Federico Bonzi, L’Honneur dans l’œuvre de Montesquieu Giovanni Paoletti

, par Volpilhac-Auger, Catherine

Federico Bonzi, L’Honneur dans l’œuvre de Montesquieu, Honoré Champion, Paris, 2016, 430 p.

Le livre de Federico Bonzi se présente comme une monographie sur le concept de l’« honneur » tel qu’il a été élaboré par Montesquieu. L’honneur est en effet, on le sait, une de ces idées dont Montesquieu a renouvelé le sens ou l’« acception », selon l’expression de l’Avertissement de 1757 à L’Esprit des lois : « J’ai eu des idées nouvelles ; il a bien fallu trouver de nouveaux mots, ou donner aux anciens de nouvelles acceptions » (cité par Bonzi, p. 377). Ainsi, les commentateurs de cette notion n’ont pas manqué : de Pierre Rétat à Rebecca Kingston, en passant par Bertrand Binoche et Celine Spector, pour n’en rappeler que quelques-uns et sans oublier que déjà Althusser avait consacré à l’honneur des pages pénétrantes. L’honneur a été étudié dans sa fonction de principe du gouvernement monarchique, l’aspect le plus évident de sa redéfinition, mais aussi dans son rapport au commerce, au luxe, à la société civile (la fameuse « anticipation » du modèle de la main invisible), ou encore en tant que mode de subjectivation et point de résistance au pouvoir absolu. Pourtant, une étude à 360 degrés manquait encore, et Federico Bonzi a justement essayé de combler cette lacune. Il prend explicitement le relais des travaux de la même ampleur thématique que Marco Platania (Montesquieu e la virtù, Turin, 2007) et Domenico Felice (Oppressione e libertà, Pise, 2000) ont consacrés respectivement à la vertu et au despotisme (non à la crainte, qui attend encore une étude d’histoire de la philosophie, après le chapitre du politologue Corey Robin, dans son Fear de 2004). Issu d’une thèse de doctorat en cotutelle entre Naples et Paris, dirigée par Alberto Postigliola et par Catherine Larrère, le livre de Bonzi développe son sujet sur plus de quatre cents pages, scandées en six chapitres auxquels s’ajoutent Introduction, Annexe, Conclusion et Perspectives. La longueur de l’ouvrage et son articulation interne, presque foisonnante, donnent déjà une idée du sérieux et de la passion systématique avec lesquels l’auteur a abordé sa problématique, même si, il faut le dire tout de suite, l’étendue même de la perspective adoptée semble avoir mis parfois durement à l’épreuve la tenue de son projet.

Celui-ci s’adresse de façon programmatique à l’œuvre de Montesquieu dans son entier, c’est-à-dire à la totalité de ses écrits, publiés ou pas. Or, la notion d’honneur ne s’y trouve théorisée explicitement qu’à la fin, dans L’Esprit des lois, tandis que dans les écrits antérieurs de Montesquieu on ne repère que des références éparses, en l’absence d’une conceptualisation digne de ce nom : avant L’Esprit des lois on a, pour ainsi dire, le mot d’honneur, dans sa signification plus ou moins courante, plutôt que l’idée d’honneur, du moins dans le sens nouveau et précis que le dernier chef d’œuvre lui confère. Comment donc traiter du concept d’honneur avant L’Esprit des lois ? c’est-à-dire, de quelque chose qui apparemment n’existe pas, ou du moins ne se donne pas immédiatement à l’observation ? Pour sortir de cette impasse, Bonzi décompose son objet en cinq « noyaux thématiques », en désignant par là des questions ou des groupes de questions liées à la notion d’honneur : la distinction, la dynamique interne des sociétés politiques, le pouvoir, la liberté et la noblesse. Or, ces « noyaux » sont bien présents en proportions variables dès les premiers écrits de Montesquieu, ce qui permet, ou du moins devrait permettre, de suivre le parcours conceptuel qui a abouti à l’honneur de L’Esprit des lois. Cette enquête « génétique » (selon la définition de l’auteur) est présentée en six étapes chronologiques, une par chapitre.

