216.

[43Voir ci-dessus, note 31.

[44Voir mon introduction, p. xxxvi : « Si elles sont bien dues à l’érudit Nicolas Fréret, elles relèvent de la démarche qui était la sienne […] ; si elles ne lui sont pas dues, les « Quelques remarques sur la Chine » (1719-1720 ?) n’en mettent pas moins parfaitement en œuvre cet idéal […] » ; dans la note 69 appelée après « 1719-1720 ? », j’avais soin de préciser : « Telle est l’hypothèse de datation que nous proposons pour ce texte ». Fréret m’intéresse particulièrement, et depuis longtemps : j’ai codirigé et dirigé en 1994 et 1995 deux publications collectives, les seules qui aient jamais consacrées à Fréret.

[45Je ne me prononce évidemment pas sur les développements que M. Xu consacre à la fin de son article, en connaisseur, au nom chinois de Hoangh (p. 32-33) : cela n’est pas de mon ressort et n’a aucun rapport avec le sujet traité.

[46Voir Spicilège, n° 461.

[47Ainsi se comprend un phénomène auquel j’ai déjà fait allusion et que le professeur Xu n’arrive pas à expliquer : l’absence dans les Geographica de remarques insidieuses contre la religion chrétienne, explicitées dans la copie de l’Académie. Selon lui, considérer que cela n’intéresse pas Montesquieu est le « diminuer » (to belittle, art. cité, p. 30). Mais il ne donne pas la raison de cette disparition, alors que celle-ci est manifestement cohérente, étant donné la convergence des sujets omis.

[48Fo 96vo du manuscrit, p. 128 de l’édition de 2007.

[49Page XLIII.

[50Par exemple p. 248, dans l’extrait de la Description de la Chine de Du Halde ; voir aussi p. 251, note 200.

[51Éditées par Pierre Rétat dans les Extraits et notes de lecture II, sous la direction de Rolando Minuti, ENS Éditions et Classiques Garnier, 2017.

[52« Chinoiseries des Lumières. Variations sur l’individu-monde », L’Homme, 2008/1, n° 185-186, p. 269-299, ici p. 287 et 294.

[53Œuvres complètes, André Masson dir., Paris, Nagel, t. II, 1953, p. XXVII. La correspondance avec la chronologie supposée des Lettres persanes est moins convaincante (quel intérêt aurait une fiction à renvoyer de manière aussi précise à un référent non seulement resté anonyme, mais littéralement transformé ?), ainsi que l’évocation du « roman » perdu de Montesquieu intitulé Lettres de Kanti – rien n’indique qu’il s’agit d’un roman, encore moins « de la première ébauche » des Lettres persanes ou qu’il « avait pour héros un voyageur chinois »

[54Hypothèse reprise dans la nouvelle édition des Lettres persanes, en ligne, MBE, 2019 : L’écriture : de la rédaction à l’édition
http://montesquieu.huma-num.fr/editions/fictions-poesies/lettres-persanes/introduction#div6-1

[55Spicilège, n° 368. On peut aussi rapprocher de cette anecdote les remarques de Fourmont (voir ci-dessus note 22) : « « […] ce qui le rendait pensif, c’était de voir en ce pays un million de choses qu’il jugeait bizarres et très extraordinaires, il nous entretenait souvent de ses surprises […] » (p. 191).