Le livre s’ouvre sur les écrits de jeunesse (1715-1721) : les réflexions sur la notion de système et sur les rapports entre le tout et les parties dans les discours scientifiques, celles sur le peuple dans la Dissertation sur la politique des Romains dans la religion, celles enfin sur l’éducation morale de l’homme politique (Éloge de la sincérité, Discours sur Cicéron) sont signalées par Bonzi comme des éléments qui contribuent plus ou moins directement, depuis le début de l’activité de Montesquieu, à une analyse du fonctionnement interne des sociétés politiques. Après le chapitre consacré aux Lettres persanes, dont l’auteur met en évidence surtout la conception du pouvoir comme « résultat du concours de plusieurs volontés » (p. 107) et les accents anti-hobbesiens de la « fable des Troglodytes », le discours entre dans le vif du sujet avec la production des années 1720, notamment le Dialogue de Sylla et d’Eucrate et l’inachevé (et perdu)Traité des devoirs. Que ce dernier ait marqué un moment important dans l’itinéraire de Montesquieu, le prouve à lui seul le fait qu’il n’hésita pas à en refondre des parties dans des passages cruciaux de L’Esprit des lois. Bonzi y voit un véritable tournant, le passage d’une conception de la politique encore néo-stoïcienne ou néo-cicéronienne, fondée sur la valeur de l’intégrité morale de l’homme politique et sur la conviction que « les individus seuls font l’histoire » (p. 394 ; autres formulations aux pages 188 et 205), à un paradigme différent, qui prenne de plus en plus en compte la complexité de la réalité politique et le poids que des facteurs « impersonnels » (historiques ou autres) exercent sur celle-ci. L’opuscule inachevé De la politique (autour de 1725), compris à l’origine dans le Traité des devoirs, permettrait de saisir ce moment : prenant pour cible polémique Richelieu, Montesquieu y introduit en effet la « thématique de la causalité historique » (p. 187), c’est-à-dire plus précisément celle de la nature complexe de cette causalité, et exprime son scepticisme sur les capacités de prévision des « grands politiques ». Ce serait là selon Bonzi l’abandon d’un modèle de l’action politique fondé sur la sagesse et la prudence, auquel Montesquieu était resté fidèle jusqu’alors : « La prudence humaine se réduit à bien peu de chose… » (De la politique, cité à la page 189).

La voie qui amène à l’honneur de L’Esprit des lois paraît désormais ouverte. L’expérience des voyages y apporte les observations sur le rôle social et politique de la noblesse (surtout italienne et surtout corrompue), et la connaissance du système politique et de la liberté des Anglais ; les Considérations sur les […] Romains, une épistémologie de la causalité historique, qui met hors jeu à la fois le rôle du hasard et celui de l’intentionnalité. Avec le sixième chapitre, le plus long du livre, nous parvenons enfin à L’Esprit des lois. Federico Bonzi prodigue dans le commentaire des traits saillants du concept d’honneur développé dans cet ouvrage. À partir des deux définitions données par Montesquieu (« le préjugé de chaque personne et de chaque condition », dont « la nature […] est de demander des préférences et des distinctions » : III, 6 et 7), Bonzi avance d’abord l’hypothèse d’un double mode de fonctionnement de ce principe, fondé d’une part sur la sémantique du prestige et de l’apparence (l’honneur « faux ») et de l’autre sur le rôle social et politique de la noblesse. À la fois singulier (« chaque personne ») et lié à une société de rangs, propre à la noblesse mais capable de faire mouvoir « toutes les parties du corps politique », l’honneur représente aux yeux de Montesquieu l’alternative moderne à la vertu et en même temps un rempart pour la liberté contre les abus du pouvoir. Les effets préterintentionnels typiques de l’honneur selon Montesquieu permettent ensuite à l’auteur de mettre ce principe en parallèle avec l’activité économique, en soulignant aussi sa fonction de promotion d’une certaine mobilité sociale. Finalement, l’auteur discute la question du statut moral de l’honneur : concept purement procédural et moralement vide, ou principe doué d’une certaine moralité ? La distinction entre l’honneur, les honneurs et les richesses, ainsi que le fait que l’honneur, loin de se réduire à des pratiques bizarres et arbitraires, suit un code de règles et donc n’est pas dépourvu d’une certaine rationalité (voir le « point d’honneur » du livre XXVIII), sont les éléments qui font pencher Bonzi pour la deuxième option : c’est justement en cela que consisterait aussi à son avis la différence principale entre la position de Montesquieu et celle de Mandeville.

Au-delà des nombreuses analyses ponctuelles, l’auteur insiste beaucoup (et non sans quelques redondances) sur trois aspects plus généraux de sa démarche, qui méritent donc un bref commentaire. Le premier aspect concerne ce que Bonzi appelle le « point de vue génétique ». Ce point de vue implique que, pour étudier une notion quelconque chez un auteur, loin de se limiter à une partie de son œuvre, voire à un seul ouvrage – fût-il L’Esprit des lois –, on doit examiner un corpus plus large, coïncidant à la limite avec toute sa production. Ce procédé répond à une exigence tout à fait raisonnable, et il faut reconnaître à Bonzi le mérite d’avoir prolongé et parfois aussi critiqué les études existantes sur l’honneur grâce précisément à l’adoption courageuse de cette perspective plus vaste. Mais il ne faut pas prendre la prescription de méthode trop à la lettre. Aborder une œuvre dans sa totalité (et sans distinguer trop entre les différents matériaux textuels : écrits d’occasion, cahiers privés, notes préparatoires, variantes manuscrites, ouvrages imprimés, etc.) ne signifie pas forcément que toute l’œuvre, ou presque, soit pertinente, comme F. Bonzi parfois le laisse croire. Il est vrai que le mot et l’idée peuvent être dissociés (l’absence du mot n’implique pas forcément l’absence de l’idée), mais on ne peut pas négliger le fait que l’auteur a choisi d’exprimer une idée par un mot précis seulement à un certain moment de sa démarche. Autrement dit, si l’« honneur » est théorisé seulement dans L’Esprit des lois, il y a peut-être une raison pour cela, et il serait prudent de ne pas écarter d’emblée la possibilité que, avant cette théorisation (certes complexe et stratifiée), l’« honneur » au sens fort et spécifique de ce mot tout simplement n’existe pas dans l’univers conceptuel de Montesquieu. D’ailleurs, la « critique génétique » à laquelle F. Bonzi renvoie naît comme étude des manuscrits littéraires (et non des concepts), avec le but de montrer que le texte final n’est pas nécessairement l’achèvement parfait d’une genèse. Est-il possible de reconstruire la genèse d’un concept de la même façon qu’on retrace la genèse d’un manuscrit ? Or l’auteur tend à remplacer cette sensibilité pour les écarts entre la « genèse » et le « résultat », typique de la critique génétique des manuscrits, avec une reconstruction systématique qui finit justement par voir dans l’honneur l’aboutissement d’un processus d’élaboration de longue haleine : « l’honneur de L’Esprit des lois répond, de façon systématique, à des exigences qui ont été mises en lumière tout au long du parcours intellectuel de l’auteur » (p. 340). Ainsi, malgré quelques précautions méthodologiques, une certaine téléologie est inévitable, même si elle est involontaire, et les hésitations terminologiques de l’auteur face au processus qu’il décrit (développement, aboutissement, élaboration, émergence ?) en sont probablement le symptôme.

En deuxième lieu, se pose la question des résultats proprement historiographiques obtenus grâce à cette méthode. En effet, les doutes qu’on vient d’exposer n’auraient pas une grande importance si la reconstruction de Bonzi aboutissait à des résultats incontestables. Son livre se propose de montrer l’émergence du concept d’honneur chez Montesquieu (p. 18), une émergence où l’on peut voir aussi la « raison d’être » de cette notion (p. 390). On peut se demander alors en quoi consiste précisément la portée explicative de ce recours à l’émergence ou à la genèse. Deux réponses possibles se font jour dans l’enquête de F. Bonzi, deux réponses qui ne s’excluent pas, même si elles ne répondent pas à la même logique. D’une part, le concept de l’honneur est présenté comme étant l’effet à long terme (ou la « transposition » dans L’Esprit des lois, p. 42) de la discontinuité qui aurait marqué la pensée de Montesquieu autour de 1725, avec le changement de paradigme dans la conception de la réalité politique évoqué ci-dessus : « l’honneur a le mérite de garder la mémoire du changement survenu lors des années 1720 dans l’œuvre de Montesquieu » (p. 13). De l’autre, l’honneur est interprété comme étant le point de rencontre (la synthèse ?) entre plusieurs questions rencontrées par Montesquieu dans sa carrière : les cinq « noyaux thématiques » (distinction, dynamique politique, pouvoir, liberté, noblesse) seraient des fils qui s’entrelacent graduellement jusqu’à trouver justement dans l’honneur le nœud capable de les serrer tous – « le concept qui remplit plusieurs exigences théoriques émergeant tout au long du parcours intellectuel de Montesquieu » (p. 38). La discontinuité soulignée dans la première réponse semble s’opposer à la gradualité/continuité impliquée par la seconde. Mais le problème ne consiste pas tellement dans cette opposition, car on pourrait toujours penser que la relation graduellement établie entre les noyaux thématiques est devenue plus étroite à des moments cruciaux (1725, 1748). La vraie difficulté dépend plutôt des réserves que les deux réponses suscitent. Dans le premier cas, il s’agit surtout de l’accent mis sur la « discontinuité » des années 1720, dont De la politique serait l’expression : sans nier l’intérêt de cet écrit, pourtant inachevé et dicté par une intention polémique (contre Richelieu, modèle de ce qu’on appelait à l’époque la « politique », au sens étroit), il ne paraît pas nécessaire d’y voir une césure avec la conception de la politique (cette fois au sens large) soutenue par Montesquieu lui-même antérieurement. Il est par contre parfaitement possible de décrire les remarques sur la causalité historique que Montesquieu commence à exprimer à cette époque comme un élément d’un processus d’enrichissement graduel, qui connaîtra d’autres étapes et qui complète et prolonge sans les renier les perspectives de jeunesse (l’admiration jamais interrompue pour le stoïcisme et ses bénéfices en politique – les Antonins – n’en est qu’un exemple). Quant à la deuxième réponse, c’est la méthode même des « noyaux thématiques » qui paraît discutable : non seulement la liste de ces noyaux est construite rétrospectivement, mais surtout elle décrit un domaine si large, qu’il paraît assez difficile de trouver une partie de l’œuvre de Montesquieu où au moins un de ces noyaux ne soit présent, plus ou moins explicitement. L’efficacité explicative de cette démarche en est considérablement réduite, dans la mesure où on a l’impression que tous les chemins mènent à Rome (c’est-à-dire à l’honneur).

Le troisième et dernier point concerne une des thèses du livre dont l’auteur lui-même revendique ouvertement l’originalité, c’est-à-dire que le changement des années 1720 consisterait dans le passage d’une conception de la politique centrée sur l’individu à une vision plus impersonnelle, où la possibilité pour l’individu d’agir dans (et sur) l’histoire paraît fortement restreinte et conditionnée par des macro-facteurs qui dépassent les acteurs individuels et leurs intentions. Que l’attention pour les mécanismes préterintentionnels et pour la complexité des institutions humaines soit une des acquisitions majeures que nous devons à Montesquieu est une affirmation difficile à contester. De ce point de vue, la thèse de Bonzi est donc parfaitement acceptable. À plus forte raison on ne voit pas la nécessité de souligner ce point en introduisant la « catégorie de l’impersonnalité ». D’un côté, prêter à Montesquieu (avant 1725) une conception de l’action politique toute centrée sur l’individu paraît exagéré (d’autant plus que « le modèle de la morale ancienne », et notamment stoïcienne, ne se prête pas vraiment à une telle lecture « individualiste »). De l’autre, l’attention de Montesquieu pour les aspects dits « impersonnels » des sociétés humaines n’a jamais exclu à ses yeux la possibilité pour l’« individu » (par exemple, pour le législateur) d’agir dans l’histoire : à condition, bien sûr, de comprendre toute la complexité de la réalité et de connaître d’une façon adéquate les « rapports » qui à la fois permettent et limitent le processus de formation de n’importe quelle institution humaine. Dans L’Esprit des lois, Charlemagne ou les Antonins peuvent être nommés parmi les témoignages historiques de cette sagesse politique, dont Richelieu reste l’exemple négatif. L’application à Montesquieu de la notion d’« impersonnalité », aujourd’hui un peu à la mode en philosophie politique, est donc discutable.

Le livre de Bonzi est sans doute le fruit d’un remarquable effort de recherche. Il a le mérite de mettre en évidence toute la densité théorique et historique de la catégorie de l’honneur. Il nous rappelle également l’importance de lire Montesquieu à partir d’une perspective vaste, qui ne se renferme pas dans un seul moment ou dans un seul ouvrage et qui n’hésite pas non plus à proposer d’interprétations d’ensemble – bref, à nous « faire penser ».

Giovanni Paoletti

Université de Pise